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Full text of "L'Époque : ou, Les soirées européennes; sciences, littérature, voyages, critiques littéraires, théâtres"

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University  of  Ottawa 


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<^  Cfd^4xirh^, 


^•^  : 


L'ÉPOQUE 


ou 


LES  SOIREES    ElROPEEIV]\ES. 

Sciences  ^  Littérature  ^  Voyages  5  Critiques 
littéraires  ^  Théâtres  ^  etc« 


DIRECTEUR, 

.lll.-3.-a.  Juin  ïi'aUue. 

TOME     XI. 

SÉRIES   DE  JUIN,   JUILLET,    AOUT   ET    SEPTEMBRE   RÉUMES. 


/     30  francs  pour  Paris. 
Prix  ,  par  an....     <     55  francs  pour  la  province. 
V     45  francs  pour  l'étranger. 

Su  Mois  :  16  fr.  —  \S  fr.  —  24  fr. 


On  s'abonne  à  Paris  ^ 

RUE     PIERRE-SARRAZIN,    N*     2, 

rRÈ8  UK   l'École  et  MitDEcinE. 


1835. 


TABLE  DES  MATIERES 

COISTESUES  Da>S  LE  DEUXIÈME  VOLUME 

DE    L'ÉPOQUE. 


SCIEACES. 

Philosophie  pratique  de  Melchior  Gioja.  par  M.  A.   Juin ij,  43-i 

Fragment  du  troisième  dialogue  da  Phédon  de  MendeUhon,  sur  l'immortalité  de  l'âme. 

par  M.   F.  Uot*fer 3^ 

La  Chimie  (Etudes  sur),  par  M.  le  comte  Xlilon 5-5 

LITTÉEITIRE. 

L'Assaut,  épisode  de  la  guerre  d'Esp^igue  (  Irad.  de  l'allemand  ' i 

Les  Templiers  modernes  ,  par  M.  A.  Juin  d'Alias ôi 

Cartulaires  de  la  Chartreuse  de  Saiut-Hugou 5ï 

De  la  tour  de  Laval  et  du  Vampirisme  . 69 

Les  rôles  de  femmes,  créés  par  Shakespeare,  par  M.  A.  Eouzenol 78 

MM.  de  Lamartine,  de  Lamennais,  et  M***  Lebot o^ 

Pauline,  par  MM.  Maréchal  et  Payen 117 

Une  Consultation  de  médecins  ^  Monthly  magaiiae  ^ i5S 

Le  Cygne,  légende  nomegienne,  par  A.  de  ïromliti i55 

Un  Voyage  dans  les  mers  du  Jiord  (Roman  maritime  ),  i"  partie iq5 

La  Lune  de  miel  et  la  Lune  de  sang  ,   par  M.    Kœnig aaq 

Théâtres  asiatiques  ;  du  drame  sanscrit,  par  M.  Henry  Bertau aôq,   4S 

Jean  Maillard,  drame  en  prose,  par  M.  PelahodJe ,, ù6\  ,  3- 

Etndes  sui-  la  poésie  contemporaine  .  par  M.  Kœnig a 85 

Contes  populaires  de  l'Allemagne  ^  suite  ),  par  M.  le  comte  de  Corberon 5iQ.  55 

Les  Vieui  garçons  ;^  traduit  de  l'anglais  ) 54ii 

Gertrude  de  \\  iomiug,  poème  traduit  de  Campbell,  par  M.  Henrv  B 54S 

Guillaume  Coquillard,  par  M.  de  Santenl 4i3 

Mépliistophélès  en  Angleterre,  ou  les  Confessions  d'un  premier  miuistre,  par  M.  Henrr  B.  47Ô 

Du  roman  d'.\ntar 5 1 S 

Numismatique  de  la  pensée,  par  M.  Auguis,  députe ô5o 

Saint-GeruKiiu  1  Auxerrois,  par  M^"^  Augustine  Gombault 5t5ù 

HISTOIRE  ET  VOYAGES. 

Mœurs  des  îles  de  Noukabira,  par  M.  Alberl-Moutémont gi 

Visite  aux  grottes  d  Homère,  par  M.  le  comte  de  Corberon »i8 


Voyage  d'exploration  sur  les  côJes  d'Afrique  (  Moullily  rcview  ) 218 

Notes  recueillies  pciulant  un  voyage  à  Coustanlinople  (Iraduil  de  l'anglais) 5o5 

Al-^er  et  les  États  barbarcsques,   (traduit  de  l'anglais.) 3i5 

Relation  du  voyage  du  capitaine  Ross  (traduit  de  l'anglais) 367 

POÉSIES. 

I^e  Pardon,  par  M.  le  comle  de  Peyronnet io5 

Réponse,  par  M.  J.P.  Veyrat 106 

Noire  époque ,  satire 1 09 

Le  Moraliste,   fable 112 

Desperalio,  par  M.  J.  Kœnig.  .  ^    1 14 

Le  Nuage,  hymne  persan  ,   par  AlBehîmaï 281 

Le  Poète  à  Sainte-Bouve,  par  M.  J.  Kœnig 283 

Le  Dernier  homme,  par  M.  Albert-Montémont 4^2 

La  Vie ,  par  le  romte  Jules  de  Vaumale . 697 

.Souvenirs  ,  par  M.  J.  Kœnig 602 

La  Fille  de  lAveugle,  par  M,  V.  Maricot 6o4 

BEAUX. ARTS. 

Du  Beau  dans  les  arts  (  second  article  ),  par  M"^  de  Lernay 428 

CRITIQUE  LITTÉRAIRE. 

Œuvres  de  M™*  Manceau 124 

Benvenuto  Cellini,  par  M.  Juin  d'Alias i52 

Almaria  ,  par  M.  le  comte  Jules  de  hességuier 607 

Une  Apostasie,  par  M.  E.  de  Lacombe 628 

Bulletins  bibliographiques 291 ,    45S 

CRITIQUE  THÉÂTRALE. 

Revue  théâtrale,  par  M.  Henry  Bertau i46,  5oi,  465,  628 


FIN     DE     LA    TABLE. 


lnr,>iiim'iiede   LOURGOGNKel  MARTllNkT,  rue  du  Colombier,  u-  5o. 


* 


ou 


LES  SOIREES  EUROPEENNES. 


^. 


(  iTraiiuctians  ^f  l'anjjlats.  ) 


MÉPHISTOPHÉLES  EN  ANGLETERRE 


ou 


LES  CONFESSIONS  D'UN  PREMIER  MINISTRE. 


Ce  livre,  qui  vient  de  paraître  en  Angleterre,  y  a  produit  une  grande 
sensation.  C'est  une  satire  en  deux  volumes,  écrite  avec  un  grand  ta- 
lent, et  qui  embrasse  tous  les  sujets  populaires  du  jour.  Les  abus  y  sont 
signalés  et  poursuivis  sans  ménagement;  les  ridicules  présentés  de  la 
manière  la  plus  piquante;  et  ce  qui  rend  surtout  dangereux  les  coups 
de  l'écrivain,  c'est  que  le  plus  grand  nombre  de  ses  observations  est 
plein  d'à  propos  et  de  justesse.  L'aristocratie  de  Londresne  pardonnera 
point  à  l'auieur  de  Méphistophélès  les  vérités  un  peu  dures  qu'il  a  fait 
arriver  à  son  adresse  ;  en  retour,1a  malignité  publique  a  déjà  popularisé 
une'grande  partie  de  ses  jugemens,  et  assuré  à  son  œuvre  une  vogue 
longue,  et,  nous  osons  le  dire,  méritée. 

Le  héros  de  ce  roman  est  un  jeune  homme  d'origine  anglaise,  qui 
vient  de  lerminer  ses  éludes  à  l'université  de  Guttingen.  Un  étudiant 
allemand,  avec  lequel  il  a  formé  une  liaison  intime,  l'entraîne  dans  le 
plus  complet  faiali-.me,  et  finit  par  lui  avouer  qu'il  est  Méphistophélès 
en  personne.  Le  jeune  fou  se  donne  au  malin  esprit,  à  condition  que 
2.  ..  32 


474 

ses  moindres  désirs  seront  satisfaits.  Notre  héros  commence  sa  carrière 
diabolique  par  un  coup  d'éclat  ;  une  belle  jeune  fille  est  la  première 
victime  sacrifiée  à  ses  passions  indomptables  ;  il  l'obtient  par  un  meur- 
tre, et  s'en  débarrasse  ensuite  d'une  manière  non  moins  violente.  Jeté 
dans  une  prison  compic  coupable  d'assassinat,  Mépbistopliélès  vient  le 
soustraire  au  sort  qui  l'attend ,  et  ils  partent  ensemble  pour  l'Angle- 
terre. C  est  dans  cette  contrée  que  notre  Faust  moderne  et  son  digne 
compagnon,  qui  se  fait  passer  pour  un  prince  allemand,  continuent  à 
mener  leur  vie  aventureuse  et  fantastique.  Leurs  regards  pénétrans  pla- 
nent sur  la  société  anglaise,  démasquent  tous  les  visages,  mettent  à  jour 
tous  les  abus  ,  et  dissèquent  sans  pitié  ce  corps  moitié  barbare,  moitié 
corrompu  ,  qu'on  appelle  la  civilisation  britannique.  Pendant  ce  temps 
le  prétendu  prince  allemand  n'épargne  ni  les  leçons  ni  les  conseils  à 
son  élève  :  «  Si  tu  as  le  courage,  lui  dit-il,  de  regarder  sans  crainte 
devant  toi ,  je  te  ferai  connaître  le  mécanisme  secret  de  ce  monde  dont 
ta  fais  partie.  Je  t'instruirai  dans  les  mystères  de  la  nature,  et  te  la 
ferai  voir  dans  toute  sa  nudité.  Je  serai  ton  esclave  ,  ton  serviteur,  ton 
protecteur,  ton  maître  ,  ton  ami.  Rien  ne  te  sera  refusé  ;  tous  tes  désirs 
seront  remplis;  tés  projets  les  plus  ambitieux  réalisés  à  l'instant.  Plai- 
sirs, beauté,  richesses,  renommée  ,  puissance  ;  tout  cela  t'appartiendra 
sans  réserve.  Et  si  tu  veux  te  débarrasser  des  liens  qui  retiennent  en- 
core ton  àme  dans  l'esclavage,  si  tu  veux  obtenir  une  puissance  sans 
bornes,  je  te  mènerai  près  d'un  de  mes  amis  qui  te  dépouillera  des 
préjugés  terrestres  qui  sont  encore  attachés  à  ta  simple  nature.  » 

I\lcphistopliélès  conduit  son  élève  dans  toutes  les  assemblées,  dans 
tous  les  lieux  publics,  et  à  chaque  pas  s'offrent  à  eux  de  nouveaux 
sujets  de  discussion  et  de  remarques.  La  presse  quotidienne  ne  pouvait 
échapper  à  leur  observation  :  voici  les  réflexions  que  fait  l'auteur  sur 
cet  objet ,  dès  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Londres  : 

«  Notre  conversation  était  limitée  et  fort  peu  intéressante  ;  aussi, 
après  le  déjeuner  ,  nous  eûmes  tous  deux  recours  aux  journaux  du 
matin.  Je  jetai  les  yeux  sur  le  Moming-post ,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir 
notrcarrivéesignalée  avec  complaisance  par  cet  oracle  dubeau  monde. 
Méphislophélès  pritle  //(VYi/^/.Jencpuis,  lui  dis-je, revenir  de  monéton- 
nement,  en  voyant  l'influence  extraordinaire  que  la  presse  publique 
possède  dans  ce  pays.  —  Cela  ne  me  paraît  nullement  étrange,  répliqua 
mon  compagnon  ;  quelques  pays  sont  ù  lu  dévotion  des  prêtres;  d'au- 


475 

très  subissent  l'influence  militaire;  quant  à  l'Angleterre,  elle  est  gou- 
vernée par  ses  journaux. Tout  Anglais  qui  sait  lire  parcourt  chaque  jour 
son  journal  ;  ceux  qui  n'ont  point  reçu  cette  instruction  se  les  font  lire 
par  d'autres;  et  comme  il  est  peu  de  personnes  qui  veuillent  se  donner 
la  peine  de  penser  par  elles-mêmes,  la  presse  journalière  exerce  un 
pouvoir  politique  que  vous  regardez  comme  extraordinaire,  mais  que 
je  considère,  moi  ,  comme  très  naturel. 

»  Il  y  a  à  Londres  cinquante-cinq  journaux  ,  dont  treize  sont  quoti- 
diens, et  quarante-deux  paraissent  une  ou  plusieurs  fois  par  semaine. 
on  en  publie  cent  quatre-vingt-treize  dans  les  provinces;  l'Ecosse  en  a 
quarante-six,  et  llrlande  soixante-quinze,  ce  qui  forme  un  total  de  trois 
eent  soixante-neuf  journaux,  qui  se  distribuent,  l'un  portant  l'autre, 
à  un  millier  au  moins  d'individus,  chacun;  supposons  que  chacune  de 
ces  feuilles  passe  sous  les  yeux  de  dix  personnes,  ce  qui  forme,  assuré- 
ment, l'appréciation  la  plus  basse  possible,  surtout  quand  on  consi- 
dère que  les  lecteurs  de  journaux  sont  presque  innombrables  dans 
beaucoup  de  cafés  et  de  tavernes ,  et  nous  aurons  un  total  d'environ 
trbis  millions  six  cent  quatre-vingt-dix  mille  lecteurs  de  journaux. 
Remarquons  encore  que  les  vendeurs  de  feuilles  publiques  les  prêtent 
au  dehors,  à  tant  par  heure,  à  différens  individus;  et  que  presque 
tous  les  journaux  passent  de  main  en  main,  à  des  acheteurs  particu- 
liers, jusqu'à  ce  qu'ils  tombent  en  lambeaux.  j\Iais  ce  n'est  pas  tout  : 
les  Magazines  et  les  Revues  sont  encore  des  journaux  politiques  ;  le 
chiffre  de  leur  vente  varie  de  cinq  cents  à  douze  mille;  et  ils  ont  un 
cercle  de  lecteurs  non  moins  nombreux  que  ceux  de  leurs  confrères 
qui  sont  exclusivement  consacrés  aux  affaires  du  jour.  Il  faut  encore 
mettre  en  compte  les  divers  extraits  des  grands  journaux  qui  se  pu- 
blient sur  feuilles  volantes,  de  même  que  les  journaux  à  bon  marché, 
destinés  à  l'instruction  politique  des  pauvres.  H  y  a  donc  au  moins  cinq 
millions  d'individus,  sur  lesquels  la  presse  publique  exerce  une  in- 
fluence marquée.  C'est  là,  assurément,  un  puissant  instrument ,  mais 
qui  a  besoin  d'être  employé  par  des  mains  habiles.  Quand  il  est  bien 
dirigé ,  rien  ne  saurait  lui  résister.  Heureusement  pour  le  gouverne- 
ment, qu'une  grande  partie  de  la  presse  est,  d'une  façon  ou  d'autre, 
placée  sous  son  contrôle,  et  que  le  reste  des  journaux  politiques,  oc- 
cupés le  plus  souvent  à  se  quereller  entre  eux ,  ne  sont  point  aussi 
dangereux  qu'ils  pourraient  l'être.  Néanmoins  les  ministres  sont  sou- 
vent très  embarrassés  en  face  de  ce  pouvoir  rival.  La  presse  jouissant 

32 


476 

d'une  liberté  illimitée,  attaque  les  actes  du  gouvernement  dans  des 
termes  qui  donneraient ,  dans  beaucoup  d'autres  pays,  naissance  à  une 
rébellion.  Tout  caractère  public  qui  se  dessine  sur  une  ligne  politique 
différente  de  celle  qui  est  prônée  par  une  partie  des  journaux  quoti- 
diens ,  est  sur  d'être  diffamé.  Toute  la  vie  publique  d'un  ministre  est 
dévoilée,  commentée  et  attaquée  sans  relâche  ;  son  existence  privée 
échappe  rarement  à  la  malice  de  ses  ennemis;  sa  personne  est  tournée 
en  ridicule ,  et  sa  famille  ainsi  que  ses  amis  sont  voués  au  mépris  et  à 
la  risée  du  public?... 

—  Je  ne  suis  point  du  tout  de  votre  avis,  lui  dis-je  en  jetant  les 
journaux  loin  de  moi,  et  secouant  ma  pipe,  que  l'habitude  avait  pres- 
que rendue  nécessaire  à  mon  existence  ;  vous  vous  hâtez  trop  de  con- 
damner le  journalisme.  La  presse  publique  d'Angleterre  est  aussi  mo- 
rale que  son  influence  politique  est  puissante. 

—  Oh!  très  morale;  dit  mon  compagnon  avec  un  de  ces  sourires 
qui  n'appartenaient  qu'à  lui.  Lisez  dans  les  journaux  l'article  des  tribu- 
naux, les  comptes  rendus  des  procès  pour  enlèvemens,  conversations 
criminelles  ou  séductions  :  comme  ils  se  plaisent  à  en  rapporter  les 
moindres  détails!  Comme  leurs  tableaux  sont  soignés  et  intéressans! 
Quel  est  le  jeune  homme,  et  même  le  vieillard  qui  n'éprouve  un  plai- 
sir réel  à  cette  lecture?  Sans  doute  ce  plaisir  prend  sa  source  dans  l'a- 
mour de  la  vertu  !  maintenant  parcourez  le  contenu  de  quelques  unes 
des  feuilles  publiques  qui  sont  exclusivement  destinées  à  l'édification 
des  lecteurs  du  dimanche,  et  qu'on  lit  avant  ou  après  l'heure  des  of- 
iices  religieux.  Combien  les  mœurs  ont  à  gagner  à  la  vue  de  ces  ta- 
bleaux pu  les  vices  du  grand  monde,  et  les  crimes  des  basses  classes  de 
la  société  sont  peints  avec  des  couleurs  si  animées  et  si  brillantes  ! 
Comme  une  jeune  fille  doit  se  rattacher  à  la  vertu  ,  en  lisant  l'histoire 
de  l'intrigue  de  lady  *'*  avec  son  laquais!  qu'un  jeune  homme  doit  ai- 
mer les  principes  qu'une  éducation  sévère  lui  a  inculqués,  lorsqu'il  a 
sans  cesse  devant  les  yeux  quelque  récit,  toujours  de  plus  en  plus  pi- 
(I liant ,  des  aventures  galantes  d'un  roué  de  bon  ton! 

Tout  cela  peut  être  vrai,  lui  dis-je,  mais  il  n'y  a  que  quelques 

iournaux  de  cette  espèce,  et,  en  définitive,  je  ne  saurais  blâmer  ce 
mode  intéressant  de  publication. 

Ils  Ibut  la  fortune  de  leurs  propriétaires,  répliqua  mon  compa- 
gnon; car  ces  feuilles  si  morales  sont  bien  plus  répandues  que  celles 
(lui  n'offrent  point  le  même  genre  d'intérêt.  Aussi,  ne  croyez  pas  que 


477 

j'attache  peu  de  valeur  à  ces  publications  :  elles  me  paraîtront  tou- 
jours, au  contraire,  utiles,  précieuses,  et  agréables,  et  je  ne  cesserai 
de  les  encourager  de  tout  mon  pouvoir.    » 

Parmi  les  lieux  publics  que  visitent  Herbert  et  son  diabolique  asso- 
cié, l'opéra  se  trouve  en  première  ligne. 

«  Rien  n'est  moins  musical  que  les  oreilles  anglaises,  dit  le  pré- 
tendu prince  allemand.  Voici  une  chanteuse  ,  dont  la  voix,  de  soprano 
est  aussi  fausse  que  possible,  et  cependant  on  porte  son  talent  aux 
nues;  et  plus  le  ténor  s'embrouille  au  milieu  de  notes  vides  et  pom- 
peusement insignifiantes,  plus  l'admiration  qu'il  excite  est  grande, 
plus  les  applaudissemens  de  ses  auditeurs  sont  bruyans  et  nombreux.  Les 
meilleures  troupes  de  chanteurs  anglais  ne  pourraient  paraître  sur  les 
moindres  théâtres  de  l'Allemagne.  L'orchestre  de  l'Opéra  ,  auquel  sont 
attachés  tant  de  grands  artistes  étrangers  et  du  pays,  ne  paraît  point 
comprendre  la  valeur  de  l'expression  musicale.  Il  rend  avec  une  per- 
fection machinale  les  partitions  qui  lui  sont  familières  ;  mais  quand  il 
se  hasarde  à  exécuter  les  œuvres  de  quelque  grand  harmoniste,  celles 
de  Mozart ,  par  exemple  ,  il  le  fait  à  contre-temps ,  sans  précision  ,  sans 
énergie  ,  et  surtout  sans  cette  expression  savante,  qui  est  cependant  à 
la  musique  instrumentale  ce  qu'une  heureuse  opposition  d'ombres  et 
de  lumière  est  à  la  peinture.  » 

Méphistophélès  passe  ensuite  en  revue  les  spectateurs  qui  se  réunis- 
sent le  plus  ordinairement  dans  ce  temple  de  l'harmonie  et  de  la  mode 
en  Angleterre  ;  et  plus  d'une  célébrité  fashionable  de  la  capitale  du 
royaume-uni  est  traitée  sans  beaucoup  de  cérémonie  dans  quelques  uns 
des  portraits  qu'il  en  fait.  Sous  des  noms  et  des  titres  fictifs,  les  lec- 
teurs reconnaîtront  sans  peine  lord  Grey  ,  lord  Segrave  ,  lady  Harring- 
ton  ,  lady  Jersey;  et,  après  eux,  mistress  Norton,  lord  Brougham  , 
I\L  Rogers ,  lord  Mulgrave ,  le  duc  de  Devonshire  ,  la  duchesse  de  Bed- 
ford  ,  lord  Adolphe  Fitz-Clarence ,  M.  Sutton,  la  duchesse  de  St.-Al- 
bans,  et  un  grand  nombre  d'autres  héros  du  jour. 

A  propos  d'une  autre  représentation  théâtrale,  nos  voyageurs  ne  se 
font  point  faute  de  remarques  et  d'observations  satiriques: 

«  Deux  pièces  furent  représentées  ce  soir-là;  l'une  était  la  traduction 
d'une  farce  française  jouée  par  des  acteurs  anglais,  l'autre  était  un 
ballet  dansé  par  des  artistes  du  continent.  La  première  était  un  déve- 
loppement humoristique  d'un  des  sujets  les  plus  scabreux  ;  la  seconde 


478 

mettait  en  scène ,  de  la  façon  la  plus  gracieuse ,  les  images  d'un  volup- 
tueux sensualisme — . 

c  Comme  le  théâtre  est  ici  dégradé  !  m'écriai-je  ;  y  a-t-il  tellement 
peu  de  talent  naturel  dans  ce  pays ,  que  nous  dussions  aller  chercher 
en  France  nos  inspirations  et  nos  amusemens?  et ,  quant  à  la  morale, 
y  a-t-il  dans  la  représentation  de  ce  soir  quelque  chose  qui  y  ait  le 
moindre  rapport?  —  La  morale!  s'écria  Méphistophélcs ,  en  partant 
d'un  éclat  de  rire  tellement  bruyant  qu'il  arracha  le  gardien  de  la 
loge  au  sommeil  profond  dans  lequel  il  était  plongé  ;  mais  qu'a-t-elle  à 
faire  dans  un  théâtre?  croyez-vous  qu'on  a  voulu  faire  de  cette  salle 
une  école  de  mœurs  ;  et  que  tout  ce  que  vous  avez  ici  sous  les  yeux  est 
destiné  à  répandre  le  goût  de  la  vertu?  oh,  non!  personne  n'a  jamais 
pensé  à  cela.  » 

Les  remarques  que  fait  Méphistophélcs  sur  les  femmes  ne  sont  rien 
moins  que  galantes;  on  en  jugera  par  ce  qui  va  suivre  : 

«  Après  tout,  je  pense  que  toutes  les  femmes  se  détestent  entre  elles 
à  un  degré  plus  ou  moins  prononcé  ;  et  ,  quand  elles  ont  rencontré  un 
bon  et  solide  motif  de  haine  ,  elles  s'abandonnent  à  ce  sentiment  dans 
toute  la  sincérité  de  leur  ùme.  Lorsqu'une  femme  qui  a  joui  long- 
temps d'une  réputation  irréprochable  vient  à  prouver  par  quelque  pec- 
cadille retentissante,  qu'elle  ne  vaut  point  mieux  que  le  reste  de  son 
sexe  ,  le  monde  semble  frappé  d'étonnement  ;  cepentlant  il  n'y  a  rien 
de  bien  surprenant  dans  ce  résultat.  Ceux  qui  affectent  ie  plus  de  dé- 
votion n'ont  en  général  d'autre  but  que  celui  de  cacher  de  grands 
débordemens.  La  race  des  hypocrites  a  toujours  été  nombreuse.  Mais 
ceux  qui  commencent  par  tromper  les  autres,  finissent  par  tomber 
eux-mêmes  dans  leurs  propres  pièges...  L'amour  de  la  toilette  est  une 
passion  qui  est  naturelle  à  toutes  les  femmes.  Il  eu  a  -toujours  été  ainsi, 
et  il  en  sera  toujours  de  même.  Il  n'est  point  une  femme  au  monde  qui 
ne  regarde  la  parure  comme  une  affaire  de  la  plus  haute  imj)ortance. 
Vieille  ou  jeune,  son  cœur  éprouve,  à  la  vue  d'une  coiffure  brillante  ou 
d'un  chùle  de  prix,  de  ces  mouvemens  précipités,  qui  disent  mieux 
qu'un  millier  de  paroles  tout  le  plaisir  qu'elle  en  ressent.  Tout  cela 
est,  en  partie,  le  résultat  de  l'éducation  et  d'habitudes  dangereuses. 
Le  premier  jouet  que  l'on  met  entre  les  mains  d'une  jeune  fille  est  une 
poupée,  et  la  première  chose  (ju'elle  apprend,  c'est  à  la  parer  de  la  ma- 
nière la  plus  attrayante.  Ces  idoles  de  l'enfance,  toujours  vêtues  avec 
richesse ,  sont  le  premier  modèle  qui  frappe  l'imagination  de  leurs  pe- 


479 

ti  tes  prétresses.  Les  mères,  les  nourrices  elles  gouvernantes,  tendent 
de  tout  leur  pouvoir  à  augmenter  l'influence  fâcheuse  de  cette  première 
éducation,  en  faisant  d'une  ceinture  nouvelle  ou  d'un  joli  bonnet  l'ob- 
jet de  récompense  le  plus  désirable  ,  et  de  la  reprise  d'un  brillant  sur- 
tout ou  d'une  fraîche  chaussure  la  punition  la  plus  terrible.  A  mesure 
que  l'enfant  s'avance  dans  la  vie,  il  se  fortifie  de  plus  en  plus  dans  la 
croyance  que  la  beauté  des  vètemens  est  la  seule  chose  digne  d'admira- 
tion. La  jeune  fille  regarde  la  parure  comme  un  moyen  de  fixer  sur 
elle  l'attention ,  et  la  femme  cherche  par  elle  à  augmenter  son  pouvoir 
sur  l'autre  sexe ,  ou  à  exciter  l'envie  du  sien.  La  parure  est  le  pivot 
sur  lequel  roulent  toutes  les  actions,  tous  les  sentimens  du  beau  sexe.  » 

A  propos  des  annonces  et  avis  insérés  dans  les  journaux  quotidiens, 
voici  les  paroles  que  l'auteur  du  roman  place  dans  la  bouche  de  l'un 
de  ses  héros. 

«  L'on  rencontre  sur  ces  larges  colonnes  tout  ce  que  la  fraude,  le 
mensonge  et  la  folie  peuvent  inventer  de  plus  ridicule  et  de  plus 
étrange.  Jetez  les  yeux  sur  cette  file  bigarrée  d'avertissemens  :  l'un  offre 
de  prêter  cinquante  mille  livres  sur  bonne  garantie  ,  tandis  que  ,  peut- 
être,  il  ne  possède  pas  cinquante  pence;  un  autre  désire  vendre  un 
cheval,  garanti  sans  défaut,  et  dont  il  ne  se  défait,  dit-il ,  que  parce 
n'en  a  plus  besoin.  Et  tout  n'est  point  mensonge  dans  cet  avis,  car,  en 
effet,  le  cheval  ne  peut  plus  être  d'aucune  utilité  ,  ni  à  son  propriétaire , 
ni  à  celui  qui  serait  assez  fou  pour  l'acheter.  Un  troisième  fait  un  pom- 
peux éloge  des  vertus  de  ses  pilules  végétales,  qui,  selon  lui,  guérissent 
touteslesmaladies;àquoiileûtpuajouterunpetitcorrectif,  c'estqu'elles 
emportent  le  mal  et  le  malade  tout  ensemble.  Un  quatrième,  qui  s'an- 
nonce comme  un  type  de  désintéressement,  avoue,  de  la  manière  la 
plus  délicate,  qu'il  désirerait  trouver  une  femme  possédant  quelques 
biens  et  qui  voudrait  unir  son  sort  à  celui  d'un  gentleman  de  moyen 
âge,  jouissant  d'un  petit  revenu;  et,  en  réalité,  son  revenu  est  telle- 
ment petit,  qu'il  pouvait  le  nommer  ainsi  sans  figures  :  quant  à  son  âge, 
il  est  aussi  près  que  possible  du  terme  auquel  on  peut  raisonnablement 
espérer  de  le  prolonger.  Ici ,  un  digne  citoyen  offre  quelques  pipes  de 
vins  provenant,  dit-il,  des  plus  célèbres  crûs  étrangers;  et  il  est  tout- 
à-fait  à  même  de  parler  de  leur  mérite,  car  ils  ont  été  fabriques  dans 
ses  magasins.  Là,  un  honnête  commerçant  vend  ses  marchandises  beau- 
coup au-dessous  du  prix  qu'elles  lui  ont  coûté.  Chaque  ligne,  enfin,  où 
le  regards'arrète,  prouve  jusqu'à  l'évidence  qu'une  partie  de  la  nation 


480 

vit  des  dépouilles  de  l'autre  ,  de  même  que  telle  espèce  d'insectes  est 
dévorée  par  d'autres  membres  de  celle  grande  famille,  plus  forts  et 
plus  puissans  qu'elle.  » 

Les  brillans  hussards  anglais  ne  sont  point  épargnés  par  notre  sati- 
rique écrivain  ;  et  il  faut  avouer  que  ce  qu'il  en  dit  n'est  ni  injuste  ni 
exagéré. 

o  Yolre  ami  fait  partie  d'une  classe  nombreuse  de  militaires,  qui 
s'imagine  que  les  manières  les  plus  efféminées  ne  sont  point  incom- 
palibles  avec  les  devoirs  et  les  habitudes  d'un  bon  soldat.  En  effet,  les 
officiers  d'un  des  corps  de  l'armée  sont  cités  pour  leur  recherche  ridi- 
cule et  leurs  goûts  tapageurs.  Ils  mettent  dans  la  forme,  la  tournure  et 
l'arrangement  de  leurs  vèlemens,  autant  de  savoir-faire  et  d'impor- 
tance que  la  jeune  fdle  dans  la  parure  de  ses  poupées.  Et  quel  geiu'e 
de  costume!  il  est,  j'en  conviens,  assez  apparent  et  assez  bizarre  pour 
attirer  l'attention  en  temps  de  paix;  mais  il  ne  peut  élre  que  fort  in- 
commode sur  un  champ  de  bataille.  Du  reste,  l'impudence,  l'absur- 
dité, l'affectation,  l'insolence  ,  la  vanité,  l'égoïsme ,  un  libertinage  qui 
alarme  la  pudeur  des  femmes  honnêtes  ,  le  refus  de  donner  satisfaction 
aux  maris  qu'ils  ont  insultés,  lorqu'ils  regardent  ceux-ci  coujme  leurs 
inférieurs  ;  voilà  quelles  sont  les  qualités  précieuses  qui  distinguent  cet 
honorable  corps  de  l'armée.  » 

Les  clubs  de  Londres  les  plus  fameux  sont  caractérisés  de  la  manière 
la  plus  piquante,  et  notre  terrible  observateur  se  montre  fort  peu  in- 
dulgent pour  ces  lieux  de  réunion  où  nos  voisins  trouvent  tout  le  com- 
fortable  de  Vhomc,  sans  être  forcés  de  supporter  les  nombreux  incon- 
véniens  du  foyer  domestique. 

«  Le  luxe  énerve,  dit  l'auteur;  c'est  l'aliment  d'un  appétit  maladif, 
et,  dans  toutes  les  classes  de  la  société  ,  depuis  les  plus  haulesjusqu'aux 
moins  élevées,  on  jjeut  observer  les  ravages  terribles  que  cause  son  in- 
vasion. Le  célibataire  qui ,  au  moyen  d'une  dépense  modérée  ,  jouit  dans 
une  magnifique  iiabitation,  de  tous  les  agréniens  de  la  vie,  sait  que  le 
mariage  ne  peut  rien  ajouter  à  son  bien-cire  actuel  ;  et  même,  s'il  veut 
faire  ce  que  l'on  appelle  un  bon  mari  ,  il  doit  renoncer  en  partie  à  son 
ancienne  aisance;  aussi  continue-l-il ,  s'il  est  sage,  à  goûter  solitaire- 
ment son  bonheur.  L'homme  marié,  au  contraire,  va  thercher  dans 
les  clubs  l'oubli  des  soucis  et  des  anxiétés  qu'entraîne  souvent  avec  lui 
le  mariage;  et  ,  au  milieu  du  luxe  dont  il  est  entouré,  il  perd  de  vue 
les  douleurs  et  les  misères  (le  la  vie  de  famille.  Sa  femme  est  amaigrie 


181 
par  le  chagrin  ,  ses  enfans  gémissent ,  ses  domestiques  sont  impertinens; 
mais  que  lui  iinporle  tout  cela,  quand  il  peut  trouver  ici  de  joyeux 
associés,  et  des  serviteurs  pleins  de  politesse?  Aussi  cet  homme  passe-t-il 
la  plus  grande  partie  de  son  temps  dans  les  clubs.  Quelques  uns ,  il  est 
vrai,  y  vont  chercher  autre  chose  que  de  vaines  distractions  ;  mais  le 
résultat  est  toujours  le  même.  L'existence  des  clubs  n'accroît  point  les 
relations  sociales  autant  qu'on  voudrait  le  faire  croire.  Un  nouveau 
membre  devient  l'associé  de  cinq  cents  autres;  mais  s'il  n'a  point  de 
droits  particuliers  à  l'attention  générale,  il  pourra  dîner  avec  eux  ,  dans 
la  même  chambre,  pendant  une  douzaine  de  mois,  sans  que  personne 
remarque  le  moins  du  monde  sa  présence.  S'il  s'affilie  au  Crockforcls 
club  ^  lespersonnagesdistingués  avec  lesquels  il  désire  entrer  en  relation, 
épuiseront  sa  bourse  dans  l'espace  d'une  nuit,  de  la  manière  la  plus 
gracieuse;  mais  qu'il  se  rencontre  de  nouveau  avec  elles  ,  le  lendemain, 
et  il  se  verra  traité  avec  toute  la  morgue  et  l'impudence  dont  l'homme 
de  haute  naissance  croit  pouvoir  honorer  ceux(iu'il  regarde  comme  ses 
inférieurs.  Si   par  malheur  i!  a  du  génie,  et  qu'il  désire  entrer  à  VAthe- 
nœii/n  dans  l'espoir  d'augmenter  sa  réputation  littéraire,  il  se  verra  en- 
vironné dune  foule  de  médiocrités  ,  grandes  et  petites,  qui  sont  trop 
occupées  elles-mêmes  à   faire  valoir  leur  importance,    pour  faire   le 
moindre  état  du  mérite  d'un  rival. 

»  A-t-il  fait  un  voyage  de  quelques  centaines  de  milles,  il  a  droit  de 
faire  partie  du  club  des  voyageurs^  où  il  rencontrera  une  nuée  de  tou- 
ristes qui  n'ont  jamais  visité  les  beautés  pittoresques  de  leur  propre 
pays,  mais  qui,  par  contre,  ont  exploré  les  parties  les  plus  inacces- 
sibles du  globe,  et  qui  ont  été  témoins  de  tant  de  choses  merveilleuses, 
que  notre  nouveau  venu  ne  pourra  jeter  le  moindre  intérêt  sur  ses 
propres  aventures  ,  à  moins  qu'il  ne  fasse  xx^^zs^g  à\x privilège  des  voya geurs 
dans  toute  l'extension  que  lui  donnent  les  habitués  de  ce  club. 

i>  PossèJe-t-il  quelques  chevaux  de  prix,  et  veut-il  être  ruiné  dans  le 
moindre  espace  de  temps  possible,  il  doit  devenir  membre  du  club  des 
Jockeys,  où  il  apprendra  à  dresser  un  cheval  en  peu  de  leçons  et  dans 
toutes  les  règles  de  l'art  moderne.  Si  c'est  un  brave  officier,  que  sa  pa- 
trie reconnaissante  a  condamné  à  vivre,  si  c'est  possible,  avec  une  pen- 
sion de  demi-solde,  il  peut  se  faire  recevoir  à  Cunited  service  club,  où 
chaque  jour  on  lui  servira  une  tranche  de  mouton  accompagnée  de 
ses  indispensables  accessoires;  tandis  que,  près  de  lui,  desofficiers-géné- 


¥ 


482 

raux,  qui  n'ont  jamais  vu  une  bataille  ,  se  nourrissent  de  tout  ce  que  la 
saison  peut  offrir  de  mets  succulens  et  recherchés. 

»  Est-ce  l'auteur  de  mauvaises  pièces  qui  ont  eu  quelque  succès — un 
écrivassier  quifaitde  la  critique  marchande  —  un  chanteur  a  voix  fausse 
à  qui  l'on  donne  de  gros  appointemens  —  quelque  misérable  acteur 
mieux  rétribué  encore — ;  ou  enfin  tel  patron  généreux  des  fragilités  de 
coulisse  et  de  toutes  les  médiocrités  dramatiques;  il  trouvera  naturel- 
lement sa  place  dans  le  club  de  Garrick,  où,  en  très  peu  de  temps,  il  sera 
initié^dans  tous  les  mystères  du  mauvais  ton  et  du  mauvais  goût,  et 
pourra  dignement  lutter  en  fine  originalité  avec  Joe  Miller. 

»  Mais  si  c'est  un  procureur  sans  licence^  ou  bien  un  avocat  sans 
cause  ;  si  c'est  un  honnête  marchand  retire,  un  artiste  sans  commandes, 
un  apothicaire  sans  malades,  un  courtier  de  marchandises  avariées,  un 
faiseur  de  livres  sans  talent,  un  charpenteur  d'insipides  pièces  de 
théâtre,  un  clerc  delà  trésorerie,  ayant  une  petite  sinécure  et  de  grandes 
prétentions;  enfin  quelque  individu  que  ce  soit  qui  a  un  peu  d'argent 
à  dépenser  et  peu  de  considération  à  perdre;  ces  honorables  person- 
nages seront  reçus  à  bras  ouverts  au  Clarence-club,  où  ils  seront  assaillis 
par  une  avalanche  de  jeux  de  mots  sans  sel  et  de  méchans  calembourgs, 
et  ruinés  en  huit  jours  devant  une  table  de  whist,  à  douze  sous  ht  partie.  » 

Nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  citer  en  entier  le  passage  sui- 
vant, malgré  son  étendue  ;  c'est  assurément  l'un  des  morceaux  les  plus 
remarquables  du  livre  curieux  que  nous  examinons.  Il  est  relatif  aux 
brillans  magasins  de  Londres ,  et  à  ces  temples  de  l'intempérance 
que  les  Anglais  appellent  avec  beaucoup  de  jiistesse  les  palais  de  ge- 
nièvre. 

«  La  classe  marchande  de  Londres  se  distingue  par  un  goût  effréné 
pour  les  objets  de  parade.  Voyez  les  boutiques  qui  s'étalent  et  resplen- 
dissent dans  cette  rue  magnifique.  Quel  luxe  !  Que  de  moyens  d'attrac- 
tion !  Chaque  art  ne  semble  avoir  d'autre  but  que  celui  de  captiver  les 
yeux  :  jetez  les  yeux  sur  ces  glaces  d'une  beauté  merveilleuse  ,  sur  ces 
miroirs  éblouissans  qui  multiplient  celte  coûteuse  splendeur.  Que  de 
séductions  derrière  les  fenêtres  de  cette  riche  boutique  de  joaillerie, 
dans  ces  monceaux  de  châles  précieux  rassemblés  sous  la  colonnade  de 
ce  magasin  qui  n'a  point  de  rival  dans  le  monde.  Chapeaux,  draperies, 
coiffures  posliches,  gravures,  instrumcns  de  musique  ,  tabatières,  vais- 
selle d'or  et  d'argent ,  porcelaines,  cristaux  ,  livres,  sucreries,  coutel- 
lerie, enfin  tous  les  objets  de  luxe  ou  d'un  usage  ordinaire ,  tout  ce  qui 


483 

peut  charmer  les  sens  ou  exciter  la  gourmandise ,  s'est  ici  donné  rendez- 
vous  de  toutes  les  parties  du  globe,  et  se  trouve  exposé  avec  une  telle 
profusion,  et  d'une  façon  si  attrayante,  que  l'étranger  admire  cette  rue 
comme  une  merveille,  et  que  les  habitans  de  Londres  en  ont  fait  leur 
promenade  favorite. 

»  Cependant  ce  luxe  est  une  cause  incessante  de  ruine.  Neuf  sur  dix 
de  ces  marchands  à  la  mode  deviennent,  en  peu  de  temps,  des  banque- 
routiers. — 

«  Nous  marchâmes  quelque  temps  en  silence,  ajoute  notre  infatigable 
observateur;  et  bientôt  nous  nous  trouvâmes  en  face  d'une  maison  dont 
la  façade  déployait  toutes  les  magnificences  de  rarchitecture  corin- 
thienne :  une  superbe  horloge,  dont  le  cadran  était  disposé  de  manière 
à  indiquer  les  heures  de  nuit  comme  pendant  le  jour,  était  placé  au 
haut  de  l'édifice;  et  un  lustre  de  grande  dimension  et  de  la  plus  belle 
apparence  était  suspendu  au-dessus  de  la  porte  d'entrée.  » 

Une  foule  de  gens  du  peuple  était  rassemblée  aux  abords  de  cet  éta- 
blissement. «  Voici,  dit  mon  compagnon,  ce  qui  prouve  mieux  que 
toutes  les  paroles,  combien  le  goût  de  tout  ce  qui  a  l'apparence  de  la 
richesse  est  répandu  dans  les  plus  humbles  classes.  C'est  ici  tout  simple- 
ment une  maison  de  i^in.  Tandis  que  le  riche  déguste  le  clai-et  dans  les 
splendides  appartemens  de  son  club,  l'homme  pauvre  vient  boire  son 
genièvre  dans  une  salle  dont  les  meubles  et  les  ornemens  ont  coûté 
plusieurs  milliers  de  livres  sterling.  Le  raffinement  a  été  poussé  telle- 
ment loin  dans  toutes  les  directions,  que  le  malheureux  qui  passe  sa 
vie  à  balayer  les  trottoirs  des  rues  ,  regarde  comme  indigne  de  lui 
d'aller  s'asseoir  dans  un  cabaret  ordinaire;  il  se  rend  an  gin-palace ,  où 
il  lui  est  permis  de  s'enivrer  pour  une  pièce  de  trois  demi-pcnce. 

—  .Je  ne  puis  concevoir,  observai-je,  comment  les  dispensateurs  de 
ce  liquide  favori  peuvent  retirer  de  leur  commerce  les  moyens  de  suffire 
aux  immenses  dépenses  que  nécessite  tout  le  luxe  dont  ils  s'entourent. 

—  Ils  réalisent  une  fortune  considérable  en  peu  d'années,  me  ré- 
pondit Méphistophélès;  et  je  vais  vous  dire  comment  ils  se  comportent 
pour  arriver  à  ce  but.  La  plupart  d'entre  eux  possèdent  dans  quelque 
coin  oublié  de  Londres  une  bicoque  sans  apparence  ,  dont  ils  font  de 
petites  distilleries ,  et  où  ils  fabriquent  secrètement  une  immense  quan- 
tité du  liquide  spiritueux  qui  alimente  les  gin-palaces.  En  fraudant  les 
droits  de  sa  majesté,  ils  peuvent  vendre  l'objet  de  leur  commerce  à  un 
prix  beaucoup  moins  élevé  que  leurs  confrères  plus  scrupuleux,  ou  moins 


484 

favorisés.  Quelques  vendeurs  de  gin  sont  plus  honnêtes.  Ils  achètent 
l'esprit  dans  loule  sa  pureté  au  distillateur,  payent  les  droits  avec  la 
dernière  exactitude;  mais  ils  falsifient  ensuite  la  boisson  légale  avec  les 
plus  dangereux  ingrédiens.  Ils  ne  frustrent  point  le  roi  de  ses  revenus  ; 
ils  tuent  tout  simplement  les  sujets  de  sa  majesté.  Les  profits  des  mar- 
chandsdegenièvreproviennent  donctoutà  la  fois,  etdel'alléralion  qu'ils 
font  subir  à  l'esprit  pur,  et  des  produits  d'une  fabrication  illicite  ,  et  de 
l'immense  quantité  de  ce  liquide  que  consomme  la  classe  populaire. 
L'iiomme  qui  a  inventé  le  gin  mérite  l'immortalité.  La  poudre  à  canon 
n'a  point  produit  des  effets  comparables  à  ceux,  qui  sont  dus  à  cet  esprit 
enivrant;  la  vapeur  a  moins  de  puissance.  La  découverte  du  moine 
Bacon  peut  tuer  de  temps  en  temps  quelques  milliers  d'hommes;  mais 
\e  gin  détruit  les  neuf  dixièmes  de  la  population  pauvre  de  cette  vasie 
métropole.  La  vapeur  peut  se  glorifier  d  une  force  de  quarante  chevaux, 
mais  rien  ne  résiste  au  gin;  il  règne  partout  où  il  pénètre.  Examinez 
celui  qui  s'adonne  habituellement  à  cette  boisson;  on  peut  le  recon- 
naître sans  peine.  11  a  des  traits  cadavéreux  ;  il  est  couvert  de  haillons  ; 
il  est  en  tous  points  misérable  ;  mais  qu'est-ce  que  tout  cela  lui  fait, 
tant  qu'il  peut,  pour  la  modique  somme  de  six  liards  ,  s'abreuver  à  ce 
qui  est  pour  lui  la  source  du  bonheur?  Le  gin  est  sa  nourriiure  ,  son  vê- 
tement, sa  félicité.  Tant  qu'il  peut  trouver  dans  sa  poche  quelque  mon- 
naie de  cuivre,  il  ne  manque,  il  n'est  en  peine  de  rien.  Le  buveur  de  ^m 
quitte,  le  matin,  sa  couche  où  il  a  cherché  vainement  le  repos, et  dirige 
ses  pas  à  la  hdte  vers  le  gin-palace ,  où  il  rencontre  une  foule  de  malheu- 
reux ,  qui,  ainsi  que  lui,  viennent  retremper  leurs  sens  dans  l'oubli  de 
leur  misère  mutuelle.  Tout,  chez  eux,  porle  les  marques  de  la  plus  hi- 
deuse pauvreté.  Leurs  joues  sont  jaunes  ,  leurs  lèvres  décolorées  ,  leurs 
yeux  ternes  et  creusés,  et  leurs  regards  offrent  un  inexplicable  mé- 
lange d'imbécillité,  de  finesse  et  de  sensualité.  La  femme  adonnée  à 
l'ivrognerie  alimente  son  enfant  avec  du  genièvre,  et  blasphème  d'une 
manière  horrible  quand  le  poupon  a  avalé  une  plus  grande  portion  de 
son  breuvage  favori  qu'elle  n'avait  l'intention  de  lui  en  donner.  Le  por- 
teur de  charbon,  dont  l'aimable  épouse  a  été  trouvée  morle,  il  y  a  huit 
jours,  par  suite  d'une  consommation  un  peu  irop  forte  de  spiritueux,  est 
venu  ici  la  larme  à  l'œil,  et  le  chapeau  entouré  d'une  apparence  de 
crêpe,  calmer  sa  douleur  avec  un  verre  plein  jusqu'au  bord;  son  fils 
est  près  de  lui ,  et  promet  de  marcher  dignement  sur  les  traces  du  res- 
pectable auteur  de  ses  jours  ;  et  celui-ci ,  en  faisant  tousses  efforts  pour 


485 

fixer  son  individu  sur  la  ligne  perpendiculaire  ,  déplore  la  perte  de  sa 
chère  moilié,  et  recommande  à  son  jeune  gars,  que  l'ivresse  attaque 
dc'jà,  de  ne  jamais  «  se  soùler.  »  L'honnête  fruitière  du  coin  ,  qui  en- 
seigne à  tous  les  vagabonds  du  voisinage  l'art  de  rançonner  leurs  maî- 
tres ,  se  moque  des  recommandations  du  médecin  ,  et  ne  tarit  point  sur 
les  vertus  du  gin.  Près  d'elle  un  poissonnier  irlandais  est  en  colloque 
intime  avec  un  manœuvre,  et,  un  peu  plus  loin,  un  gentleman  aux 
cheveux  rouges  fait  remplir  le  verre  de  sa  belle,  dont  les  yeux  malheu- 
reusement en  complet  désaccord,  cherchent  à  lui  faire  comprendre 
tout  le  prix  qu'elle  attache  à  cette  délicate  galanUirie.  Un  personnage 
assez  remarquable  est  appuyé  contre  le  comptoir;  son  habit  noir  montre 
cruellement  la  corde  ;  ses  souliers  sont  éculés  ,  et  son  chapeau  a  pris  des 
formes  tellement  bizarres,  qu'on  ne  le  reconnaît  que  d'après  le  lieu 
qu'il  occupe;  celui-ci  est  un  gentleman  quia  vu  de  meilleurs  jours.  C  é\.iy\t, 
il  y  a  quelques  années,  un  respectable  commerçant  qui  faisait  un  grand 
nombre  d'affaires;  mais  sa  soif  insatiable  l'a  amené  à  letat  où  il  se 
trouve  actuellement.  11  vient  de  prier  la  dame  du  comptoir  de  lui  faire 
crédit  d'un  sou  de  gin,  en  déclarant  sur  son  âme  et  sur  son  corps,  qu'il 
paiera  sa  dette  dans  la  soirée;  et  comme  celle-ci  a  été  insensible  à  ses 
prières ,  et  lui  a  fait  entendre  un  refus  catégorique  ,  il  est  occupé ,  en  ce 
moment,  à  résoudre  dans  sa  tête  un  grand  problème,  savoir  s'il  mettra 
fin  à  sa  misérable  vie  par  la  corde  ,  ou  en  se  jetant  dans  la  rivière.  Telle 
est  la  société  particulière  avec  laquelle  le  buveur  de  gin  se  réunit  tous  les 
matins:  quarante  fois  dans  la  journée  il  renouvelle  ses  visites  au  gin- 
palace,  et  toujours  il  le  trouve  rempli  et  composé  de  la  même  manière. 
Quand  le  temple  de  sa  dévotion  est  fermé,  il  se  met,  en  trébuchant, 
en  quête  de  quelque  abri  où  il  puisse  passer  la  nuit  ;  souvent  il  le  trouve 
au  poste  des  watchmen',  ou  bien  dans  un  trou  humide,  quelquefois 
dans  quelque  renfoncement  de  porte ,  et  le  plus  rarement  dans  un  lit. 
Un  homme  qui  est  adonné  au  gin  est  au-dessus  des  besoins  du  plus 
sobre  de  ses  frères.  Le  lendemain  matin ,  il  reprend  le  chemin  qu'il  a 
parcouru  la  veille,  et  continue  le  même  genre  de  vie,  jusqu'à  ce  que  sa 
place  soit  remplie  par  un  autre.  L'existence  d'un  buveur  de  gin  n'est 
rien  moins  que  variée  ;  c'est  le  gin  depuis  le  commencement  du  chapitre 
jusqu'à  la  conclusion.  » 

L'auteur  de  ce  roman  philosophique  n'a  pas  décrit  avec  moins  de 
talent  la  visite  que  fait  son  héros  aux  Brocken  Mouiitnins  sous  la  con- 
duite de  Méphislophélcs.  Après  avoir  peint  de  la  manière  la  plus  origi- 


48G 

nale  et  la  plus  fantastique  le  monde  surhumain  de  ce  séjour  infernal, 
il  continue  ainsi  :  «  Une  troupe  de  diables  paraissait  plus  loin  se  livrer 
aux  amusemens  d'une  mascarade.  L'un  d'eux  était  un  gros  person- 
nage revêtu  des  ornemens  épisco].^aux ,   un  autre  avait  pris  la  robe  et 
les  manières  d'un  respectable  juge,  et  un  troisième  se  pavanait  sous 
l'uniforme  éclatant  d'un  major-général.  Il  y  avait  dans  cette  foule  une 
multitude  de  tètes  couronnées.  Ici  un  prétendu  patriote  se  déclarait  à 
haute  voix  l'ami  du  peuple  ,  s'élevant  avec  violence  contre  les  taxes, 
les  gouvcrnemens  et  les  lois,  jusqu'à  ce  qu'une  pension  raisonnable 
vint  le  changer  en  un  chaud  défenseur  de  ce  qui ,  il  n'y  a  qu'un  instant, 
faisait  l'objet  de  ses  récriminations  et  de  ses  mépris.   Plus  loin  ,   un 
pieux  fanatique  menaçait  d'une  éternelle  damnation  un  auditoire  qui 
semblait  profondément  endormi.  Un  grave  puritain  faisait,  près  de  là, 
l'éloge  de  la  tempérance  devant  un  cercle  de  visages  enluminés.  Une 
société  d'avocats  chassait  avec  mépris  un  de  ses  membres  parce  qu'il 
était  trop  honnête,  et,  d'un  autre  côté,  une  assemblée  de  docteurs  se 
tirait  aux  cheveux,  après  avoir  longuement  débattu  le  point  de  savoir 
lequel  d'entre  eux  avait  tué  le  plus  grand  nombre  de  malades.  Enfin,  il 
y  avait  là  des  législateurs  errans,  des  théologiens  criailleurs,  des  phi- 
lantropes  égoïstes,  des  philosophes  superficiels,  des  politiques  théori- 
ciens, ainsi  que  des  charlatans  ,  des  imposteurs  et  des  fourbes  de  toute 
espèce.  »  Nous  prenons  ici,  à  regret ,  congé  de  l'auteur  de  ce  livre  re- 
marquable dont  les  observations  ne  s'appliquent  point  seulement  au 
pays  qui  les  a  inspirées. 

IL  B. 


THÉÂTRES  ASIATIQUES 


JPu  îirrtm(  sanscrit. 

(second    AnTICLK.  ) 

I. 

Quittons  les  brillantes  et  gracieuses  compositions  Je  Ivalidasa  ,  pour  arriver 
à  un  drame  en  sept  actes,  qui  peut-être  est  unique  dans  le  théâtre  des  Hin- 
dous. Cette  pièce  iutitulcc  Moudra  Rakchasa,  ou  l'Anneau  de  llakchasa,  est 


487 

attribuée  au  prince Visakhadatta,  qui  paraît  avoir  vécu  vers  le  commencement 
du  treizième  siècle.  C'est  une  comédie  politique  ,  d'autant  plus  intéressante  , 
que  tous  les  personnages  en  appartiennent  ù  l'histoire.  On  n'y  rencontre  ni  un 
seul  rôle  de  femme ,  ni  la  plus  petite  scène  d'amour.  C'est  une  pièce  de  haute 
intrigue,  où  Vhabileté,  telle  que  l'entendent  nos  hommes  d'Etat  modernes, 
est  mise  en  œuvre  d'une  manière  fort  remarquable.  Il  est ,  sans  contredit^  très 
curieux  d'assister  à  la  lutte  politique  de  deux  ministres,  ennemis  mortels,  qui 
n'épargnent  ni  la  ruse,  ni  l'espionnage,  ni  le  mensonge,  ni  même  les  niovcng 
les  plus  violcns  pour  venir  à  bout  de  leurs  fins  ,  et  qui  ,  ainsi  que  s'exprime 
l'auteur  indien ,  «  sollicitent  lesfaveur^  de  la  fortune  jlottante  et  irrésolue,  de 
»  même  que  deux  puissans  e'icphans  se  disputent  les  amours  de  leur  jeune 
»  compagne,  incertaine  dans  son  choijc.  »  11  y  a  dans  ce  drame  sanscrit  des 
leçons  et  des  maximes  à  l'usage  des  nouveaux  Olivarès,  et  il  prouve  jusqu'à 
l'cvidencc  que  les  doètrines  de  Machiavel  n'avaient  pas  ,  même  de  son  temps  , 
le  mérite  de  la  nouveauté. 

Le  Moudra  Rahchasa  a  acquis  tant  de  célébrité  dans  l'Inde,  qu'un  savant 
Brahmane  a  voulu  en  faire,  à  l'aide  de  commentaires,  un  traité  complet  de 
haute  politique.  Mais,  malgré  le  respect  extraordinaire  dont  elle  a  été  entou- 
rée,  cette  œuvre  du  prince  Visakhadatta  ne  saurait  entrer  en  comparaison  , 
pour  le  mérite  littéraire ,  avec  celles  des  maîtres  de  l'art  dramatique  indien. 
C'est,  du  l'esté,  une  peinture  fort  curieuse  des  mœurs  politiques  des  Hindous, 
au  treizième  siècle  ,  et ,  sous  ce  rapport,  elle  doit  avoir  beaucoup  d'intérêt 
pour  les  lecteurs  européens. 

L'action  de  cette  pièce  est  des  moins  compliquées,  et  l'intrigue  tout  entière 
repose  sur  la  tète  de  deux  personnages.  Un  Brahmane,  nommé  Tchanakva,  qui 
a  reçu  un  affront  sanglant  du  roi  de  Patalipoutra,  a  juré  de  ne  point  renouer 
la  tresse  de  sa  chevelure  avant  d'en  avoir  tii-é  une  vengeance  éclatante.  Il  a 
forme  ,  à  cet  effet  ,  une  ligue  terrible  de  princes  étrangers  contre  son  royal 
ennemi ,  qui  est  attaqué  à  l'improviste  dans  sa  capitale,  et  bientôt  mis  à  mort. 
Tchanakya  a  placé  la  couronne  du  roi  Nanda  sur  la  tête  de  Tchandragoupta, 
fils  du  général  de  l'armée  coalisée  j  et  lui-même  il  devient  le  premier  ministre 
6-  le  directeur  spirituel  du  nouveau  souverain  de  Patalipoutra. 

Le  ministre  de  l'ancien  roi,  nommé  Rakchasa  ,  est  sorti  du  royaume  et 
travaille  ,  dans  une  cour  étrangère ,  contre  la  dynastie  nouvelle  et  son  mi- 
nistre. Celui-ci ,  de  sou  côté,  qui  a  apprécié  la  noble  conduite  de  son  adver- 
saire ,  n'épargne  aucun  soin  pour  l'attacher  à  sa  cause. 

Dès  l'introduction  do  la  pièce,  le  caractère  de  Tchanakya  est  mis  en  scène 
d'une  manière  vive  et  frappante.  C'est  bien  là  ce  Brahmane  superbe  qui  a  en- 
veloppé une  race  de  rois  dans  un  réseau  de  mort,  pour  une  blessure  faite  à  sa 
vanité. 

«  Tout  le  monde,  s'écrie-t-il  dans  un  monologue  où  il  explique  les  motifs  de 


48B 

ia  conduite  et  ses  projets  pour  l'avenir,  sait  que  j'avais  juré  îa  neric  de  Nan- 
da,  et  que  je  lui  ai  donué  la  mort.  Mon  serment  doit  être  accompli  jusqu'au 
bout,  et  rien  ne  saurait  m'arrêter —  Oui,  que  l'on  apprenne  que  les  feux  de 
ma  colère,  pareils  à  l'incendie  d'une  forêt,  s'éteignent  faute  d'ulimens,  et  non 
par  lassitude.  La  flamme  de  mon  juste  ressentiment  a  consumé  toutes  les  bran- 
ches qui  ornaient  la  tige  de  ce  Nanda  ,  abandoinié  des  prcircs  et  du  peuple  ! 
Elle  a  enveloppé  l'aibre  qui  soutenait  l'orgueil  de  ses  conseils  ;  elle  a  couvert 
dos  niiapes  du  chagrin,  ce  ciel  riant,  où  brillaient  tant  d'astres  bienfai^ans  qui 
répandaient  sur  mes  ennemis  la  lumière  de  l'amour.  Qu'ils  triomphent  donc 
mainlenant  ceux  qui,  naguère,  les  yeux  baissés,  le  cœur  soulevé  d'indigna- 
tion mais  comprimé  par  l'effroi,  ont  vu  mon  déshonneur,  quand,  airachc 
de  mon  siège,  chasse  de  la  salle  du  banquet,  j'ai  été  insulié,  mais  non  abattu  ! 
Aujourd'hui,  ils  me  voient  fouler  aux  pieds  Nauda,  et  lui  enlever  son  royaume 
tel  que  le  lion  qui  va  chasser  le  royal  éléphant  de  la  cime  du  mont,  où,  depuis 
lonp-lemps  ,  il  siégeait  comme  sur  un  tiône.  Mon  vœu  est  accompli  I  Mais  i 
faut  que  la  fortune  de  mon  protégé  prenne  des  racines  aussi  fortes  que  celles 
que  le  lotus  odorant  jette  dans  le  lac  où  il  est  né.  Que  les  fruits  de  mon  amitié 
et  de  ma  haine  soient  égaux  ;  et  que  mes  amis  et  mes  ennemis  confessent  que 
je  puis  aussi  bien  élevei  qu'abaisser  un  trône.  » 

On  sent,  en  lisant  ce  beau  monologue,  qu'un  homme  de  la  trempe  de  Tcha- 
nakva  était  à  la  hauteur  des  évènemens  terribles  dont  il  a  été  l'agent,  et 
qu'il  n'a  dû  reculer  devant  aucun  moyen  pour  airivcr  à  son  but.  Mainlenant 
il  se  présente  à  nous  sous  un  autre  jour.  I^a  violence  n'est  pas,  entre  ses  mains, 
l'arme  la  plus  redoutable;  il  manie  aussi  la  ruse  avec  une  étonnante  habileté, 
et  ses  coups  ,  dirigés  dans  l'ombre,  n'en  sont  que  plus  sûrs.  Il  est  parvenu  à 
inspirer  à  Rakchasa  des  doutes  sur  la  fidélité  de  ses  amis  les  plus  éproiivés  j  il 
l'a  entouré  d'espions,  a  gagné  ses  émissaires.  Enfin  des  agens  actifs  le  mettent 
à  même  de  réaliser  à  l'instant  ses  astucieux  calculs,  et  de  connaître  les  plus 
secrets  desseins  de  son  ennemi.  «  J'ai,  dit-il,  des  espions  au  dehors,  au  dedans: 
sous  différens  déguiscmcnsj  ils  parcourent  le  royaume,  habiles  à  parler  toutes 
les  lanpues,  a  prendre  toutes  les  manières,  adroits  à  montrer  du  zèle  pour 
l'un  ou  l'autre  parti  ,  suivant  l'occasion.  Ici,  mes  agens,  exercés  dans  toutes  les 
ruses  fins  et  cauteleux  ,  ;e  mêlent  assiduement  au  milieu  du  peuple  de  la  ca- 
pitale •  ils  le  font  parler  ,  et  notent  ,  dans  la  multitude  ,  les  amis  secrets  de 
Nanda  et  de  son  ministre  ....  «  On  voit  que  la  police  n'/lait  point  trop  mal 
dirigée  dans  les  Indes  ,  au  treizième  siècle  ,  et  (pie  la  science  politique  a  fait 
depuis  lors,  à  cet  égard  ,  très  peu  de  progrès.  C'est  au  point  qu'on  prendrait 
le  drame  indien  pour  un  plagiat  ,  si  son  antiquité  n'était  pas  bien  constatée. 
On  sera  peut-être  curieux  de  connaître  la  manière  dont  il  était  servi  par  ses 
agens  ;  en  voici  un  exemple. 


4Ô9 

TCHANAKYA . 

Que  disent  les  habitans  ?  comment  sont  ils  disposés? 

MPOUNAKA. 

Votre  excellence  a  fait  droit  à  toutes  leurs  plaintes,  de  manière  qu'ils  ne 

peuvent  manquer  de  s'altacher  à  l'heureux  Tchandragoupta Cependant 

il  y  a  ,  dans  la  ville,  trois  hommes  altachcs  peisonnellcment  au  minisire  Rak- 
chasa ,  c*m  ne  peuvent  supporter  la  prospérité  de  sa  majesté. 

TCHANAKYA. 

Ils  sont  donc  fatigués  de  vivre!  Qui  sont-ils? 

MPOUNAKA. 

Le  premier  est  un  mendiant  Bouddhiste. 

TCnANAKYA. 

(A  pari.)  Un  mendiant  Bouddhiste....  Excellent I  (haut)  Son  nom? 

KIPOUNAKA, 

Djivasiddhi. 

TCHAKAKYA. 

(A  pail.)  C'est  mon  propre  émissaire,  (haut)  Bien...  Après? 

MPOUNAKA. 

Un  ami  particulier  de  Rakchasa  ,  le  greffier  Sacatadasa. 

TCHANAKYA. 

(A  part.)  Un  greffier!  la  chose  est  peu  importante-  cependant,  il  ne  faut 
point  mépriser  un  ennemi  ,  quelque  humble  qu'il  [soit.  Il  a  été  noté  et  Sid- 
hartaka  a  été  attaché  à  lui  eu  qualité  d'ami,  (haut)  Le  ti'oisième  ? 

MPOUNAKA. 

C'est  encore  un  ami  de  Rakchasa,  un  habitant  de  Pouchpapoura,  prévôt  des 
joailliers,  nommé  Tchandanadasa.  C'est  dans  sa  maison  que  îe  ministre  a  laissé 
sa  femme,  lorsqu'il  a  fui  de  la  cité. 

TCHANAKYA. 

(A  pari  )  Cet  homme,  en  effet,  doit  être  son  ami.  Ce  n'est  qu'à  une  personne 
qu'il  pouvait  estimer  comme  lui-même,  que  Rakchasa  a  du  remettre  un  si  pré- 
cieux dépôt,  (liant)  Comment  sais- tu  que  l'épouse  de  E.akchasa  a  été  confiée  à 
Tchandanadasa  ? 

MPOUNAKA. 

Ce  cachet  vous  l'apprendra. 

Tchanakya  prend  le  cachet  et  y  lit  le  nom  de  Rakchasa  :  «  Rakchasa  s'écrie- 
t-il  ,  est  en  mon  pouvoir.  » 

Tel  est  l'anneau  qui  a  donné  son  nom  à  la'pièce  qui  fait  l'objet  de  cette  analyse 
et  sur  lequel  va  rouler  dorénavant  toute  la  péripétie  du  drame. 

Cependant  le  ministre  Rakchasa,  retiré  à  la  cour  du  roi  Malavakétou  ne 
reste  point,  de  son  côté,  inactif.  Ses  émissaires,  chargés  de  trésors  travaillent 
à  la  perte  de  Tchandragoupta ,  en  fomentant  de  toutes  pans  des  haines  contre 

2.  33 


490 

lui.  Il  se  sert  même  ,  pour  parvenir  à  le  renverser  du  trône  ,  de  moyens  beau- 
coup moins  détournés.  Après  avoir  essayé  de  faire  périr  Tcliandragoupta  sous 
l'arc  de  triomphe  élevé  à  la  porte  du  palais,  le  jour  où  la  couronne  de  Nanda 
a  été  placée  sur  sa  tête,  il  séduit  son  médecin,  qui  lui  prépare  un  breuvage 
empoisonné;  puis  il  envoie  des  gens  qui  s'introduisent  dans  sa  chambre  pour 
l'assassiner  :  mais  la  vigilance  de  ïchanakya  met  en  défaut  tous  ces  odieux 
projets.  Il  est  curieux  d'entendre  Kakchasa  se  plaindre  naïvement  de  la  non- 
réussite  de  SCS  mauvais  tours  : 

«  —  Toujours  de  même,  s'écric-t-ill...  La  fortune  sert  en  tout  le  cruel 
Tchandragoupta...  Quand  j'envoie  un  messager  de  mort  qui  doit  lui  porter 
un  coup  assuré ,  elle  l'emploie  contre  son  rival  qui  l'aurait  dépouillé  de  la 
moitié  de  son  royaume.  Les  armes,  le  poison,  la  ruse,  tout  tourne  en  sa 
faveur  contre  mes  serviteurs  et  mes  amis.  Ainsi ,  tout  ce  que  j'imagine  pour 
renverser  son  pouvoir,  ne  sert,  contre  mon  attente,  qu'à  son  utilité.  » 

Cependant  une  brouille  survenue  entre  Tchandragoupta  et  son  ministre, 
au  sujet  d'une  fête  que  celui-ci  avait  contremandce  sans  prendre  l'avis  du  roi , 
semble  favoriser  tout-à-coup  les  menées  de  leur  implacable  adversaire.  Rakcha- 
sa  ,  en  politique  consommé,  profite  de  cette  discorde  pour  rassembler  un  corps 
d'armée  qui ,  sous  le  commandement  du  roi  Malayakétou ,  doit  servir  à  dé- 
trôner Tchandragoupta. 

Mais  Tchanakya  a  dont  la  politique,  dit  l'auteur  du  drame,  est  aussi  cer" 
taine  que  les  décrets  du  destin  ,  a  encore  ici  joué  l'ancien  ministre. 

Toute  cette  querelle,  dont  on  avait  fait  tant  de  bruit,  n'était  qu'une  ruse 
arrangée  entre  le  prince  et  Tchanakya  ,  pour  attirci"  E.akchasa  dans  un  piège. 
Muni  de  l'anneau  de  Rakchasa ,  le  brahmane  Tchanakya  a ,  sans  perdre 
de  temps,  fait  tomber  entre  les  mains  de  Malayakétou,  qui  était  prêt  à  se 
mettre  en  marche  avec  l'armée  coalisée  ,  une  lettre  adressée  à  Tchandragoup- 
ta,  et  dans  laquelle  Piakchasa  est  supposé  l'informer  des  projets  d'attaque  qui 
vont  être  dirigés  contre  lui  ;  l'anneau  de  ce  ministre  vient  à  l'appui  de  ce 
message,  et  Malayakétou  ,  persuadé  que  Rakchasa  le  trahit,  se  prive  ,  en  se 
séparant  de  lui  ,  de  son  appui  le  plus  ferme  et  de  son  arme  la  plus  dangereuse. 
Aussi  son  armée  est  vaincue  par  les  troupes  de  Tchandragoupta,  et,  par  suite 
des  mesures  les  plus  habiles,  Tchanakya  fait  surprendre  llakchasa  au  moment 
où  il  quittait  le  camp  de  Malayakétou  qu'il  avait  voulu  suivre. 

Ces  deux  ministres^  malgré  leurs  longues  haines,  ne  peuvent  s'empêcher  de 
t&  rendre  justice  au  moment  où  ils  se  rencontrent  pour  la  première  fois. 

«  —  Ce  doit  être  lui-même ,  dit  Rakcliasa  en  approchant  de  son  heureux 
adversaire  ,  le  vil,  ou  plutôt ,  avouons-le  ,  le  sage  Tchanakya,  mine  inépuisable 
desavoir,  mer  profonde,  riche  des  plu^  brillantes  pierreries...  que  l'envie  ne 
mc  fermff  pas  les  yeux  sur  son  mérite  ! 

»  —  Voila  doue,  dit  à  sou  tour  Xchuuakya,  celui  dont  les  inimitiés  ont  si 


491 

long-temps  tenu  en  haleine  les  amis  de  ïchandragoupta  ,  qui  les  a  condamnés 
à  des  nuiis  sans  repos,  et  leur  a  causé  tant  de  fatigues  et  de  tourmens  I  {1\  se 
découvre.)  Salut,  ministre ,  soyez  le  bien-venu;  Tchanakya  vous  rend  ses 
hommages.  » 

Deux  ennemis  qui  s'estiment  ont  bientôt  déposé  leur  animosité  en  se  rappro- 
chant; aussi  Rakchasa,  louché  de  l'accueil  qu'il  reçoit  de  ceux  à  qui  il  a  voulu 
faire  tant  de  mal,  et  voulant  reconnaître  leur  générosité,  met  enfin  sa  personne 
et  ses  conseils  au  service  du  roi  Tchandragoupla.  Tchanakya  lui  remet  le  poi- 
gnard, marque  de  la  dignité  ministérielle ,  et  ce  brahmane  tout  à  l'heure  si 
implacable  et  si  terrible,  déploie,  à  la  fin  de  la  pièce,  le  caractère  Je  plus 
noble  ,  le  plus  généreux  et  le  plus  désintéressé. 

Ce  dénouement,  tout-à-fait  inattendu  ,  excuse  en  partie  la  donnée  fort  peu 
morale  de  ce  drame  ,  et  est  un  correctif  nécessaire  des  leçons  peu  orthodoxes 
qui  s'y  trouvent  disséminées,  et  dont  je  vais  donner  un  exemple  en  terminant 
cette  analyse.  Ce  sont  des  conseils  qu'un  favori  adresse  au  roi  son  maître  ,  sur 
la  conduite  que  doivent  tenir  les  princes  lorsqu'ils  sont  sur  le  trône. 

a  Veuillez  considérer,  dit-il,  que  ceux  qui  gouvernent  les  royaumes,  quand 
il  s'agit  d'amis,  d'ennemis  ,  de  personnes  neutres,  ne  doivent  se  conduire  que 
par  des  raisons  d'Etat,  et  non  par  ces  motifs  d'affection  privée  qui  poussent  les 
hommes  ordinaires  vers  l'amour  ou  la  haine...  Daignez  réfléchir  que  cette  sa- 
gesse des  hommes  d'Etat  fait  tour  à  tour  un  ami  d'un  ennemi,  de  même  qu'elle 
change  l'amitié  en  haine.  Comme  si  nous  entrions  alors  dans  une  seconde  nais- 
sance,  tout  le  passé  doit  s'effacer  de  notre  souvenir.  C'est ,  pour  la  mémoire, 
un  fardeau  inutile;  il  faut  oublier  les  actes  précédens  comme  s'ils  appartenaient 
aune  vie  plus  ancienne » 

Ces  maximes,  comme  on  le  voit,  ont  du  moins  le  mérite  de  la  franchise, 
si  elles  n'ont  point  celui  de  s'accorder  avec  les  principes  d'une  morale  sévère. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous  semble  qu'on  ne  saurait  refuser  avec  justice,  à  l'auteur 
du  Hloudra  Rakchasa ,  un  grand  talent  d'observation  ,  une  connaissance  pro- 
fonde du  cœur  humain;  enfiu  un  style  nerveux,  pleiu  d'énergie  ,  et  parfaite- 
ment approprié  au  genre  d'intrigue  qui  fait  l'intérct  de  son  oeuvre. 

II. 

Nous  avons  essayé,  dans  notre  premier  article  ,  de  caractériser  le  génie  du 
poète  indien  Bavabhoùti,  et  de  signaler  les  émineates  qualités  qui  font  de  ses 
ouvrages  des  modèles  dignes  d'être  offerts  à  l'attention  de  l'Europe.  jNous  ne 
croyons  point  devoir  insister  davantage  sur  le  mérite  de  ce  grand  dramatiste, 
qui  sera  d'ailleurs  mieux  apprécié  par  les  citations  qui  vont  suivre ,  que  par 
tous  les  éloges  qu'on  pourrait  en  faire.  La  pièce  de  Malati  et  Madhava  est , 
saus  coatiedit,  le  chef-d'œuvre  de  Bavabhoùti;  ce  drame  est  en  dix  acles. 

33. 


492 

Bhourivasou,  ministre  du  roi  d'Oudjaïn,  et  Dévarata  ,  ministre  du  roi  de 
Vidharba,  étaient  convenus,  lorsque  leurs  enfans  étaient  encore  en  bas  âge,  de 
cimenter  par  leur  union  une  vieille  et  constante  amitié.  Malati  et  Madhava 
avaient  crû,  depuis  lors,  en  grâces  et  en  beauté,  et  les  projets  de  leurs  parcns 
paraissaient  être  sur  le  point  de  se  réaliser  ,  lorsque  le  roi  fit  signifier  à  Bhou- 
rivasou, le  père  de  Malati  ,  son  intention  de  donner  sa  fille  en  mariage  à  son 
favori  Nandana  ,  personnage  vieux  et  laid.  Le  ministre^  craignant  d'encourir  le 
déplaisir  de  son  maître,  n'ose  point  refuser  ouvertement  ce  parti  j  mais  il  se 
concerte  avec  le  père  de  Madhava ,  et  une  vieille  prêtresse,  nourrice  de  Ma- 
lati et  confidente  des  deux  ministres,  pour  mettre  obstacle  à  cette  union  dis- 
proportionnée. 

Dans  cette  vue  ,  Madhava  est  envoyé  à  Oudjaïn,  où  se  trouve  Malati  ,  sous 
le  prétexte  de  finir  ses  éludes.  C'est  là  que  les  deux  jeunes  gens  se  rencontrent 
pour  la  première  fois,  et  qu'ils  demeurent  violemment  épris  l'un  de  l'autre  : 
c'est  à  cette  période  de  l'histoire,  et  immédiatement  après  leur  première  en- 
trevue ,  que  la  pièce  commence.  La  première  scène  ,  qui  se  passe  entre  la 
vieille  prêtresse  et  une  de  ses  pupilles,  amène  ,  d'une  manière  fort  naturelle, 
le  récit  des  évènemens  antérieurs. 

Madhara  paraît  ensuite  avec  son  ami  Macaranda,  espèce  de  Mercutio,  à  qui 
il  raconte  en  ces  termes  tous  les  incidens  de  son  entrevue  avec  la  fille  de 
Bhourivasou  : 

«  Tout-à-coup  sortit  du  temple  une  jeune  beauté...  Sa  démarche  ,  quoique 
imposante,  était  cependant  aussi  gracieuse  que  les  mouvemens  de  la  bannière 
que  l'amour  agite  en  triomphe  sur  le  monde  prosterné.  Sa  suite  annonçait  un 
rang  distingué.  Son  vêtement  avait  cette  élégance  qui  sied  si  bien  à  la  jeunesse. 
Sa  beauté  semblait  divine;  ou  plutôt,  à  son  éclat,  on  aurait  dit  la  déesse  elle- 
même  de  ce  temple.  Pour  former  ses  charmes  ,  on  avait  sans  doute  réuni  tout 
ce  que  la  nature  offre  de  plus  parfait,  et  Kàma  (l'amour)  lui-même  était  son 
créateur...  Sa  taille  était  aussi  délicate  que  la  tige  du  lotus;  son  front  aussi 
blanc  que  l'ivoire  le  plus  poli,  que  les  rayons  argentés  de  la  lune;  et ,  chacun 
de  ses  gestes,  en  attestant  son  aimable  complaisance  pour  les  désirs  de  ses  fem- 

lîU'S     montraient  aussi  son  indifférence  pour  elle-même Quelles  paroles 

pourraient  peindre  ce  que  signifiaient  ses  regards  !  L'amour  se  lisait  dans  ses 
veux  aussi  beaux  que  le  lotus.  Quelle  fermeté  capable  de  résister  à  cette  chaste 
expression  delà  nature,  animée  quoique  muette?  J'ai  tenté  leur  puissance,  et 
ces  rcpards  d'amour  ,  brillant  d'un  mol  abandon  et  d'une  douce  timidité  ,  ont 
ravi  à  jamais  mon  cœur.  Tout  percé  de  blessures,  ils  l'ont  enlevé  loin  du  sien 
qui  le  défendait.  N'osant  croire  à  mon  bonheur,  je  cherchais  a  deviner  ses  sen- 
timens  sauslaisser  voir  les  miens,  quoique  tout  mon  corps  partageât  mon  émo- 
tion. Alors  j'ai  repris  mon  travail,  et  je  tressai  ma  guirlande  affectant  d'en  être 
fort  occupé,  taudis  qu'elle  se  retirait  suivie  de  sci  femmciet  d'une  garde  d'eu- 


493 

nuques  armes  de  bâtons  et  de  javelines.  Un  éléphant  magnifique  a  reçu  la 
jeune  beauté  et  la  portait  vers  la  ville.  Pendant  la  marche  ,  do  même  que  le 
Ivs  tourne  sur  sa  lige  délicate ,  sa  tête  aussi  se  tournait  vers  le  bosquet  de  Kâ- 
madéva,  et,  de  ses  tendres  paupières  ,  elle  lançait,  en  se  retirant,  des  traits 
trempés  de  poison  et  d'ambroisie....  Mon  cœur  les  a  reçus....  Un  feu  brûlant , 
un  froid  mortel  se  sont  répandus  tour  i  tour,  depuis  ce  moment,  par  tout  mon 
corps.  C'est  avec  peine,  c'est  à  travers  un  épais  nuage  que  j'aperçois  les  objets 
présens;  le  passé  s'efface  de  mon  souvenir.  Les  rayons  de  la  lune  ,  ou  l'onde 
glacée  du  toirent  ne  sauraient  calmer  la  fièvre  qui  consume  mon  corps,  tandis 
que  mon  urne,  entraînée  dans  un  tourbillon  continuel,  ne  peut  connaître  le 
repos.  » 

Malati,  de  son  côté,  n'a  point  été  insensible  aux  regards  passionnés  du  fils  de 
Dcvarata,  et  l'amour  s'est  aussi  allumé  dans  son  cœur.  —  «  Son  corps  est  fati- 
gue comme  la  tige  brisée  d'un  lotus  •  les  prières  les  plus  pressantes  de  ses  com- 
pagnes sont  impuissantes  pour  l'arracher  à  sa  langueur;  ses  joues,  pâles  comme 
le  plus  pur  ivoire,  ressemblent  à  une  lune  sans  taches.  »  Cependant,  un  por- 
trait que  Malati  a  fait  de  mémoire  de  celui  dont  elle  ignore  le  nom,  et  dont 
s'est  emparé  une  de  «es  suivantes,  tombe,  par  les  soins  de  la  prêtresse,  entre  les 
mains  de  Madhava.  Le  jeune  amant  trace,  à  son  tour,  sur  la  mcm;-:  tablette,  le 
portrait  de  Malati,  et  la  lui  renvoie  après  y  avoir  écrit  quelques  vers  passion- 
nés. Cet  incident  accroît  encore  leur  passion  mutuelle,  qui,  désormais,  ne 
doit  finir  qu'avec  leur  vie.  Cependant  le  roi  d'Oudjaïn  presse  la  conclusion  de 
l'alliance  qu'il  a  projetée  entre  son  favori  et  la  fille  de  son  ministre;  celui-ci 
a  consenti,  et  a  ordoimé  à  Malati  de  se  préparer  à  cet  hymen.  La  prèti'essc 
avertit  Madhava,  et  lui  ménage  une  entrevue  avec  son  amante  dans  un  jardin 
public;  mais  au  moment  où  celle-ci  avoue  son  amour  en  rougissant ,  un  cri 
terrible  se  fuit  entendre.  Un  tigre  furieux  s'est  échappé  du  temple  de  Siva  ;  le 
peuple  fuit  de  toutes  parts.  On  apprend  au  même  instant  que  Madayantica  , 
jeune  sœur  de  Nandana  et  amie  de  Malati  ,  couit  le  plus  grand  danger;  mais 
Macaranda,  l'inséparable  ami  de  Madhava ,  vole  au  secours  de  la  jeune  fille  , 
et  tue  le  tigre.  Lui-même  est  blessé  et  amené  sans  mouvement  sur  la  scène; 
mais  bientôt  j1  est  rappelé  à  la  vie  par  les  soins  des  femmes  de  Madayantica  ^ 
et  celle-ci ,  comme  cela  est  de  lègle  sur  tous  les  théâtres  ,  s'éprend  d'amour 
pour  son  hbéialeiir. 

Cependant,  les  préparatifs  du  mariage  de  iMalali  et  de  Nandana  sont  termi- 
nés ;  la  jeune  fille,  livrée  au  plus  violent  désespoir,  a  éloigné  ses  femmes,  et, 
seule,  elle  \a  rêver  tristement  dans  les  jardins  de  son  père.  Fatiguée  d'érao  • 
tions,  elle  se  laisse  tomber,  et  s'endort  dans  un  endroit  écarté.  C'est  non  loin 
de  là  qu'errait  en  ce  moment  un  magicien  terrible  nommé  Aghoraghanta.  Ce 
magicien,  prêtre  du  temple  de  Chamônda,  la  déesse  de  la  mort,  cherche  une 
victime  qu'il  veut  offrir  eu  sacrifice  à  la  terrible  divinité.  Il  aperçoit  Malati 


494 

endormie,  et  l'enlève.  Il  fait  nuit  ;  nous  sommes  transportés  au  temple  de 
Chamùnda  ,  près  du  cimetière  de  la  ville.  Près  de  là  le  torrent  fait  entendre  ses 
sourds  gémisseraens  ,  et  la  voix  luf[ubre  des  cliakals  semble  convier  la  nature 
à  un  festin  de  mort.  Du  sein  des  forêts  enveloppées  dans  d'épaisses  ténèbres , 
sortent,  comme  du  fond  des  tombeaux,  les  accens  plaintifs  de  l'oiseau  de  nuit. 
Le  temple  s'ouvre,  et  le  redoutable  Aghoraghanta,  suivi  d'une  de  ses  pupilles 
qu'il  a  instruite  dans  tous  les  secrets  de  l'art  magique  ,  et  dont  l'ame  est  aussi 
impitoyable  que  la  sienne  ,  s'avance,  à  la  lueur  d'une  torche  funèbre  ,  vers 
l'autel  de  la  déesse  de  la  mort.  Malali  paraît,  ornée  comme  une  victime,  et  les 
magiciens  font  leurs  effrayans  préparatifs.  Aghoraghanta  tourne  rapidement 
autour  de  la  vierge  destinée  au  sacrifice,  et  s'écrie  :  «  Salut  !  salut  !  Cliamôn- 
da  I  Puissante  déesse,  salut!  gloire  à  tes  jeux,  lorsque,  dans  la  danse  qui  ravit 
de  plaisir  la  cour  de  Siva,  ton  pied  frappe  en  cadence  le  globe  de  la  terre  !  Sous 
ton  poids  chancelle  la  tortue  au  large  dos  qui  la  soutient.  L'œuf  de  Biahma 
(le  monde)  tremble  et  frémit,  et  dans  un  vaste  abîme  qui  s'entr'ouvre,  se  préci- 
pitent en  tumulte  les  sept  océans.  La  peau  d'éléphant  dont  tu  es  parée,  tombe 

flottante  jusque  sur  tes  pieds Tes  doigts  lotit  tourner  le  croissant  de  la  lune 

qui  orne  ton  front:  de  ses  bords  déchirés  tombent  des  gouttes  d'ambroisie,  et 
les  crânes  qui  forment  les  pierres  précieuses  de  ton  collier,  semblent,  en  les 
recevant,  sourire  et  revivre....  Les  esprits  qui  t'accompagnent  tremblent  et 
l'applaudissent.  Les  montagnes  s'affaissent  sous  les  coups  de  ton  bras,  ce  bras 
puissant,  qu'environnent  et  pressent  de  leurs  énormes  replis  de  noirs  serpens 
dont  la  tête  se  redresse,  et  vomit  à  la  fois  des  flammes  et  des  poisons.  Quand 
tu  tournes  ta  tête  redoutable,  l'œil  menaçant,  qui  brille  au  milieu  de  ton  front, 
trace  un  cercle  de  feu  qui  environne  les  sphères.  Le  dieu  que  ses  trois  yeux 
distinguent,  triomphe  en  embrassant  sa  belle  épouse.  Il  s'effraie  en  te  voyant 

tressaillir  aux  cris  discordans  des  génies  qui   chantent    tes  louanges Oh! 

puisse  cette  danse  nous  procurer  toutes  les  grâces,  tout  le  bonheur  que  nous 
pouvons  désirer  !   » 

Il  y  a  dans  cette  invocation  et  cette  danse  infernale,  quelque  chose  qui  jette 
dans  l'âme  une  horreur  indicible.  Bavabhoùli  n'est  point  inférieur  nu  Dante, 
dans  ce  genre  de  peinture,  Il  a  de  ces  expiessions  qui  remuent  profondémea 
l'âme,  et  l'entraînent  dans  les  abîmes  sans  fond  de  sa  pensée.  Cette  scène  a 
beaucoup  de  rapport  avec  celle  des  sorcières,  dans  Macbeth]  mais  elle  a  quel- 
que chose  de  moins  vil ,  et  par  conséquent  bien  plus  d'effet  ,  et  la  victime 
qu'elle  éclaire  y  ajoute  un  nouvel  intérêt  d'épouvante. 

Cependant,  Madhava,  poussé  par  son  désespoir,  erre,  en  ce  moment  môme, 
in  milie\i  des  tombeaux  j  il  a  résolu  de  se  donner  la  mort,  et  de  s'offrir  en 
sacrifice  à  Chamônda,  pour  obtenir  la  vie  et  le  retour  de  Malati,  dont  il  ignore 
le  sort.  Au  moment  où  il  s'approche  du  temple  de  la  terrible  déesse,  il  entend 


495 

un  cri  de  df^tresso,  et  croit  reconnaître  la  voix  de  son  amante.  Il  s'élance  au 
seuil  du  temple. 

MALATi  (au pied  de  l'autel). 
Ahl  père  insensible  ,  celle  dont  tu  voulais  te  faire  un  instrument  de  faveur 
auprès  du  roi ,  t'est  maintenant  ravie  à  jamais  !  Oh  ,  ma  mère  chérie  !  toi  aussi, 
tu  as  été  frappée  bientôt  par  le  jeu  cruel  du  destin.  Vénérable  prétresse!  vous 
qui  ne  viviez  que  pour  Malati ,  vous  dont  tous  les  soins  étaient  consacrés  à  mon 
bonheur,  votre  tendre  affection  vous  a  préparé  un  chagrin  éternel.  Aimable 
Lavangika ,  ô  ma  sœur  I  tu  ne  m'as  vue  que  dans  un  songe  I 

MADHAVA. 

Oui ,  c'est  elle-même  !  comme  elle  tremble  sous  ces  vêtemens  de  victime ,  et 
cette  guirlande  teinte  de  sang,  exposée  à  la  rage  de  ces  indignes  magiciens! 
elle  ressemble  à  un  faon  timide  au  milieu  des  loups  affamés...  Malheurepse 
fille  de  Bhourivasnu  !  hélas!  qu'il  est  terrible  et  impitoyable  le  destin  qui  pré- 
sida à  ton  existence  ! 

KAPALACONDALA  (la  prêtresse). 

Allons,  aimable  enfant,  pense  encore  une  fois  à  celui  qui  fut  tou  bien-aimé  j 
la  mort  t'en  empêchera  bientôt. 

MALATI. 

Cher  Madhaval  ah  !  ne  m'oublie  pas ,  quand  je  ne  serai  plus.  Celui-là  n'est 
pas  mort,  qui  vit  dans  le  cœur  de  ceux  qui  l'aiment. 

KAPALACONDALA. 

Oh  î  l'amante  de  Madhava  deviendra  une  colombe  fidèle.  Mais  trêve  de 
paroles  :  le  temps  nous  est  précieux  ! 

AGUORAGHANTA  (  levant  soD  glaive  ). 
Céleste  Chamônda  ,  reçois  cette  victime  que  je  te  dévoue  et  te  donne  sans 
réserve  ! 

MADHAVA  (s'élançanl  et  saisissant  Malati). 
Méchant  magicien  ,  tu  vas  mourir  ! 

MALATI. 

Ah  !  sauve  moi  ! 

(Elle  serre  son  ami  de  toutes  ses  forces.  ) 

MADHAVA. 

Ne  crains  rien,  ma  bien-aimée  ,  Madhava  est  près  de  toi...  Ah!  cesse  de 
trembler  ainsi  ;  ce  scélérat  va  recevoir  de  ma  main  la  récompense  de  son  crime. 

AGUORAGHANTA. 

Pauvre  enfant  î  pareil  au  cerf  qui  veut  arracher  sa  femelle  aux  griffes  du 
tigre,  tu  viens  chercher  la  mort,  en  troublant  par  ton  approche  le  plus  samt 
des  sacrifices.  Le  sang  qui  va  s'échapper  de  ton  tronc  décapité,  sera  olfert  en 
expiation  à  la  mère  de  tous  les  êtres. 

En  ce  moment,  on  entend  la  voix  de  gens  envoyés  à  la  recherche  de  Malati  ; 


406 

après  l'avoir  placée  en  sûreté  près  d'eux ,  Madliava  revient  combattre  le  Ma- 
gicien et  lui  fait  expier  son  crime. 

Ce  combat  a  lieu  derrière  la  scène ,  et  ce  n'est  que  par  les  paroles  de  ven- 
geance qui  s'échappent  de  la  bouche  de  la  prêtresse  qu'on  apprend  la  mort 
d'Aglioraghanla. 

Cette  belle  scène ,  par  laquelle  on  croirait  que  le  drame  doit  finir  ,  n'est  que 
le  prélude  de  plusieurs  autres;  car  nous  ne  sommes  qu'au  miliou  de  la  pièce. 
C'est  là  le  défaut  réel  de  l'œuvre  de  Bavablioùti  ,  et  il  a  fallu  tout  le  génie  de 
ce  grand  poète  pour  jeter  de  l'intérêt  sur  les  incidens  qu'il  met  de  nouveau  en 
scène.  Il  semble  que,  par  suite  de  la  répugnance  que  les  spectateurs  Hindous 
éprouvent  pour  t  )ut  ce  qui  est  véritablement  tragique  ,  l'auteiir  de  ce  drame 
ait  voulu  faire  oublier  les  émotions  douloureuses  qu'il  vient  de  produire  dans 
tous  les  cœurs. 

Cependant,  tout  se  prépare   de  nouveau  pour  la  célébration  des  noces  de 
Maîati  et  du  favori  du  prince.  Malati  est  conduite  au  temple,   où  elle  doit  se 
revêtir  de  ses  vêtemens  de  fiancée.  Mais  la  vieille  nourrice  de  la  fille  do  Bhou- 
rivasou  a  trouvé  un  moyen  fort  plaisant  d'empêcher  ce  mariage.  Elle  fait 
revêtir  Macaranda,  le  joyeux  compagnon  de  Madliava,  des  habits  de  la  mariée, 
et  celui-ci  est  conduit  en  grande  pompe  au  palais  de  Nandana  ,  à  la  place  de 
Malati.  Mais  la  mâle  apparence  et   les  brusques  réponses  de  la  fiancée  n'ont 
point  tardé  à  faire  découvrir  la  mystification  ;  et  la  garde  du  prince  s'est  em- 
parée de  Macaranda.  A  cette  nouvelle^  Madhava  qui  a  eu  ,  pendant  ce  temps , 
une  entrevue  avec  Malati  ,  quitte  son   amante  pour  voler  au  secours  du  pri- 
sonnier. Alors  la  vindicative  magicienne,  qui  épiait  depuis  quelque  temps  l'oc- 
casion de  trouver  Malaii  sans  protecteur,  se  jette  sur  la  jeune  fille  et  la  place 
de  force  sur  un  char  aérien  :  «  Où  est-il ,  votre  amant ,  s'écrie-t-elle  ,  l'assassin 
du  saint  Pontife?  Qu'il  vous  sauve,  maintenant,  s'il  le  peut!  Pauvin;  oiseau 
de  la  forêt!  le  vautour  décrit  autour  de  toi  des  cercles  immenses  et  t'aura 
bientôt  enlevée  sur  les  hauteurs  de  la  montagne.  »  Mais  en  ce  moment  la  prê- 
tresse Sodamini  qui,  par  ses  austérités,  s'était  acquis  les  plus  puissans  pouvoirs 
surnaturels,  s'avançait  dans  les  airs  sur  son  char  magique,  et  descendait  sur 
les  monts  Vindyas  que  l'auteur  indien  décrit  ainsi  : 

«  Que  cette  vue  est  immense  !  des  montagnes,  des  rochers,  des  villes,  des  villa- 
ges, dcsboisctdcs  lori-ensdont  l'onde  éblouit  les  veux.  Là,  le  Para  elle  Sindhou 
promènent  leur  cours  tortueux  au  milieu  des  tours,  des  temples,  des  remparts, 
des  portes  et  des  colonnes  d'Oudjaïn.  Cette  ville,  léfléchie  par  les  eaux  trans- 
parentes, semble  comme  renversée  ;  on  diiait  une  cité  tombée  du  ciel.  Ici 
coule  en  se  jouant  le  capricieux  Lavana  ,  arrosant  d'aimables  bosquets  ,  rafraî- 
chis par  les  pluies  du  matin  :  c'est  là  que  la  jeunesse  d'Oudjaïn  trouve  d'agréa- 
bles abnsj  que  sur  l'herbe  encore  brillante  des  gouttes  de  la  rosée,  la  vache 
vient,  en  broutant,  promener  sa  traînante  mamelle.  Ah!  comme  les  rives  du 


497 

Inrgc  Sindliou  retentissent  avec  fracas  sous  les  efforts  du  courant  qui  les  mine: 
pareil  à  la  voix  des  nuogffs  qui  portent  le  tonnerre,  le  bruit  s'en  répand  au 
loin  ;  et  tel  que  le  cri  de  Ganésa ,  {^rossi  par  les  échos  des  vastes  cavernes  ,  il 
va  se  propa(^eant  sur  les  hautcui^s.  Ces  montagnes  couvertes  d'épais  bouquets 
de  sanùal  odoiant  et  d'arbres  chargés  de  fruits,  rappellent  à  l'esprit  celte 
autre  chaîne  majestueuse  qui  s'étend  vers  le  niiJi ,  où  l'impétueux  Godàvari 
s'élance  à  travers  les  ombres  noires  des  forêts  qui  le  bordent  et  qui  retentissent 
du  bruit  de  ses  ondes  furieuses...  Cette  montagne  présente  en  vérité  une  scène 
délicieuse  :  les  hauteurs  en  sont  noircies  par  les  nuages  pluvieux,  et  le  paon 
fait  retentir  les  bosquets  de  ses  cris  de  joie.  Ces  roches  massives  sont  couvertes 
de  berceaux  touffus ,  dont  l'obscurité  semble  animée  par  les  nids  innombrables 
des  chantres  de  l'air.  Le  cri  sourd  et  inarticulé  des  jeunes  femelles  de  l'ours  se 
prolonge  au  milieu  dos  cavernes...  Il  est  midi  ;  le  vanneau  quitte  sa  retraite 
favorite  pour  aller  chercher  l'ombre  de  l'humble  casse.  Le  pélican  ,  qui  vient 
de  se  rassasier  du  fruit  acide  de  l'Asmantaka,  court  maintenant  se  plonger 
dans  les  ondes  du  fleuve.  La  gelinotte  haletante  glousse  sourdement  dans  sa 
retraite;  et ,  plus  bas  ,  dans  les  broussailles ,  la  poule  sauvage  répond  aux  doux 
murmures  de  la  colombe  plaintive...  » 

Le  désespoir  de  Madhava ,  lorsqu'il  apprend  le  nouvel  enlèvement  de  sa  bien- 

aimée,  est  décrit  avec  un  grand  talent  par  Bavabhoûti.  Le  malheureux  arjiant, 

dont  la  raison  a  été  un  instant   égarée,  est  enfin  ramené   au  sentiment  de  ses 

mallieurs  :  «  Qui  éveille ,  dit-il,   encore  mes  sens  à  la  douleur?  Le  vent  qui 

disperse  dans    le   ciel  ce^  sombres  nuages  ,  n'aurait  donc  su  compatir  à   mes 

peines,  en  me  laissant  jouir  de  mou  sommeil?...  Salut  donc  ,  brise  de  l'Orient  ! 

chasse  les  nuages  qui  versent  une  ondée  vivifiante  ;  impose  silence  aux  cris  du. 

paon  et  change  en   pierres  les  boutons  du  Kétaka.  Quelque  temps  ,  l'amant 

séparé  de  son  amie  ,  avait  perdu  le  sentiment  et  oublié  ses  maux;  tu  rappelles 

son  âme  à  un  cruel  supplice;  sois  donc  satisfaite...  brise  céleste,  porte  avec  les 

parfumsdont  tu  dépouilles  la  fleur  du  Cudàmba,  porte  à  mon  amante  la  vie 

de  Madhava...  » 

Heureusement  Malali  n'était  point  perdue  à  jamais,  et  elle  vient  bientôt 
elle-même  rendre  le  bonheur  à  son  ami ,  grâce  à  la  prêtresse  Sodamiui ,  qui  l'a 
arrachée  des  mains  de  la  magicienne.  La  pièce  se  termine  par  un  double 
mariage. 

Celte  rapide  analyse  du  drame  de  Malali  et  Madhava  suffira,  je  pense» 
pour  faire  apprécier  le  mérite  de  cette  production  remarquable  du  théâtre  des 
Hindous.  La  pièce  est  conduite  avec  beaucoup  d'art;  les  incidens  en  sont  sou- 
vent saisissans  ,  et  rintcrct  ne  s'en  éloigne  pas  un  instant  pendant  ses  dix  longs 
actes. 

On  attribue  encore  à  Bavabhoûti  deux  autres  drames  ,  inférieurs  il  est  vrai  à 
celui  de  Ma(qU e^  Madhava;  mais  où  l'eu  rencontre  cependant  à  chaqMe  pas 


498 

la  main  du  maître  et  des  passages  nombreux  qui  ne  dépareraient  point  son  clief- 
d'œuvre.  Je  ne  parlerai  que  de  V Outtara-Rania-Tchéritra  ,  le  seul  des  deux 
drames  que  M.  Wilson  ait  traduit;  et  celui  qui,  d'après  son  assertion,  est  de 
beaucoup  supérieur  à  l'autre. 

III. 

U Outtara-Rama-Tchéritra ,  ou  la  suite  de  l'Histoire  de  Rama  ,  est  une 
tragédie  mythologique,  dont  le  sujet  est  tiré  du  Ramayana.  La  pièce  commence 
au  moment  où  ce  héros  indien,  revenu  de  son  expédition  contre  le  roi  de 
Ceylan_,  qui  lui  avait  enlevé  Sita,  son  épouse,  se  repose  enfin  dans  sa  capitale 
de  ses  fatigues  et  de  ses  victoires.  Des  peintres  fameux  ont  retracé  dans  les  salles 
de  son  palais  les  principales  scènes  dont  il  a  été  le  héros  j  cette  vue  rappelle 
au  souvenir  de  Rama  et  de  Sita  mille  circonstances  touchantes  que  l'auteur 
indien  décrit  avec  une  grâce  et  une  délicatesse  extrêmes.  Cette  scène  charmante 
en  précède  une  autre  près  de  laquelle  tout  éloge  serait  froid  et  insignifiant. 
Nous  nous  contenterons  de  la  citer. 

SITA, 

Mais  sans  doute  mon  seigneur  ne  me  quittera  plus? 

RAMA. 

Cruelle!  est-il  besoin  de  faire  cette  question  à  ton  ami?  Tiens,  ma  chère ^ 
eotrons  dans  ce  pavillon. 

SITA. 

Très  volontiers....  une  fatigue  extraordinaire  appesantit  tout  mon  corps ,  et 
me  force  à  me  reposer. 

RAMA. 

Appuie-toi  sur  mon  sein;  que  ce  soit  le  coussin  qui  reçoive  ta  tête  I  Passe  au- 
tour de  mon  cou  ces  bras  charmans  :  quand  je  les  vois  couverts  de  cette  sueur 
déhcieuse,  dont  chaque  goutte  ressemble  à  une  perle  ,  je  trouve  bien  moins 
précieuses  ces  pierres,  amantes  de  l'astre  des  nuits,  dont  la  dureté  s'adoucit 
aux  rayons  de  la  lune...  Mais,  quel  est  ce  mouvement  que  j'éprouve?.,  ua 
transport  soudain  agite  tous  mes  sens...  Cette  étrange  émotion  qui  se  répand  en 
moi,  est-ce  de  la  peine?  est-ce  du  plaisir?  est-ce  un  poison  qui  brûle  dans  mes 
veines?  ou  bien,  ai-jc  vidé  la  coupe  remplie  de  la  liqueur  enivrante?  Je  te  serre 
dans  mes  bras ,  et  je  ne  sais  quel  pressentiment ,  quel  charme  secret  et  magique 
trouble  ainsi  tout  mon  être. 

SITA. 

Tel  est  l'effet  de  votre  amour  constant  :  je  ne  saurais  l'attribuer  à  mes  faibles 
attraits. 

nAMA. 

Ta  tendre  voix  ranime  la  fleur  languissante  de  ma  vie  ;  tes  accens  vainqueurs 


499 

subjuguent  la  faiblesse  do  mon  âme.  Ils  descendent  comme  un  nectar  céleste 
jusque  dans  mon  oreille,  et  répandent  en  mon  sein  im  baume  qui  calme  mes 
douleurs. 

SITA. 

Aimable  flatteur,  c'est  assez...  permettez  que  je  {route  quelque  repos.  (Elle 
regarde  autour  d'elle.  ) 

RAMA. 

Que  demande  ma  cbère  Sita  ?.,  que  ces  bras  soient  son  appui  !  ils  t'appar- 
tiennent ,  à  toi  seule  ,  dès  les  premiers  jours  de  ma  jeunesse  ,  dans  les  bois  soli- 
taires et  dans  les  palais  briUans  ,  toujours  à  toi,  toujours  à  toi  seule. 

SITA. 

Je  le  crois;  oui,  je  le  crois,  ô  mon  aimable,  ô  mon  bien-aimé  seigneur! 
(Elle  s'endort.  ) 

BAMA. 

Ses  dernières  paroles  sont  des  paroles  d'amour,  et  tout  ce  qui  vient  d'elle 
m'est  cher.  Sa  présence  est  pour  ma  vue  comme  l'ambroisie;  son  toucher^ 
comme  le  sandal  odorant.  Ses  bras  amoureux  passés  autour  de  mon  cou  sont 
une  parure  plus  riche  que  les  joyaux  les  plus  précieux.  Elle  règne  dans  mon 
palais  ,  déesse  protectrice  de  ma  lenommée  et  de  ma  fortune...  Ah  !  je  ne  pQU|.— 
rais  plus  supporter  une  seconde  fois  le  malheur  de  la  perdre. 

Hélas  î  cette  séparation  cruelle  va  bientôt  s'accomplir. 

On  vient  apprendre  à  Rama  que  le  peuple  est  mécontent ,  et  que  le  cri  gé- 
néral est  que  le  roi  néglige  ses  sujets  pour  Sita.  Piâma,  malgré  l'injustice  de  cçs 
plaintes,  n'hésite  point  un  instant  entre  ses  devoirs  de  souverain  et  ses  plu' 
chères  affections;  il  ordonne  que  Sita  soit  conduite  en  exil. 

Malj^ré  le  désespoir  qui  l'accable,  Râma  continue  à  protéger  et  défendre  de 
ses  armes  les  ermitages  attaqués  par  les  mauvais  génies.  Au  moment  où  ce  hérps 
se  prépare  à  célchrer  le  sacrifice  du  cheval ,  sacrifice  que  les  plus  grands  pria" 
ces  ont  seuls  le  droit  d'offrir,  un  Brahmane,  chargé  du  cadavre  de  son  fils, 
vient  lui  demander  vengeance.  Pour  rendre  la  vie  au  fils  du  brahmane,  le 
prince  doit  tuer  un  excommunié  nommé  Sambouka ,  qui  lui-même,  engagé 
dans  les  exercices  d'une  pieuse  pénitence,  attend  de  recevoir  la  mort  de  la  main 
d'un  dieu  pour  être  purifié  de  toutes  ses  fautes  et  devenir  un  esprit  céleste. 
Ràma  combat  cet  homme  et  le  tue.  Nous  sommes  transportés  dans  la  terrible 
forêt  de  Dandaka,  où  Sita  s'est  retirée  sans  que  Râma  en  eût  connaissance 
L'admirable  talent  de  Bavabhoùti  dans  la  poésie  descriptive  et  pittoresque  se 
montre  avec  éclat  dans  la  peinture  de  ces  lieux  sauvages ,  que  Râma  avait  ha 
bités  déjà  pendant  sa  jeunesse. 

«  Vers  le  midi ,  Djanasthàna  borde  ces  bois  spacieux,  au  milieu'  desquels  er- 
rçnt  en  liberté  les  monstres  du  désert.  Le  tigre  féroce  guette  sa  proie  sur  la 
montagne,  ou  se  cache  dans  les  cavernes  ténébreuses  :  i  travers  l'épais  gazon 


500 

se  roule  rénormc  serpent;  sur  le  dos  du  monstre  paré  de  mille  couleurs ,  le  gril- 
lon s'attache  en  chantant,  et  .Hanche  sa  soif  avec  les  gouttes  de  rosée  qui 
mouillent  ses  écailles.  Un  silence  profond  rogne  dans  la  forêt ,  excepte  dans  les 
endroits  où  les  sources,  en  murmurant,  jaillissent  du  rocher,  où  l'écho  de  la 
montigne  répond  aux  mugissemcns  du  tigre,  où  les  branches  deviennent ,  en 
éclatant ,  la  proie  des  flammes  qui  pétillent ,  et  qu'au  loin  s'étend  l'incendie 
qu'a  allumé  le  souffle  de  feu  du  dragon.  » 

Cependant  la  scène  n'est  pas  toujours  si  sombre. 

«Voyez  le  glorieux  plumage  qu'étale  le  paon  sous  cette  voûte  de  verdure... 
Jetez  les  yeux  sur  ce  gazon  touffu,  où  s'élancent  en  bondissant  ces  biclics  que 
n  effraie  pas  la  présence  de  l'homme.  Là  tombent  de  fraîches  cascades, 
éblouissant  la  vue  par  raille  étincelles;  les  torrens  s'écoulent  sous  les  arcades  du 
saule,  dont  les  branches  sont  abaissées  vers  l'onde  par  le  poids  de  leurs  fruits. 
Ici,  l'ours  s'avance,  en  grondant,  le  long  de  la  rive  fleurie;  l'éléphant  arrache 
une  branche  légère  de  l'arbre  d'encens  ,  en  aspire  toute  la  gomme ,  et  exhale 
dans  l'air  le  parfum  qu'il  a  respiré.  » 

Que  cette  scène  est  à  la  fois  belle  et  déchirante  pour  l'âme  de  Rama  qui  la 
contemple  I  «C'est  ici,  s'écrie-t-il ,  que  je  coulai  long-temps  des  jours  heureux, 
avant  que  d'autres  devoirs  et  les  soins  de  l'empire  vinssent  troubler  mes  paisi- 
bles jours...  Scènes  de  repos  ,  ornées  des  grâces  aimables  de  la  nature  ,  retraites 
si  tranquilles  des  timides  oiseaux  et  des  biches  craintives  ,  torrens  couronnes  de 
berceaux  fleuris  et  d'arbrisseaux  verdoyans;  oui,  je  vous  reconnais  I  Ce  côté  de 
l'horizon  doucement  ondulé  et  pareil  à  une  ligne  légère  de  nuages  abaissés,  m'in- 
dique la  position  de  Prasravana,  dont  la  cime  élevée  était  autrefois  la  demeui-e 
ou  roi  des  tribus  ailées.  De  ses  flancs  escarpés,  le  large  Godàvari  se  précipite 
avec  impétuosité...  au  pied  de  la  montagne,  sur  le  bord  de  ces  bois  magnifiques, 
s'élevaient  de  grands  aibies  noirs  ,  retraite  mystérieuse  de  mille  oiseaux.  Que 
leurs  chants  étaient  douxl  là  aussi  était  notre  cabane  de  feuillages. — Voici  Pant- 
chavati  qui  fut  long-temps  témoin  de  notre  bonheur.  HélasI  que  ma  fortune  est 
changéel  triste  ,  solitaire  ,  je  sens  couler  dans  mes  veines  le  poison  du  chagrin. 
Le  désespoir,  comme  une  flèche  cruelle  cnfoncéedans  mon  cœur,  demeure  atta- 
ché dans  la  blessure  qu'il  a  faite  et  qu'il  déchire  sans  relâche...  que  ne  puis-je 
tromper  le  temps  et  perdre  le  souvenir  de  mes  douleurs  ,  en  fixant  mes  regards 
sur  ces  lieux  qui  me  sont  chers  I  Eux  aussi ,  ils  ont  changé.  Là  où  s'écoulait  la 
rivière,  s'étend  une  rive  verdovante  :  ici,  où  les  arbres  s'enlaçaient  pour  re- 
pousser la  chaleur  du  jour,  une  plaine  ouverte  se  développe  aux  rayons  du 
soleil...  à  peine  puis-je  croire  que  ce  lieu  est  le  nièmc;  cependant,  toujours  ces 
puissantes  barr.ères  s'élèvent  dans  les  airs  en  bornant  le  pays,  toujours  les  mô- 
mes montagnes  portent  dans  le  ciel  leurs  superbes  sommets.  » 

On  rencontre  à  chaque  instant ,  dans  ce  diamc,  de  semblables  descriptions, 
pu  la  nature  indienne  se  montre  avec  sa  magnifique  végétation ,  avec  se»  belles 


501 

perspectives  et  ses  proportions  gigantesques,  qui  s'accordent  si  bien  avec  le 
génie  du  poète. 

Cependant ,  Silâ  ,  désespérée  de  vivre  loin  de  celui  qu'elle  aime  plus  que  la 
vie,  s'est  jetée  dans  le  Gange.  Recuciliie  par  la  déesse  de  ce  fleuve  ,  elle  a 
donné  naissance  à  deux  cnfans  que  Gatigà  a  remis  entre  les  mains  de  Valmiki , 
le  célèbre  auteur  du  liamayana.  Douze  ans  après  cet  événement  (car,  comme 
on  a  pu  le  voir  déjà  ,  les  poètes  dramatiques  de  Tlnde  ne  s'astreignent  pas  plus 
à  l'unité  des  temps  qu'à  l'unité  des  lieux),  Ràma  vient  offrir  un  sacrifice  près 
de  l'ermitage  de  Valmiki;  une  troupe  de  ses  soldats  garde  le  coursier  sacré. 
mais,  tout-à-coup,  ceux-ci  sont  assaillis  par  deux  enfans  qui  veulent  s'emparer 
du  cheval  destiné  au  sacrifice.  Voici  la  peinture  que  fait  Bavabhoùti  de  i'ua 
d'eux. 

«  Sur  ses  épaules  est  suspendu  le  carquois  guerrier,  dont  les  flèches  ,  garnies 
de  plumes,  viennent  se  confondre  avec  les  boucles  flottantes  de  sa  chevelure. 
Sa  poitrine  est  légèrement  marquée  avec  les  cendres  du  sacrifice;  une  peau  de 
cerf  entoure  son  corps.  Sa  ceinture  est  formée^  des  fibres  du  mourva  (plante 
rampante}.  Une  pièce  de  toile  teinte  dans  la  garance  couvre  ses  membres.  Le 
rosaire  sacré  entoure  son  poignet  ;  d'une  main,  il  tient  un  bâton  de  fipuier* 
dans  l'autre,  il  porte  son  ai'c.  » 

Râma  éprouve  un  émotion  inexprimable  à  la  vue  de  ces  jeunes  héros  :  «Dan* 
leurs  regards,  dans  leurs  gestes,  dit-il ,  ces  jeunes  gens  déploient  une  majesté 
qui  convient  au  rang  suprême.  Sur  leur  corps ,  la  nature  a  mis  des  sipnes  de 
grandeur,  pareils  à  ces  rayons  de  lumière  qui  jaillissent  de  la  pierre  précieuse... 
la  couleur  de  leur  teint  bruni  ressemble  à  la  nuance  du  col  azuré  de  la  colombe. 
Leurs  épaules  sont  larges  comme  celles  du  monarque  des  forets.  Leur  rcpard 
intrépide  est  celui  du  lion  courroucé,  et  leur  voix  est  forte  comme  le  son  ca- 
dencé du  tambour  qui  appelle  à  un  sacrifice.  Je  vois  en  eux  ma  propre  imape 
et  celle  de  ma"  chère  Sità...  leur  demeure  est  dans  ces  bois  :  ce  sont  ceux  où 
Sitâ  fut  abandonnée  ,  et  ces  enfans  lui  ressemblent.  » 

Mais  des  larmes  succèdent  à  ces  réflexions  ,  lorsqu'il  entend  Cousa  l'un  de 
ces  enfans  ,  réciter  ce  passage  du  poème  de  Valmiki  :  «  Tous  deux  étaient  éga- 
lement faits  pour  l'amour.  Leurs  tendres  cœurs  se  répondaient.  Rama  était 
alors  souverainement  heureux;  Sita  n'avait  d'autre  pensée  que  celle  de  son 
seigneur,  et  leur  passion  mutuelle  couronnait  tous  les  désirs  de  ces  deux 
cœurs.  » 

Le  dénouement  de  V Outtara-Rama-Tchéritra  est  des  plus  extraordinaires. 
Valmiki  a  invité  un  grand  nombre  de  dieux ,  d'esprits  célestes  et  de  héros  à 
se  rendre  dans  son  ermitage ,  situé  sur  les  bords  du  Gange,  pour  assister  à  la 
représentation  d'un  de  ses  ouvrages,  qui  doit  être  exécuté  par  les  nymphes 
du  ciel  d'Indra.  Cette  pièce  représente  les  cvènemens  qui  ont  suivi  la  sépara- 
tion de  Ràma  et  de  Sità,  et  raconte  sous  la  forme  de  fictions ,  les  malheui-s  de 


602 

Sita ,  et  la  naissance  de  ses  deux  fils.  La  représentation  du  drame  divin  est  pics 
de  se  terminer,  lorsque  tout-à-coup  les  eaux  du  Gan{^c  se  soulèvent;  le  ciel 
se  couvre  de  divinités  ,  et  Sita,  la  joie  sur  le  front,  sort  du  sein  des  ondes  sou- 
tenue par  Ganga  et  la  déesse  de  la  terre,  et  se  trouve  bientôt  dans  les  bras  de 
§oa  époux.  Valmiki  met  le  comble  au  bonheur  de  Rama  et  de  Sità  en  ren- 
dant à  leurs  embrassemens  les  deux  fils  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  connaissaient 
encore. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  citer  encore  une  des  charmantes  des- 
criptions que  Bavabhoùti  a  prodiguées  dans  la  pièce  que  nous  venons  d'anal y- 
ier;  c'est  un  petit  tableau  qui  ne  laisse  rien  à  désirer,  ni  sous  le  rapport  de  la 
vérité  ,  ni  sous  celui  du  coloris. 

«  Le  soleil  ,  en  ce  moment ,  échauffe  le  ciel  de  ses  rayons  les  plus  ardens,  et 
force  à  venir  se  réfugier  sous  l'ombrage  les  chantres  silencieux  de  la  clairière. 
Seule,  au  milieu  des  rameaux  les  plus  élevés,  la  colombe  fait  entendre  ses 
doux  murmures.  Les  branches  entrelacées  répandent  une  ombre  pleme  de 
fraîcheur,  sous  laquelle  se  repo-.e  l'éléphant  appuyé  contre  un  arbre  anlipie  ; 
et ,  de  temps  en  temps  ,  il  étend  sa  trompe  au  sein  du  riant  berceau,  et  fait 
tomber  en  la  retirant  une  pluie  de  feuilles  et  de  boutons  fleuris  ,  que  l'on 
prendrait  pour  une  offrande  présentée  au  torrent  sacré,  dont  les  ondes,  pures 
comme  le  cristal,  coulent  paisiblement  sous  ce  dôme  de  voidurc.  » 

Bavabhoùti  n'est  pas  seulement  un  grand  peintre  de  la  nature  ;  il  porte  aussi 
parfois  dans  le  monde  moral  un  regard  plein  de  finesse  et  de  profondeur. 
Voici  ce  qu'il  dit  de  la  vertu  :«  Simplicité  de  cœur,  modération  dans  les  paro- 
les, maintien  modeste,  innocence  de  pensée,  pureté  de  caractère,  amitiés  pieu- 
ses, voilà  ce  qui  fait  le  charme  et  le  pouvoir  magique  de  la  vertu:  unies  avec 
kl  sincérité,  ces  qualités  sanctifient  notre  profane  existence.  » 
Il  dit  ailleurs  : 

«  L'âtne  vigoureuse  et  faible  est  également  capable  d'être  cultivée,  mais  ne 
produit  toujours  que  des  fruits  conformes  à  sa  nature.  Ce  n'est  pas  la  science  du 
maître  qui  fait  tout  l'élève.  La  pierre  étincelante  renvoie  les  rayons  glorieux 
dont  l'a  pénétrée  la  lumière  j  mais  la  terre,  grossière  et  lourde,  absorbe  l'éclat 
du  rayon  qu'elle  ne  réfléchit  pas.  » 

La  pièce  se  termine  par  une  espèce  de  prière  que  Rama  adresse  à  Valmiki, 
et  qui,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  ses  expressions  mêmes,  n'appartient  point 
h.  Bavabhoùti  : 

«  Pieux  solitaire,  dit-il,  je  n'ai  qu'une  demande  à  vous  adresser.  Puissent  les 
chants  inspirés  qui  célèbrent  cette  histoire,  charmer  et  purifier  le  cœur  !  que  , 
semblables  à  l'amour  d'une  mère,  ils  allègent  nos  maux  I  que,  pareils  aux  on- 
des du  Cango,  ils  effacent  nos  péchés!  Puissent  l'imagination  dramatique  et  le 
ffOTÙl  profond  que  l'écrivain  a  rais  dans  la  description  des  faits,  et  dans  la  com- 
|K)3iùon  de  ses  vcrs^  lui  assurer  l'houncur  dû  au  graud-maitrc  de  l'urt  pocti- 


503 

que,  égalpmont  familier  avec  celte  science  encore  plus  sublime  qui  nous  donne 
la  connaissance  sacrée  de  l'être  unique  cL  suprême  !  » 

IV. 

Nous  arrivons  à  une  petite  pièce  d'intrigue  ,  composée  dans  les  Iodes  ,  vers 
le  douzième  siècle  de  notre  ère,  et  qui  so  ressent  de  l'état  de  décadence  dans 
lequel  était  alors  tombée  la  littérature  sanscrite.  Cette  comédie,  où  les  cnchan- 
temens  et  les  moyens  les  plus  romanesques  sont  rais  en  œuvre,  est  attribuée  à 
Harcha-Dèva,  roi  de  Cachemire;  mais  elle  pai-aît  être  l'ouvrage  du  poète 
Dhavaka,  à  qui  ce  prince,  protecteur  des  lettres,  à  sa  manière,  donna,  dit-on, 
cent  mille  roupies,  pour  en  être  déclaré  l'auteur.  Ce  drame,  intitulé  Retna- 
vali  ou  le  Collier,  est  en  quatre  actes.  Il  présente  les  mœurs  indiennes  sous  un 
jour  très  peu  favorable.  Les  hommes  n'y  sont  plus  ces  héros  intrépides  dont  le 
brus  était  dévoué  à  défendre  la  cause  des  dieux  et  des  sages;  ce  sont  des  êtres 
faibles  et  sans  courage  qui  fuient  éperdus  devant  un  singe  déchaîné.  Vatsa, 
le  héros  de  la  pièce,  fait  pitié  bien  loin  d'inspirer  de  l'intérêt;  et,  en  voyant 
l'état  d'IiumiliatioQ  dans  lequel  se  trouve  ce  prince  près  d'une  épouse  jalouse, 
on  ne  peut  sentir  le  prix  de  l'amour  de  son  amante.  Du  reste,  le  style  de  ce 
petit  tableau  dramatique  est,  suivant  le  témoignage  des  plus  savans  indianistes, 
un  chef-d'œuvre  d'élégance  et  d'artifice. 

La  scène  se  passe  dans  le  palais  de  Vatsa,  roi  de  Cosambi. 

Au  premier  acte,  tout  est  prêt  pour  célébrer  la  fête  du  printemps  :  le  peuple 
est  dans  la  joie;  le  son  du  tambour  se  mêle  dans  l'air  au  murmure  des  groupes 
joyeux.  Deux  suivantes  de  la  reine  entrent  dans  l'appartement  de  Vatsa,  en 
chantant  et  en  exécutant  des  danses  voluptueuses  : 

LA    PREMIERE    SUIVANTE. 

Bafraîchi  par  son  passage  sur  les  montagnes  du  midi,  Tagréable  zéphir 
souffle  avec  douceur_,  répandant  autour  de  nous  le  riche  butin  des  parfums 
qu'il  a  dérobés  aux  arbres  balancés  mollement.  Pour  les  hommes  sur  la  terre, 
pour  les  dieux  dans  le  ciel,  le  zéphir  est  le  fidèle  messager  de  l'amour. 

SECONDE    SUIVANTE. 

Légèrement  agitées  snr  leur  tige  verdoyante,  des  fleurs  embaument  les  airs 
de  leurs  suaves  parfums.  Dans  le  sein  de  la  beauté  tendre  et  naïve  encore 
s'éveillent  les  désirs  brûlans  d'une  passion  qui  l'étonné  par  sa  nouveauté;  et  le 
cœur  de  la  jeune  fille,  en  soupii'ant*^our  la  première  fois,  salue  l'hôte  iuconuu 
qui  vient  le  visiter  et  le  réjouir. 

TOUTES    DEUX. 

La  tendre  fleur  n'est  pas  la  seule  qui  s'ouvre  au  jour  qui  lui  sourit  : 
l'homme,  ce  souverain  de  la  terre,  sent  son  cœur  s'épanouir  au  feu  du  rayon 
bienfaisant.  L'amour  a  tendu  son  arc  paré  de  fleurs,  et  règne  en  maître  sur 
l'univers. 


504 

Sur  les  pas  de  la  reine  Vasavadatta,  qui  vient  présenter  son  offrande  à 
Kàma-Dèva,  marche,  en  qualité  de  suivante,  une  jeune  beauté  dont  on  ne 
connaît  ni  le  rang  ni  le  pays.  Sagarika  (tel  est  son  nom)  voitr  le  piince  Valsa 
près  de  lu  statue  de  l'Amour-  elle  le  prend  pour  le  Dieu  lui-nièmo,  et 
s'éprend  pour  lui  d'une  violente  passion.  C'est  en  traçant  les  traits  de  Vatsa 
qu'elle  cherche  à  apaiser  le  feu  qui  la  dévore:  —  «Mon  cœur,  dit-elle , 
Lat  avec  force,  ma  main  tremble  :  cependant  il  faut  que  j'essaie,  et  puis- 
que l'occasion  me  favorise,  tentons  d'achever  celte  ébauche,  comme  le  seul 
moyen  d'avoir  toujours  sa  figure  sous  mes  yeux.  » 

Sousangata,  son  amie,  arrive  en  ce  moment  et  surprend  son  secret  j  mais, 
au  moment  où  Sagarika  peint  à  celle-ci  l'état  de  son  cœur,  un  grand  bruit  se 
fait  entendre  :  le  singe  royal  s'est  échappé  de  sa  loge,  cnlraînanl  avec  lui  les 
débris  de  sa  chaîne  d'or  qu'il  a  brisée.  Dans  son  trouble  et  sa  frayeur,  Sagarika 
laisse  tomber  le  portrait  du  roi  près  duquel  son  amie  a  ébauché  à  la  hâte 
les  siens  propres.  Comme  on  s'y  attend  bien,  le  roi,  en  se  promenant  avec  son 
ami  Vasantaka  dans  le  berceau  des  bananiers,  voit  et  ramasse  la  peinture. Pen- 
dant que  le  prince  est  occupé  à  l'examiner,  les  deux  amies  viennent  pour  la 
chercher  j  mais  elles  se  cachent  en  entendant  parler  Vasantaka. 

VASANTAKA. 

Eh  bien  I  seigneur!  quelle  est  celte  jeune  beauté  qui  baisse  la  tête  avec  tant 
de  modestie?  qu'en  pensez-vous? 

SOrSANGATA. 

1 

Tu  es  heureuse ,  ma  chère  j  on  est  à  faire  ton  éloge . 

SAGARIKA. 

Comment  peux-tu  ainsi  le  rire  de  moi?  Tu  me  crois  donc  bien  légère?... 

VATSA. 

Ma  vue  ne  peut  se  rassasier  de  contempler  ces  membres  gracieux,  cotte 
taille  élégante.  Elle  quille  avec  peine  une  beauté  pour  en  admirer  une  autre  : 
ce  sein  qui  s'épanouit  comme  le  plus  frais  boulon  ;  plus  haut ,  ces  yeux  doux  et 
expressifs,  où  tremble  une  larme  aussi  pure  que  le  cristal... 

SOLSANGATA. 

Entendi-tu? 

SAGARIKA. 

Entends-tu?...  il  loue  le  talent  de  l'ariistc. 

VASANTAKA. 

Bien  ,  sire  ;  et  ne  pouvcz-vous  remarquer  que  ,  dans  cet  objet  de  son  amour, 
c'est  vous  que  la  demoiselle  a  icprésenté? 

VATSA. 

Je  l'avoue;  elle  a  d'une  manière  flatteuse  exprimé  ma  ressemblance.  Je  ne 
puis  douter  de  ses  sculimens;  car  observe  ces  traces  de  pleurs  qui  paraissent  sur 


505 

son  ouvrage  :  de  même,  en  ce  moment,  une  douce  sueur  couvre  et  baigne 
tout  mon  corps. 

SAGARIKA  (à  elle-même). 

O  mon  cœur,  rcjouis-toi  :  ta  passion  est  retournée  à  sa  source  première.  » 

Mais  par  malheur  le  dieu  d'amour  ,  si  favorable  communément ,  au  moins 
sur  le  théâtre  ,  au  bonheur  des  amans,  met  ici  de  côté  sa  protection.  La  reine 
survient  tout-à-coup,  et,  après  avoir  aperçu  le  portrait,  elle  f.it  à  son  béné- 
vole époux  une  mercuriale  que  celui-ci  reçoit  presqu'à  genoux  et  couvert  du 
rouge  de  la  honte.  Néanmoins  tout  irait  presque  bien  ,  si  Yasavadatta  n'avait 
appris  le  rendez-vous  que  l'amie  de  Sagarika  a  ménagé  aux  deux  amans.  Mais 
pendant  que  Vat;a  se  morfond  en  attendant  sa  belle  amie,  qu'il  soupire,  et 
jouit  intérieurement  delà  victoire  facile  que  va  lui  off.ir  une  jeune  beauté  dont 
le  cœur  est  épris,  Vasavadatta,  imitant  la  démarche  craintive  d'une  tendre 
bergère  s'avançant  à  un  premier  rendez-vous,  se  présente  devant  le  prince  avec 
Une  deses  suivantes.  Celui-ci  croyant  s'adresser  à  Sagarika,  commence  à  débiter 
ses  gracieuses  comparaisons;  mais  ses  paroles  ne  coulent  plus  avec  autant  d'a- 
bondance, quand  son  épouse,  levant  son  voile,  lui  montre  des  traits  qu'il  ne 
redoute  que  tiop.  Le  pauvre  roi  est  presque  anéanti,  et,  quand  il  revient  à 
lui-même,  Vasavadalta  a  disparu  fière  de  son  triomphe.  Cependant,  comme 
tous  les  malheurs  ne  peuvent  venir  à  la  fois,  Sagarika  arrive  enfin  ,  et  le  prince 
oublie  près  d'elle  son  humiliation  et  les  regards  furieux  de  son  intraitable 
moitié.  Disons  avec  Vasantaka  :  «  Heureux,  si  la  reine  ne  revient  pas  comme 
une  rafale  précipitée,  poumons  enlever  notre  beau  temps!  » 

HélasI  cetévènement  n'estque  trop  près  de  se  réaliser.  Fâchée  d'avoir  rejeté 
avec  dédain  les  paroles  repentantes  de  son  époux,  et  conduite  d'ailleurs  par  le 
génie  qui  favorise  la  bonne  cause,  la  reine  se  hàle  de  revenir  piès  du  pauvre 
Vutsa  :  «  x\pprochons  doucement  derrière  lui,  dit-elle,  je  jetterai  mes  bras  au- 
tour de  son  cou,  et  lui  dirai  que  je  lui  pardonne.  »  Ce  retour  de  tendresse  venait 
encoie  bien  mal  à  propos  ;  et  Vatsa  eût  sans  doute  préféré  voir  retarder  quel- 
que peu  son  pardon.  Digne  mai'i  I  il  est  si  peu  maître  dans  sa  maison,  qu'il  n'ose 
pas  prononcer  un  mot,  ni  même  lever  son  regard,  tandis  que  Vasavadatta  fait 
ignominieusement  marcher  devant  elle  la  malheureuse  et  faible  Sagarika, 
qu'elle  fait  ensuite  enchaîner  dans  une  pièce  écartée  de  ses  apparlemenî.  Au 
moment  où  on  l'entraîne,  Sogarika  a  à  peine  le  teu^ps  de  donner  à  son  amie 
Sousangata  un  collier  de  diamans  qu'elle  la  charge  de  remetlie  au  bon  Yasan- 
taka,  qui  s'est  aussi  un  peu  ressenti  de  la  jalouse  fureur  de  la  reine. 

Pendant  que  Valsa  se  console  conmic  il  peut  du  coup  d'Etat  de  son  héroïque 
épouse,  on  vient  lui  annoncer  l'arrivée  de  Vasoubhoùti ,  envoyé  extraordinaire 
de  Vikramabahou  ,  roi  de  Ceylan.  Celui-ci  explique  ainsi  le  sujet  de  son  mes- 
sage :  a  Par  suite  de  la  prophétie  d'un  devin  célèbre,  qui  avait  annoncé  que 
l'époux  de  Retnavali,  fille  du  souverain  de  Ceylan,  deviendrait  le  maître  du 

2.  '  34 


506 

monde,  le  ministre  de  votre  majesté  l'avait  demandée  pour  vous  en  mariage. 
Ne  voulant  point  causer  de  chagrin  a  Vasavadatta,  le  roi  de  Ceylan  avait  éludé 
sa  proposition  j  mais  ayant  appris,  on  ne  sait  comment ,  que  la  reine  était  morte, 
il  consentit  à  vous  envoyer  sa  fille.  Hélas  I  le  vaisseau  qui  la  portait  périt  dans 
un  naufrage...  v 

Il  en  était  là  de  son  récit,  quand  on  voit  des  flammes  brillantes  sortir  du  toit 
du  palais  j  les  appartemenssout  en  feuj  la  reine  ne  peut  s'empêcher  de  plaindre 
la  pauvre  Sagurika,  que  les  chaînes  empêchent  de  fuir.  A  cette  nouvelle ,  le 
roi,  désespéré,  vole  au  secours  de  son  amante  j  il  pénètre  jusqu'au  fond  da  pa- 
lais ,  et  la  lueur  de  l'incendie  lui  montre  Sagarika  qui  appelle  à  grands  cris  soa 
secours.  Les  fers  qui  attachent  ses  pieds  gênent  sa  marche,  il  l'enlève  dans  ses 
bras  et  la  porte  loin  du  danger. 

Vasoubhoùti ,  en  voyant  cette  jeune  fille ,  sent  son  cœur  agité  ;  il  demande 
quel  est  son  nom  et  son  pays.  La  reine  lui  apprend  qu'elle  a  été  remise  entre 
ses  mains  par  Yogandharayana  ,  premier  ministre  de  Vatsa  ;  tout  ce  qu'elle  en 
sait,  c'est  qu^elIc  avait  été  sauvée  de  la  mer;  par  cette  raison,  on  l'a  appelée 
Sagarika  ou  fille  de  l'Océan.  La  ressemblance ,  le  collier  qu'il  aperçoit  au  cou 
de  Vasantaka  ,  et  qu'il  reconnaît  pour  avoir  appartenu  à  Rctnavali,  ce  que  la 
reine  vient  de  lui  apprendre,  tout  lui  assure  que  c'est  la  fille  que  son  maitre 
crovait  avoir  perdue  à  jamais ,  et  il  en  a  une  preuve  certaine,  loj'sque  Sagarika 
s'écrie  en  l'apercevant  :  «  Ah!  le  ministre  Vasoubhoùti I  » 

Il  est  bon  de  remarquer  que  l'incendie  du  palais  n'avait  rien  de  réel ,  et  qu'il 
était  dû  aux  enchantemens  d'un  habile  magicien  favorable  aux  deux  amans.  U 
ne  manque  plus  à  ceux-ci ,  pour  que  le  bonheur  soit  complet ,  que  d'être  ren- 
dus l'un  à  l'autre  :  la  reine  oublie  donc  ses  scrupules,  et,  pour  en  finir,  cède 
en  toute  propriété  au  roi ,  cette  rivale  qu'il  aime. 

La  citation  d'un  des  morceaux  descriptifs  les  plus  admirés  par  les  Pandits 
Hindous,  dans  la  pièce  de  Pietnavali,  fera  parfaitement  apprécier  l'immense  dis- 
tance qu'il  y  a  entre  cette  composition  du  Marini  des  bords  du  Gange,  et  les 
œuvres  du  bon  temps  de  l'art  dramatique  indien  que  nous  avons  précédem- 
ment analvsécs.  —  «  Le  monarque  aux  milles  rayons  (le  soleil)  approche  des 
bi).squets  des  montagnes  occidentaJes.  Après  avoir  achevé  son  voyage  dans  le 
ciel,  le  dieu,  dont  le  char  n'a  qu'une  seule  roue,  se  propose  maintenant  de  sus- 
pendre ses  travaux  jusqu'à  l'aurore  de  demain;  il  rappelle  à  lui  ses  claités 
éparses,  dont  les  lignes  dorées,  convergeant  autour  de  son  tr(jne_,  ressemblent 
à  des  rayons  brillans  qui  vicndiaient  aboutir  à  leur  centre,  de  la  vaste  circon- 
férence des  sphères.  Après  avoir  rassemblé  toutes  ses  lumières,  il  se  repose  un 
instant  sur  le  sommet  des  monts  placés  à  la  limite  de  son  empire.  Le  maitie  du 
joursemble  ainsi  adresser  ses  adieux  à  la  plante  du  lotus  :  «  Adieu,  ma  bicn- 
aimée;  mon  heure  est  venue,  il  faut  que  je  parte.  Que  le  sommeil  ferme  ta 
paupière  jusqu'à  ce  que  je  vienne  encore  troubler  ton  repos  I...  »  D'abord 


507 

amassées  à  Toricnt,  les  ténèbres  s'avancent  et  couvrent  successivement  les 
autres  régions  du  ciel.  Elles  aiifjmcntcnt  à  mesure  qu'elles  s'approchent;  elles 
prennent  la  couleur  qui  distingue  le  cou  de  Siva  (i)j  et  les  montagnes,  les 
arbres,  les  villes,  les  cieux  et  la  terre,  disparaissent  à  la  vue.  » 

Tel  est  le  joli  marivaudage  descriptif  que  l'on  rencontre  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  pièce  attribuée  au  prince  Harcha-Dèva  j  et ,  malgré  la  grâce  et  le  sémil- 
lant de  la  plupart  des  détails  de  cette  petite  comédie  ,  des  lecteurs  européens 
se  rendront  difficilement  compte  de  la  brillante  réputatioa  qu'elle  a  obtenue 
dans  les  Indes. 

V. 

Nous  avons  jusqu'ici  rencontré  dans  les  compositions  dramatiques  des  Hin- 
dous ,  d'admirables  esquisses ,  où  la  nature  matérielle  revit  avec  tout  son  luxe, 
avec  toute  sa  majesté,  avec  ses  brillaus  contrastes.  Les  œuvres  de  BavablwûU 
el  de  [\a/i(Iasa  ne  laissent  rien  à  désirer  sous  ce  rapport^non  plus  que  souscelui 
delà  peinture  de  ces  douces  et  brûlantes  émotions  du  cœur  qui,  toujours  et 
partout,  ont  fait  le  bonheur  et  le  tourment  de  l'espèce  humaine.  Mais  dans 
la  littérature  indienne  ,  comme  dans  toutes  les  littératures  orientales,  qui. 
semblent  ne  vivre  que  d'instincts  et  d'inspirations  spontanées  ,  on  trouve  peu 
de  ces  génies  excentiiques  ,  de  ces  o'oservateurs  profonds  qui  vont  fouiller 
dans  les  abris  les  plus  secrets  de  l'âme  humaine,  poiu'  en  dévoiler  les  transfor- 
mations et  les  mystères.  Le  prince  Soudraka  est  du  petit  nombre  des  poètes 
dramatiques  qui  se  sont  livrés  avec  succès  à  cette  difficile  étude  ;  et  aucun  écri- 
vain de  l'Inde  ne  peut  lui  être  comparé  dans  la  peinture  des  mœurs  et  des  pas- 
sions. Soudraka  saisit  et  nuance  les  caractères  avec  une  grande  vérité  et  une 
énergie  profonde.  Piien  d'indécis,  de  décoloré  dans  ses  tableaux  ;  rien  qui'n'ait 
un  sens  précis,  un  but  bien  déterminé.  Tous  ses  portraits  semblent  ,  encore 
aujourd'hui,  vivre  et  respirer;  ils  n'appartiennent  point  seulement  au  pavs  où. 
ils  sont  mis  en  scène;  ils  sont  de  tous  les  temps ,  de  tous  les  lieux,  comme 
tout  ce  qui  est  vrai  et  naturel.  Le  prince  SoudraJ>a  paraît  avoir  vécu,  et  com- 
posé la  seule  pièce  que  l'on  connaisse  de  lui  en  Europe ,  vers  le  premier  siècle 
de  l'ère  vulgaire.  Tout  ce  que  l'on  sait  de  la  vie  de  ce  poète  royal,  se  ti'ouve, 
à  peu  près ,  dans  le  prologue  du  drame  qui  lui  est  attribué  :  il  fut  un  poète,  y 
est-il  dit^  dont  l'extérieur  avait  la  majesté  de  l'éléphant,  les  yeux,  la  vivacité 
de  ceux  delà  perdrix  j  levisafie,  l'éclat  de  la  pleine  lune.  Sa  personne  était 
noble,  ses  manières  aimables",  sa  véracité  à  toute  épreuve.  Issu  de  la  race  royale, 
il  se  nommait  Soudraka  ;  également  versé  dans  la  connaissance  des  védas  ,  dans 
les  sciences  mathématiques ,  dans  les  beaux-ai'ts  et  l'éducation  dei  éléphans. 

(i)  Le  (lieu  de  la  mort. 

34. 


Par  la  faveur  de  Si  va,  ses  yeux  ne  fureut  point  éteints  par  les  ténèbres  de  ïa 
vieillesse  :  il  vit  son  fils  assis  sur  le  trône;  et,  arrive  à  l'àf^e  de  cent  ans,  il  en- 
tra dans  le  feu  du  bûcher.  Il  était  courageux  à  la  guerre,  et  prêt  à  marcher, 
armé  de  sa  seule  valeur  ,  contre  un  redoutable  adversaire  ;  cependant  la  colère 
était  loin  de  son  cœur.  Illustre  parmi  ceux  qui  sont  instruits  dans  les  védas ,  et 
riche  en  piété  ,  tel  fut  le  prince  Soudraka.  «> 

Le  drame  de  Soudraka  ,  par  lequel  nous  terminerons  l'analyse  des  meil- 
leures pièces  du  théâtre  dei  Hindous  ,  est  intitulé  :  Mritcliakati,  ou  le  Chariot 
d'argile,  bien  qu'il  n'y  soit  question  de  chariot  que  dans  un  sens  tout-à-fait 
détourné',  et  dans  un  petit  incident  qui  se  trouve  à  peine  lié  au  reste  de  la 
pièce.  Ce  drame  est  en  dix  actes. 

Trois  caractères  ressoitent  profondément  dans  cette  œuvre  pleine  de  mou- 
vement et  de  poésie,  et  de  leur  opposition  naissent  les  plus  hautes  leçons  de 
morale.  Le  héros  du  drame  est  un  jeune  brahmane  nommé  Tcharoudatta,que 
l'infortune  a  fait  descendre  d'un  rang  distingué;  mais  qui  ,  au  milieu  de  ses 
malheurs,  a  conservé  toute  la  noblesse  de  sou  âme  et  toute  la  générosité  du 
plus  beau  caractère.  On  a  dit,  et  avec  raison,  que  le  spectacle  le  plus  admi- 
rable que  puisse  offrir  l'univers,  c'est  la  lutte  d'une  grande  âme  avec  un  mau- 
vais sort.  Le  poète  indien  a  formulé  cette  pensée  dans  chaque  partie  de  son 
diame.  D'un  bout  de  la  pièce  à  l'autre,  la  figure  de  Tcharoudalta  ne  cesse 
d'appeler  l'intérêt  et  l'admiration.  Elle  purifie  et  idéalise  tout  ce  qui  l'en- 
toure, et  semble  n'avoir  été  jetée  sur  la  terre  que  comme  un  reflet  du  ciel,  ou 
une  émanation  d'un  monde  meilleur.  Cette  mélancolique  et  touchante  créa- 
tion d'un  grand  poète  est  le  triomphe  personnifié  de  la  vertu  sur  la  souffrance 
physique  et  l'humiliation  morale. 

Une  autre  figure  du  drame  est  placée  là  comme  un  anneau  qui  rattache  la 
première  à  l'humanité.  Ici,  c'est  l'amour  chaste  et  pur  aux  prises  avec  toutes 
les  circonstances  qui  déshonorent  et  avilissent.  C'est  le  fou  de  la  vestale  entre- 
tenu dans  le  cœur  d'une  courtisane.  Celle-ci,  en  aimant  ïcharoudatla,  ne  l'a 
point  fait  descendre  jusqu'à  elle  ;  c'est  le  jeune  Bi'ahmane  qui  l'a  élevée  jus- 
qu'à lui,  qui  lui  a  oté  sa  flétiissure,  et  a  changé  en  piscine  le  bourbier  dans 
lequel  elle  était  plongée.  Dès  lors,  elle  n'est  plus  la  fille  légère  et  volage  ,  la 
femme  aux  amours  faciles  ;  la  courtisane  a  disparu  pour  hiire  place  à  l'amante 
timide  et  délicate,  et,  so\is  l'influence  d'une  noble  et  véritable  affection  ,  son 
âme  s'est  parée  de  toutes  les  vertus. 

Soudraka  a  tracé  encore  avec  un  grand  talent  un  autre  caractère  sur  lequel 
roule  presque  toute  l'intrigue  de  son  drame.  Il  a  voulu  mettre  en  regard  le 
vice  foi  luné  et  la  vertu  malheureuse;  les  goûts  débauchés  ,  les  passions  lion- 
teuscs  ,  et  les  penchans  dégradés  de  l'homme  puissant,  et,  d'im  autre  côté  ,  la 
sublime  résigu  '.lion  et  le  noble  désinléresscmcnt  de  l'homme  de  bien  que  la 
livrée  de  l'inlortunc  n'a  point  flétri.  Le  prince  Saraslhauaka  est  le  mauvais  gé- 


509 

nie  de  la  pièce.  Le  poète,  en  le  faisant  aussi  ridicule  qu'il  est  cruel  ,  a  formulé 
celte  pensée  aussi  vraie  que  profonde,  savoir  qu'un  esprit  mal  fait  est  éternel- 
lement le  corollaire  d'une  âme  méchante.  Il  s'est  attaché  à  faire  ressortir  la 
sottise  en  même  temps  que  la  bassesse  de  cet  homme,  et  il  lui  a  imposé  le  châ- 
timent le  plus  sanglant,  en  lui  jetant,  au  dénouement  de  son  drame,  le  pardon 
du  noble  rival  qu'il  avait  voulu  faire  condamner  à  une  mort  ignominieuse. 

Ces  trois  figures  principales  n'empêchent  point  le  développement  d'autres 
caractères,  moins  importans  il  est  vrai,  mais  dans  la  peinture  desquels  l'on 
reconnaît  toujours  la  touche  du  maître.  Le  plus  intéressant  de  ces  personnages 
secondaires  est  un  Brahmane  bon  vivant,  ami  et  commensal  de  Tcharoudatta, 
et  dont  le  caractère  contraste  d'une  manière  plaisante  avec  celui  du  héros  du 
diame.  C'est  presque  toujours  de  ce  genre  d'opposition  que  les  poètes  hindous 
tirent  le  comique  de  leurs  scènes.  Un  personnage  encore  fort  original  ,  est 
celui  d'un  voleur  de  bon  ton,  qui  met  tant  de  délicatesse,  d'esprit  et  de  philo- 
sophie dans  la  manière  avec  laquelle  il  détrousse  son  monde  ,  qu'où  se  sent 
malgré  soi  porté  à  désirer  que  le  ciel  bénisse  ses  entreprises,  toutes  peu  ortho- 
doxes qu'elles  puissent  être. 

Nous  arrivons  à  l'analyse  du  Mritchakati.  Au  premier  acte ,  Tcharoudatta 
paraît  en  scène ,  faisant  son  offrande  aux  dieux  domestiques.  Après  l'accom- 
plissement de  cette  cérémonie  pieuse,  ses  pensées  se  reportent  avec  tristesse 
sur  la  malheureuse  situation  dans  laquelle  il  se  trouve.  Mais  ce  qui  répand 
l'amertume  dans  son  âme,  ce  n'est  point  la  perte  de  ses  ricliesses,  ou  la  priva- 
tion des  plaisirs  de  la  vie  :  «  On  peut  m'en  croire^  dit-il  à  son  ami  Métréya , 
ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  regrette  ma  fortune  passée;  mais  que  l'hôte  ne 
vienne  plus  frapper  à  la  maison  d'oii  la  richesse  a  fui  ;  voilà  ce  qui  m'afflige! 
Hélas  I  ce  qui  fait  l'amertume  de  la  pauvreté,  c'est  qu'alors  nos  amis  devien- 
nent sourds  à  nos  désirs ,  et  donnent  à  nos  douleurs  une  angoisse  plus  vive. 
La  foi  de  l'homme  pauvre  est  méprisée  ;  le  tendre  éclat  des  vertus  pâlit  et  s'ef- 
face. L'empreinte  du  soupçon  est  attachée  sur  lui.  D'autres  ont-ils  commis  des 
crimes  ?  c'est  lui  qui  en  est  accusé.  Personne  ne  cherche  à  le  connaître ,  à 
échanger  avec  lui  le  salut  de  l'amitié  j  personne  qui  lui  accorde  quelque 
marque  de  respect.  Si  parfois  ,  dans  le  palais  des  riches  ,  il  prend  place  aux 
banquets  solennels  ,  les  convives  plus  fortunés  le  regardent  avec  une  surprise 
dédaigneuse  j  et  si,  par  hasard,  il  rencontre  sur  sa  route  quelque  homme  riche 
et  puissant,  il  se  tient  à  l'écart,  le  front  baissé,  rougissant  des  haillons  qui  le 
couvrent,  et  se  réjouissant  de  n'avoir  pas  été  vu.  Croyez-moi,  la  pauvreté  est 
un  crime  pour  lequel  il  n'est  point  de  pardon.  » 

Métréva,  pour  complaire  aux  désirs  de  son  ami,  sort  pour  aller  présenter 
son  offrande  aux  divinités.  Au  moment  où  il  ouvre  la  porte  extérieure  de  la 
maison  de  Tcharoudatta  ,  une  jeune  fille  s'y  introduit  furtivement,  en  étei- 
gnant, du  vent  de  souécharpe,  la  lampe  qu'il  tenait  à  la  main.  Poursuivie  par  le 


510 

beau-frère  <3u  roi  accompagné  de  quelques  serviteurs,  Vasantaséna  ,  la  courti- 
sane, s'est  élancée  par  la  première  porte  ouverte  qui  s'est  offerte  sur  sou  che- 
min ,  et  elle  bénit  intérieurement  son  heureux  destin,  lorsqu'elle  apprend 
qu'elle  se  trouve  dans  la  demeure  du  jeune  Brahmane  qu'elle  a  naguèie  ren- 
contiéc  dans  le  temple  de  Kamadcva  ,  et  qui  depuis  lors  n'est  plus  sorti  de  son 
souvenir.  Tjne  scène  charmante  ,  dans  laquelle  ïcharoudalta  ,  prenant  dans 
robscurité  Vasantaséna  pour  une  de  ses  servintos  ,  lui  donne  quelques  ordres 
relativement  à  son  fils,  met  parfaitement  eti  relief  ces  deux  caractères.  Bientôt 
Vasantaséna  est  reconnue;  Tcharnudatta  ,  qui  n'a  point  été  non  plus  insen- 
sible aux  charmes  de  cette  belle  personne,  renferme  son  amour  dans  son  cœur. 
Il  se  prépare  donc  à  reconduire  chez  elle  Vasantaséna  ,  qui  lui  dit  avant  de 
s'éloigner  :  «  R.cspeetable  protecteur  ,  si  vraiment  j'ai  trouvé  grâce  devant 
vous,  permettez-moi  de  laisser  ces  bijoux  dans  votre  maison.  C'était  pour  me 
les  enlever  que  me  poursuivaient  les  brif;ands   auxquels  je  viens  d'échapper.  » 

Pendant  que  Tcharoudatta  reconduit  Vasantaséna  dans  sa  c'emeure  ,  nott 
point  à  la  clarté  des  torches,  comme  il  l'eût  désiré,  mais  h  celle  de  la  lune, 
pale  comme  les  joues  de  la  jeune  Jille  (jui  languit  d'amour  ;  le  poète  amène 
une  scène  incidente  qui  se  passe  dans  une  des  rues  d'Oudjaïn.  C'est  une  scène 
de  tripot ,  comme  il  peut  chaque  jour  en  tomber  sous  nos  yeux.  Rien  de  plus 
gai,  de  plus  piquant  et  de  plus  animé  que  ce  petit  tabicdu  tragi-comique  ,  où 
se  rencontrent  mille  traits  qui  peignent  admirablement  le  joueur.  Voici  ce  que 
l'auteur  de  la  pièce  dit  de  la  passion  du  jeu,  qui,  ainsi  qu'on  peut  en  avoir  la 
preuve  dans  tous  les  poèmes  et  toutes  les  traditions  indiennes,  était  extrême- 
ment répandue  et  fort  enracinée  sur  les  bords  du  Gange  : 

«  Le  jeu  est  pour  on  joueur  un  empire  sans  trône.  Il  ne  pense  jamais  d'a- 
vance à  la  défaite;  il  lève  tribut  sur  tout  ,  et  dépense  libéralement  C2  qu'il 
reçoit.  Il  a  les  revenus  d'un  prince,  et  compte  les  liclips  parmi  ses  serviteurs. 
Argent,  femmes,  amis,  tout  cela  se  gagne  à  la  table  de  jeu,  et  tout  est  gagné  , 
tout  est  possédé,  tout  est  perdu  en  jouant.   » 

Le  troisième  acte  s'ouvre  par  une  scène  des  plus  remarquables,  tout  à  la  fols 
comme  étude  des  anciennes  mœurs  de  l'Inde  ,  et  comme  étude  artistique. 
Tcharoudatta  vient  d'assister ,  avec  son  ami  Métréya  ,  à  un  concert  où  s'est 
fait  entendre  Rébhila  ,  le  plus  célèbre  des  musiciens  d'Oudjaïn.  Le  jeune 
Brahmane  ne  peut  renfermer  en  lui-même  les  douces  émotions  que  ces  chants 
ont  excitées  dans  son  cœur;  il  parle  avec  feu  du  talent  du  musicien,  et  des  tou- 
chantes mélodies  qu'il  faisait  sortir  de  son  luth;  tandis  que  Métréya,  dont  les 
goûts  sont  beaucoup  plus  prosaïques  que  ceux  de  son  compagnon  ,  cherche  â 
l'arracher  à  son  enthousiasme  et  à  le  ramener  i  la  réalité  ;  cette  petite  scène 
nous  semble  au-dessus  de  tout  éloge. 

TCHAROUDATTA. 

Excellent!  merveilleux!  Rébhila  a  chanté  de  la  manière  la  plus  exquise.  Si 


r» 


511 

le  luth  harmonieux  n*est  pas  l'un  des  joyaux  sortis  de  rocéan,  il  est  assuiTment 
un  joyau  du  ciel.  Pareil  à  un  tendre  ami ,  il  charme  le  cœur  de  l'homme  soli- 
taire, et  prête  un  attrait  de  plus  à  la  société.  Pour  les  amans,  il  berce  les  cha- 
grins de  l'absence ,  et  donne  une  force  nouvelle  au  feu  de  la  passion, 

METREYA. 

Venez,  monsieur^  rentrons  à  la  maison, 

TCHAROUDATTA. 

En  vérité,  ravissant  Rébhila,  c'est  supérieurement  chanté! 

métuéya. 

Maintenant,  à  moi  :  il  y  a  deux  choses  que  je  ne  puis  voir  sans  rire  :  une 
femme  qui  lit  le  sanscrit  et  un  homme  qui  chante  une  chanson.  La  femme  na- 
rille  et  souftle  comme  une  génisse  à  qui  l'on  passe  pour  la  première  fois  une 
corde  dans  les  naseaux;  et  l'homme  marmotte  d'un  ton  rauque,  comme  un 
vieux  pandit  qui  a  récité  son  chapelet,  jus,]u'à  ce  que  les  fleurs  de  sa  guirlande 
soient  aussi  sèches  que  son  gosier,  {i.  mon  avis,  tout  cela  est  excessivement  ri- 
dicule. 

TCHAROrDATTA. 

Quoi!  mon  bon  ami,  vous  n'avez  pas  été  enchanté  ce  soir  de  la  brillante 
exécution  de  Rébhila  !  Les  sons  étaient  doux ,  bien  articulés  et  moelleux ,  rem' 
plis  d'une  mélodie  gracieuse,  enchanteresse,  ravissante,  rendus  avec  une  ex- 
pression brûlante  et  passiounée  ;  tellement  que  ,  plus  d'une  fois ,  j'ai  pensé  que 
des  accens  aussi  suaves  devaient  sortir  de  la  bouche  d'une  femme  voilée  à  nos 
yeux.  Toujours  à  mes  oreilles  retentissent  ces  accords  délicieux;  en  marchant, 
il  me  semble  entendre  encore  cette  vois  pure,  flexible  et  mélodieuse,  et  les  son* 
charmans  du  luth,  tantôt  mollement  cadencés,  tantôt  s'élevant  avec  force,  tan- 
tôt mourant  avec  langueur,  puis  attaquant  d'un  ton  folâtre  une  variation  vive  et 
légère,  pour  revenir  toujours  à  leur  premier  thème  que  le  goût  avait  choisi. 

11  est  certainement  impossible  de  parler  de  la  musique  avec  un  sentiment 
plus  profond  et  plus  poétique  de  l'art.  Tandis  que  Tcharoudatta,  rentré  au 
logis,  s'endort,  bercé  par  les  sons  de  la  délicieuse  musique  qu'il  a  entendue, 
un  voleur  se  dispose  à  pénétrer  dans  son  habitation.  Ecoutons  son  monologue  : 
jamais ,  que  je  sache,  la  noble  science  de  ia  pince  et  du  croc  n'a  trouvé  un 
plus  digne  élève  ,  un  plus  intéressant  interprète. 

a  La  reine  des  cieux,  dit-il,  est  à  son  déclin  :  c'est  bien...  la  nuit,  comme  une 
tendre  mère,  couvre  de  son  ombre  protectrice  ceux  de  ses  enfans  dont  le  cou- 
rage attaque  les  habitations  humaines,  et  elle  les  préserve  d'une  rencontre  avec 
les  serviteurs  du  roi...  J'ai  fait  une  brèche  au  mur  de  la  rue  ,  et  j'ai  pénéli'O 
dans  le  jardin...  maintenant  voyons  pour  la  maison...  Les  hommes  appellent 
infâme  uu  art  dont  le  succès  est  fondé  sur  le  sommeil  des  autres ,  et  le  gain  sur 
notre  adresse.  Si  ce  n'est  pas  de  l'héroïsme,  c'est  au  moins  de  l'indépendance  ; 
et  c'est  une  chose  préférable  à  l'hommage  payé  par  des  esclaves...  Où  ferai-je 


512 

la  brèche?  quel  côté  est  affaibli  par  l'humidité  récente?  où  est-il  probable 
<juc  les  morceaux,  en  tombant,  ne  feront  aucun  bruit?  Vovoiis.  comment 
procèderai-je?  Le  dieu  à  la  lance  doiée  ,  enseigne  quatre  manières  de  faire  une 
brèche  à  une  maison  :  détacher  les  briques  cuites  ,  couper  celles  qui  ne  le  sont 
pas  ,  jeter  de  l'eau  sur  les  murs  en  terre  ,  et  percer  celui  qui  est  en  bois.  Ce  mur 
est  de  briques  cuites  ,  il  faut  donc  les  détacher;  mais  je  veux  leur  donner  une 
preuve  de  mon  fjénic...  il  faut  quelque  chose  qui  étonne,  etc.  » 

Je  regi'ette  que  le  peu  d'espace  qui  me  reste  m'cmpèclie  de  citer  tout  ce 
morceau,  qui  est  parfait  de  verve  et  de  fine  obiervalion. 

Charf^é  de  remettre  à  "Vasantaséna  ,  non  point  ses  bijoux,  dont  la  tactique 
habile  de  notre  voleur  a  malhcuseusement  débarrassé  Tcliaroudalta  ,  mais  un 
collier  de  perles  en  retour  ,  sous  prétexte  que  celui-ci  a  perdu  au  jeu  les  parures 
<]ue  la  courtisane  lui  avait  confiées;  Métréya  peint  ainsi,  dans  un  soliloque, 
toutes  les  magnificences  de  la  demeure  de  Vasanlaséna  qu'il  parcourt. 

«Jolie  entrée  assurément!  le  seuil  est  peint  avec  soin,  bien  balayé,  bien 
lavé.  Le  carreau  est  orné  de  guirlandes  des  fleurs  les  plus  suaves.  Le  faîte  de 
cette  porte  est  magnifique;  et,  par  son  élévation  ,  il  nous  procure  le  plaisir  de 
voir  les  nuages  ,  en  même  temps  que  le  jasmin  qui  le  décore,  retombe  en  fes- 
tons trerablans,  comme  la  guirlande  qui  fut  autrefois  suspendue  à  la  trompe  de 
l'éléphant  d'Indra...  les  cbapiteaux  des  deux  colonnes,  à  gauche  et  à  droite 
de  la  porte  ,  supportent  des  vases  à  fleurs,  élégans  et  d'un  pur  cristal ,  dans  les- 
quels s'élèvent  déjeunes  manguiers.  Les  panneaux  sont  couverts  d'ornemens  en 
or.  Tout  semble  ici  crier  au  pauvre  :  Eloigne- toi  î  oui,  tant  de  splendeur 
éblouirait  l'œil  même  du  plus  sage. 

(  Entrant  dans  la  première  cour.  ) 

Bénédiction  I  pourqiioi  cette  file  de  palais  aussi  blancs  que  la  lune  ,  que  la 
conque  marine,  ou  que  la  tige  du  lotus?  Le  stuc  a  été  prodigué  partout,  des 
escaliers  dorés,  formés  de  pierres  de  diverses  couleurs,  conduisent  aux  apparte- 
inens  supérieurs,  d'où  la  vue  embrasse  tout  Oudjaïu.  Les  croisées  de  cristal 
sont  aussi  brillantes  que  les  yeux  d'une  jeune  fille,  dont  le  visage  efface  la  beauté 
de  la  lune.  Le  portier  est  assoupi  sur  un  large  siège,  aussi  imposant  qu'un 
brahmane  enfoncé  dans  l'étude  des  védas;  et  les  corbeaux  eux-mêmes  gorgés 
de  riz  et  de  lait  caillé,  dédaignent  les  restes  du  sacrifice,  comme  si  c'était  la 
poussière  du  plàlic.  » 

Après  avoir  admiré  et  décrit  pompeusement  les  beautés  répandues  dans  les 
huit  cours  de  la  maison,  il  pénètre  dans  le  jardin  :  «Quelle  scène  agréable! 
s'écrie-t-il;  les  arbres  sans  nombre  sont  courbés  sous  le  poids  de  fruits  délicieux! 
Entre  ces  arbres,  sont  pl.icées  des  escarpoIelt(»s  de  soie  propres  .à  balancer  les 
jeunes  et  légères  beautés.  Le  jasmin  jaune,  le  gracieux  malaii,  la  mallika  fleurie, 
cèdent  d'eux-mêmes  leurs  fleurs,  et  couvrent  la  terre  d'un  tapis  plus  beau  que 
ceux  que  l'on  trouve  dans  les  bosquets  d'Indra,  Le  bassin  est  rempli  de  fleurs 


bl3 

du  lotus  rouge,  et  ressemble,  à  l'orient  colore  des'  rayons  joyeux  d'un  soleil 
matinal.  Ici,  l'asoka,  riclie  de  fleurs  cramoisies,  brille  comme  un  jeune 
{Turrrier  qui  vient  d'être  baigne  de  cette  pluie  sanglante  que  font  couler  les 
combats...  » 

Cctic  curieuse  description  de  l'iiabitation  d'une  courtisane  indienne,  il  y  a 
dix-huit  siècles,  prouve  que  ces  beautés  faciles  n'étaient  pas  moins  bien  traitées 
par  la  fortune  sur  les  bords  du  Gange  ,  qu'au  milieu  de  la  brillante  civilisation 
grecque. 

Pendant  l'absence  de  Mctréya,  il  survient  un  violent  orage  que  Tcharou- 
datta  décrit  ainsi  :  a  Un  orage  violent  se  prépare;  l'obscurité  croissante  réjouit 
le  paon  et  désole  le  cvgne,  qui  n'a  pas  encore  pensé  à  fuir  dans  sa  retraite.  Ce^ 
ombres  épaisses  resserrent  le  cœiu-  affligé  de  celle  qui  s'intéresse  au  voyageur 
absent.  Dans  les  airs  ,  le  sombre  nuage  s'avance  avec  pompe  ,  ceint  de  l  éclair 
doré  qui  rappelle  le  brillant  vêtement  du  Dieu  Késava  ;  au-dessus  de  lui  ,  s'é- 
lève une  longue  file  de  cigognes,  blanche  comme  la  conque  marine.  Du  sein 
de  l'obscure  nuée,  descendent  rapidement  des  gouttes  argentées,  qui,  brillant 
à  travers  le  sillon  lumineux  que  forme  l'éclair,  rayonnent  et  étincellent,  pa- 
reilles à  une  frange  magnifique  qui  se  détache  de  la  robe  du  ciel.  Chassé  par 
le  vent,  le  nuage,  dans  sa  fuite,  prend  mille  formes  diverses.  L'œil  croit  y  re- 
connaître la  grue  qui  voyage,  ou  le  cvgne  qui  s'élance;  il  y  distingue  des 
dauphins,  des  monstres  de  la  mer,  d'énormes  dragons,  des  créneaux  et  des 
tours.  » 

Cependant  Vasantaséna  a  trouvé  dans  le  changement  des  bijoux  qui  lui  ont 
été  rapportés,  une  occasion  de  revoir  celui  qu'elle  aime.  Après  le  départ  de 
Mélréya,  et  malgré  l'aspect  menaçant  du  ciel,  elle  sort  avec  sa  suivante  :  «C'est 
égal,  dit-elle,  que  les  nuages  fondent  par  torrens,  que  le  tonnerre  gronde, 
que  les  traiis  enflammés  du  ciel  viennent  assaillir  la  terre;  l'amante  intrépide 
que  son  cœur  inspire  marche  avec  assurance  et  ne  redoute  point  les  fureurs  de 
la  tempête.  » 

L'entrevue  de  Tcharoudatta  et  de  Vasantaséna  est  décrite  par  Soudraka 
avec  une  grâce  charmante;  bientôt  les  deux  amans  s'avouent  leur  amour  mu- 
tuel, et  le  jeune  Brahmane  s'écrie  en  pressant  son  amie  sur  son  cœur  :  «  Que 
la  pluie  tombe  des  cieux  abaissés  sur  nous,  que  l'éclair  lance  au  loin  ses  mille 
flammes  ;  ils  m'ont  traité  en   ami  ;  ils  m'ont  donné  celle  pour  qui  je  soupirais 

eu  vain  I Vois,  mon  amour,  l'arc  d'Indra  (l'arc-cn-ciel)  se  dessine  dans  le 

ciel,  et  s'alonge  comme  un  homme  qui  étend  ses  bras  fatigués.  Le  ciel  s'en- 
tr'ouvrc  et  laisse  écliapper  comme  drs  langues  de  feu....  les  nuages  qui  le 
couvrent  s'abaissent;  tout  nou»  invite  au  repos...  Rentrons;  les  gouttes  d'eau 
tombent  avec  un  bruit  agréable  sur  la  ft.'uille  du  palmier;  elles  sont  aussi 
douces,  aussi  harmonieuses  pour  l'oreille  que  les  accens  d'une  belle  voix  ou 
les  accords  du  luth  mélodieux.  » 


614 

Vasantaséna  n'a  point  quitté  le  toit  du  jeune  brahmane.  Le  lendemain 
matin,  elle  rencontre  dans  les  appartemens  intérieurs  le  jeune  fils  de  Tcharou- 
datta  :  l'enfant  pleure,  parce  qu'il  a  vu  un  char  d'or  au  fils  d'un  riche  voisin, 
et  que  lui  n'en  a  qu'un  de  terre  j  Vasantaséna  le  console,  l'accable  de  caresses  j 
puis  lui  donne  ses  bijoux  pour  qu'il  achète  un  chariot  d'or.  Tel  est  l'incident 
qui  explique  le  titre  de  la  pièce.  Cette  petite  scène  domestique  est  ravissante  de 
naturel  et  de  grâce,  Soudraka  excelle  à  jeter  de  l'intérêt  et  du  charme  sur  les 
circonstances  les  moins  importantes;  et  aucun  poète  dramatique,  que  je  sache, 
n'a  su  aussi  bien  que  lui  ennoblir  les  incidens  les  plus  communs  de  la  vie,  tout 
en  ne  s'écartant  jamais  de  la  ligne  du  vrai. 

Cependant  Tcharoudatta  avait  lait  préparer  une  litière  qui  devait  conduire 
son  amante  dans  un  jardin  public  situé  hors  de  l'enceinte  de  la  ville,  et  où  il 
était  convenu  qu'il  se  rendrait  lui-même.  Soudraka  amène  ici  diverses  scènes 
populaires,  dans  la  peinture  desquelles  le  poète  royal  semble  surtout  se  com- 
plaire, et  qu'il  traite  avec  son  talent  habituel.  Or,  il  arrive  que  Vasantaséna 
monte  dans  la  voiture  du  frère  du  roi,  que  son  cocher  avait  arrêtée  fortuitement 
devant  la  porte  de  derrière  de  la  maison  de  Tcharoudatta,  tandis  que,  dans  la 
litière  qui  lui  était  destinée,  s'élance  et  se  cache  un  homme  que  les  gens  du 
roi  poursuivent.  Cet  homme  est  un  pasteur,  nommé  Aryaka,  que  le  roi  d'Oud- 
jaïn  avait  fait  arrêter  et  emprisonner  pour  échapper  aux  suites  d'une  prophétie 
qui  annonçait  que  ce  pasteur  le  détrônerait.  Aryaka  est  parvenu  à  briser  ses 
chaînes,  et,  grâce  à  la  voiture  de  Tcharoudatta,  il  sort  de  la  ville  et  échappe 
ainsi  à  ses  pei-sécuteurs. 

La  malheureuse  Vasantaséna  se  trouve  bientôt,  sans  qu'elle  s'en  doute,  en  la 
puissance  du  prince  libertin,  aux  poursuites  duquel  elle  avait  eu  jusqu'alors 
tant  de  peine  à  se  soustraire  j  mais  c'est  en  vain  que  celui-ci  la  presse  de  céder 
à  son  amour,  et  qu'il  se  jette  à  ses  pieds,  Vasantaséna  repousse  avec  mépris  ses 
offres  et  ses  prières.  Alors,  un  projet  abominable  naît  dans  l'esprit  du  prince  : 
la  courtisane  mourra,  et  Tcharoudatta  sera  accusé  de  ce  meurtre.  Il  propose 
l'exécution  de  ce  forfait  à  un  ami  qui  l'accompagne  :  «  Qu'avez-vous  à  craindre? 
luidit'il  j  dans  ces  lieux  écartés  qui  vous  verra?  »  Son  compagnon  lui  répond,:  — 
Toute  la  nature,  les  royaumes  de  l'espace  qui  nous  environne,  les  génies  de  ces 
bosquets,  la  lune,  le  soleil,  les  vents,  la  voûte  du  ciel,  le  sol  de  la  terre  qui 
nous  soutient,  le  monarque  terrible  de  l'enfer,  et  ma  conscience  :  voilà  tous 
les  témoins  du  bien  et  du  mal  que  font  les  hommes,  et  ces  témoins  me  verront.» 
Malgré  ces  belles  paroles,  le  crime  s'exécute,  et  Vasantaséna  meurt  étranglée 
par  la  ceinture  du  prince  en  bénissant  le  nom  de  son  amant.  Tcharoudatta, 
accusé  par  le  beau'frère  du  roi,  est  amené  devant  le  tribunal,  que  le  poète 
décrit  ainsi  : 

«  Le  tribunal  ressemble  à  une  mer...  les  conseillers  sont  abîmés  dans  leurs 
pensées;  les  avocats  querelleurs  ressemblent  aux  vagues  agitées;  ces  procureurs, 


515 

ce  sont  les  serpens  ruses  qui  couvrent  d'écume  la  surface  des  eaux;  les  espions 
sont  ces  poissons  à  écailles  caches  au  milieu  des  herbes  marinesj  et  ces  vils  dé» 
nonciatcurs  ressemblent  à  ces  coui  lis,  volant  au-dessus  des  flots,  et  qui  se  ba- 
lancent dans  les  airs  au  moment  où  ils  vont  saisir  leur  proie.  Ce  banc,  où  l'on 
devrait  voir  la  justice,  est  danfjereux,  rude,  et  souvent  brisé  par  les  tempêtes 
de  l'oppression.  » 

]Mal-;ré  la  haute  réputation  de  sagesse  et  de  probité  que  s'est  acquis  dans 
Ondjaïn  le  nom  du  jeune  Brahmane,  mille  circonstances  semblent  venir  étayer 
l'accusation  de  son  calomniateur.  Les  juges  baissent  la  tète,  et  Tcharoudatta 
est  déclaré  criminel.  D'après  les  lois  de  Manou,  il  ne  peut,  en  qualité  de 
Brahmane,  ni  être  mis  à  mort,  ni  encourir  la  confiscation  de  ses  biens;  sa  seule 
peine  doit  être  le  bannissement.  Mais  le  roi  Palaka,  digne  en  tous  points  de 
son  infâme  boau-frcre  ,  ordonne  que  Tcharoudatta  soit  conduit  au  son  du  tam- 
bour, au  cimetière  du  siad  où  se  font  les  exécutions,  et  que  là  il  soit  empalé. 
En  apprenant  celte  cruelle  sentence  ,  le  brahmane  s'écrie  ;  «  Monarque  injuste 
et  inconsidéré!  c'est  ainsi  que  des  conseillers  cruels  poussent  un  prince  impru- 
dent à  des  actions  dont  il  doit  éprouver  un  repentir  amer.  Ainsi  bien  des  inno- 
cens  tombent  victimes  de  l'iniquité  de  ministres  perfides, qui  répandent  le  dés- 
honneur sur  leur  souverain,  et  finissent  par  l'entraîner  avec  eux  dans  l'abîme.  » 

Dès  ce  moment  la  pièce  s'élève  aux  plus  hautes  inspirations  tragiques.  Sou- 
draka  a  su  jeter  l'intérêt  le  plus  profond  et  le  plus  pathétique  sur  ces  der- 
nières et  terribles  scènes  de  son  drame.  Tcharoudatta,  calme  et  résigné,  s'a- 
vance vers  le  lieu  du  supplice;  une  foule  immense  l'entoure  ;  et  au  milieu 
d'elle,  pas  un  homme  qui  ne  détourne  les  regards  ,  pas  une  femme  qui  ne 
verse  des  larmes  ;  il  semble  que  toute  la  ville  soit  condamnée  avec  lui.  Ses 
bourreaux  eux-mêmes  sont  consternés,  et  il  y  a  quelque  chose  de  profondé- 
ment touchant  dans  ces  paroles  qu'adresse  l'un  d'eux  à  la  multitude  :  «  Place, 
messieurs  :  que  regardez-vous?  un  brave  homme  dont  la  tête  va  bientôt  tom- 
ber, un  arbre  qui  servit  d'abri  aux  pauvres  oiseaux,  et  qui  va  être  coupé.  » 

jNIais  bientôt  une  scène  encore  plus  pathétique  se  déroule  à  nos  yeux;  Mé- 
tréva  paraît  avec  l'enfant  de  Tcharoudatta  qui  vient  recevoir  la  dernière  béné- 
diction de  son  père  : 

mÉtrÉya. 

Nous  ne  le  verrons  plus  qu'une  fois,  mon  enfant;  votre  bon  père  on  va  le 
faire  mourir. 

i,'enfa>t. 

Mon  père,  mon  père  ! 

TCHAnOXJDATTA 

Viens  ici,  mon  cher  enfant.  (11  Temlirasse  et  lui  prend  les  mains.)  Ces  petites 
ïnains  suffiront  à  peine  pour  jeter  les  tristes  et  dernières  gouttes  d'eau  sur 
mon  bûcher  funéraire. ...  elles  seront  faibles  les  libations  que  mon  âme  recevra 


516 

de  ton  amour,  et  alors  une  longue  et  pénible  soif  oie  poursuivra  dans  le  ciel... 
quel  affreux  souvenir  je  vais  te  laisser  de  moi ,  ô  mon  fils!  que  pourras-tu  dans 
la  suite  dire  de  ton  père?...  ce  cordon  sacré,  je  te  le  donne,  tandlsqu'i!  est  en- 
core à  moi.  Le  plus  bel  ornement  du  brahmane,  mon  enfant,  ce  n'est  point 
l'or  ou  les  pierres  précieuses,  c'est  ce  cordon  j  qu'il  soit  ta  parure  quand  je  ne 
serai  plus. 

LE     PREMIER    EXECUTEUR. 

Allons  ,  Tcharoudatta ,  marchons. 

LE    SECOND    EXÉCUTEUR. 

Plus  de  respect,  mon  maître;  rappelle-toi  que,  la  nuit  comme  le  jour,  dans 
l'adversité  comme  dans  la  prospérité,  le  prix  d'un  homme  est  toujours  le 
même....  Venez,  monsieurj  les  plaintes  sont  inutiles,  la  destinée  suit  son 
cours.... 

l'enfant. 

Où  menez-vous  mon  père ,  vil  tchandala  ? 

tcharoudatta. 

Je  vais  à  la  mort ,  mon  enfant.  La  fatale  guirlande  est  attachée  à  mon  cou  ; 
le  pal,  instrument  du  supplice,  est  sur  mon  épaule  ;  le  dcse?poir  pèse  sur  mon 
cœur  :  comme  une  victime  préparée  pour  le  supplice,  je  vais  au-devant  de 
mon  destin... 

l'enfant. 

Pourquoi  donc  donner  la  mort  à  mon  père? 

LE    PRF.MIER    EXECUTEUR. 

Le  roi  nous  l'ordonne;  c'est  sa  faute,  et  non  la  nôtre. 

l'enfant. 
Prenez-moi  plutôt  pour  me  tuer  :  laissez  aller  mon  père. 

LE    PREMIER    EXECUTEUR. 

Mofl  brave  petit,  puissiez-vous  vivre  long-temps  ! 
TCHAROUDATTA  ( l'cmbrassaul}. 

Voilà  la  véritable  opulence  !  Cet  amour  sourit  également  au  pauvre  et  au 
riche.  Le  baume  précieux  du  cœur  n'est  pas  l'herbe  odoriférante  ou  l'aromate 
pavé  à  grands  frais  :  non,  c'est  le  soufHe  de  la  nature;  c'est  le  parfum  sacré  de 
l'affection. 

Arrivés  à  la  place  d'exécution,  les  bourreaux  se  disputent  entre  eux  à  qui  ne 
prêtera  point,  en  cette  circonstance,  son  terrible  ministère. 

Tcharoudatta  pâlit  en  a[)crcevant  plusieurs  cadavres  de  suppliciés,  et  est 
obligé  de  s'asseoir,  a  Quoi  !  vous  avez  peur,  Tcharoudatta?  dit  un  des  exécu- 
teurs. 

—  J'ai  peur  de  l'infamie,  répond  en  se  levant  Tcharoudatta,  mais  non  point 
de  la  mort. 


517 

Vasantaséna  n'est  point  morte;  elle  a  été  aperçue,  cachée  sous  un  monceau 
de  feuilles  sèches,  par  un  mendiant  bouddhiste,  qui  l'a  secourue  et  rappelée  à 
la  vie.  Ils  se  dirigeaient  tous  deux  vers  la  demeure  de  Tcharoudatta,  lorsqu'ils 
entendent  tout-à-coup  la  proclamation  qui  annonce  que  le  jeune  brahmane  est 
condamné  à  mort  pour  avoir  assassiné  Vasantaséna.  Celle-ci,  hors  d'elle-même, 
se  jette  à  travers  la  foule,  et,  au  moment  où  Tcharoudatta  va  subir  l'ignomi- 
nieux supplice  du  pal,  son  amie  se  précipite  dans  ses  bras. 

«Qui  donc,  s'écrie  Tcharoudatta,  pareil  à  la  pluie  qui  sauve  la  moisson 
desséchée  ,  est  venu  m'arracher  à  la  mort  que  je  voyais  déjà  devant  moi  ?...  Est- 
ce  bien  Vasantaséua  ?...  ou  quelque  esprit  qui  lui  ressemble,  descendu  des 
cicux  pour  me  secourir  ?  Suis-jc  éveillé ,  ou  mes  sens  ne  sont-ils  pas  sous  l'em- 
pire de  l'illusion?  Ma  chère  Vasantaséna  est-elle  toujours  vivante?  ou  vient- 
elle  des  sphères  célestes  pour  sauver  la  vie  de  celui  qu'elle  aimait P^  Quelque 
déesse  se  présente-t-elle  revêtue  de  ses  trails  enchanteurs  ?» 

Sur  ces  entrefaites,  un  giand  événement  politique  s'accomplissait  dans  les 
murs  d'Oudjaïn;  le  monarque  régnant  perdait  la  vie  :  et  bientôt  une  voix  fit 
entendre  ces  paroles,  en  approchant  de  la  place  de  l'exécution  : 

«Cette  main  a  tué  le  tyran;  et  notre  vaillant  chef,  l'invincible  Aryaka  , 
monte  en  ce  moment  sur  le  trône  de  Palaka.  Il  a  été  sacré  avec  empressement, 
et  son  premier  ordre,  auquel  nous  obéissons,  est  d'élever  le  vertueux  Tcha- 
roudatta au-dessus  du  malheur  et  de  la  crainte.  Tout  est  fini...  l'ennemi,  dé- 
pourvu de  valeur  et  de  prudence,  est  tombé...  les  citoyens  voient  ce  change- 
ment avec  plaisir;  et  c'est  ainsi  qu'une  noble  audace  vient  d'arracher  un 
empire  à  ses  anciens  maîtres  ,  et  de  conquérir  une  domination  aussi  absolue  sur 
la  terre  que  celle  qu'Indra  se  fait  gloire  de  posséder  dans  le  ciel.  » 

Ce  dixième  et  dernier  acte  de  la  pièce  se  termine  par  la  nomination  de 
Tcharoudatta  au  gouvernement  d'Oudjayani.  Il  arrache  aussi  à  la  mort  son 
misérable  ennemi,  que  le  peuple  voulait  mettre  en  pièces  :  —  Puisque  Arvaka, 
dit-il,  est  investi  du  pouvoir  souverain  ,  et  me  regarde  comme  son  ami;  puis- 
que tous  mes  ennemis  sont  détruits  ,  excepté  un  pauvre  misérable,  qui  a  reçu 
la  liberté  pour  apprendre  à  se  repentir  de  ses  fautes  passées;  puisque  mon  hon- 
neur est  rétabli,  que  tout  ce  qui  m'est  précieux  m'est  aujourd'hui  rendu ,  je 
n'ai  plus  rien  à  désirer;  tous  mes  vœux  sont  comblés... 

Nous  ne  nous  étendrons  point  davantage  sur  le  mérite  de  la  pièce  du 
■prince  Soiidraha.  L'analyse  que  nous  en  avons  offerte  suffira,  ce  nous  sem- 
ble, pour  la  faire  juger  digne  d'être  placée  au  rang  des  chefs-d'œuvre  dra- 
matiques anciens  et  modernes.  Cette  composition  indienne,  où  l'on  rencontre 
avec  étonnement  presque  toutes  les  données  des  nouvelles  théories  dramatiques, 
ne  serait  assurément  point  étudiée  sans  fruit  par  les  écrivains  de  nos  jours;  enfin, 
si  une  ordonnance  parfaite  dans  le  plan,  si  une  savante  combinaison  d'incidens 
pleins  d'intérêt  et  de  détails  ingénieux,  si  un  grand  talent  d'observation,  si  un 


518 

pinceau  habile  à  saisir  et  à  exprimer  le  langage  si  varié  des  passions  humaines , 
constituent  une  œuvre  dramatique  remarquable j  le  MritcIiakaU  mciite,  à  tous 
égards,  la  popularité  que  nous  accordons  aux  productions  européennes  les  plus 
vantées  en  ce  genre. 

Nous  essayerons,  dans  un  prochain  article,  d'étudier  et  d'approfondir  le  sys- 
tème dramatique  adopté  par  les  Hindous,  nous  analyserons  leurs  combinaisons 
scéniques,  et  chercherons  à  caractériser  les  différences  et  les  points  de  compa- 
raison qui  existent  entre  les  chefs-d'œuvre  du  théâtre  sanscrit ,  et  ceux  des  dif- 
férens  théâtres  de  l'Europe. 

HENRY   B.    .    .    . 


LITTÉRATURE  ORIENTALE. 


Aimer,  chanter  et  combattre,  voilà  en  trois  mots  toute  la  vie  d'Ati- 
tar,  toute  l'analyse  de  son  poème. 

Depuis  plus  de  quinze  siècles,  si  l'on  en  croit  les  traditions  orientales, 
le  nom  d'Aniarroteniit  dans  les  récits  et  dans  les  chants  des  Arabes  du 
Désert  dont  ce  héros  est  la  personnification. 

Il  n'y  a  que  peu  d'années  que  ce  roman  extraordinaire  est  connu  en 
Europe.  Les  Anglais  doivent  à  M.  Térick  Hamilton  une  traduction  com- 
plète de  cet  ouvrage;  nous  n'en  possédons  en  France  que  quehjues 
fragmens ,  qui  font  vivement  désirer  que  les  savans  orientalistes  de 
notre  pays  enrichissent  bientôt  notre  littérature  d'une  traduction  com- 
plète de  ce  délicieux  poème.  C'est  comme  essai  sans  doute  que  M.  Car- 
din deCardonne  en  a  inséré  plusieurs  fragmcns  dans  le  J\oia>caii  journal 
asiatique.  Nous  nous  empressons  d'offrir  l'épisode  suivant  (i)  à  nos  lec- 

(i)  NouYcau  Journal  Asiatique.  Tome  xni ,  nP  75. 


519 

leurs  à  qui  le  Voyage  en  Orient  de  !\I.  de  Lamartine  n'a  pu  qu'inspirer 
le  plus  haut  intérêt  pour  le  héros  et  pour  son  poème  (1). 

LE  SABRE  D'ANTAR. 

Après  les  nombreuses  et  brillantes  expéditions  qui  avaient  ramené 
parmi  eux  l'abondance  et  la  paix ,  les  guerriers  de  la  tribu  d'Abs  s'é- 
taient réunis,  à  l'invitation  de  leur  roi  Zéer,  près  de  la  source  Zat  el 
Arsad,  dans  un  riant  vallon.  Après  un  repas  splendide,  des  esclaves 
firent  circuler  des  coupes  remplies  devin,  tandis  que  des  jeunes  filles 
dansaient  sur  la  verdure  au  son  du  tambour  de  basque  et  des  chants  de 
leurs  mères. 

Entouré  des  princes  ses  fils  et  des  premiers  seigneurs  de  la  tribu,  le 
roi  Zéer,  qui  préside  avec  une  bonté  patriarcale  aux  plaisirs  de  la  jour- 
née >  invite  Antar  à  faire  entendre  quelques  chants  de  sa  composition. 
Un  profond  silence  règne  dans  l'assemblée  :  Antar  reste  un  instant 
pensif,  les  yeux  fixés  vers  la  terre,  relève  la  tète  et  chante  ces  vers  d'un 
ton  grave  et  majestueux  : 

«  Grand  roi ,  vivez  heureux ,  vivez  exempt  d'inquiétude  :  tout  pro- 
spère au  gré  de  vos  dé.sirs.  Votre  présence  répand  l'allégresse  de  l'Orient 
à  l'Occident;  elle  rend  plus  douce  l'eau  de  cette  source  ;  elle  anime  la 
verdure  de  cette  plaine ,  et  fait  mieux  apprécier  le  parfum  qu'exhalent 
ces  fleurs. 

»  Nous  nous  glorifions  de  vider  nos  coupes  avec  vous  ,  vous  le  dispen- 
sateur de  la  gloire.  Que  le  sourire  soit  à  jamais  sur  vos  lèvres,  et  que 
les  coups  de  votre  lance  soient  toujours  inévitables! 

;>  Hélas  !  (excusez  un  soupir  arraché  par  l'image  d'une  jeune  vierge 
qui  habite  nos  tentes  )  !  mon  cœur  consumé  d'amour  n'a  encore  ressenti 
que  des  chagrins.  J'ai  vu  cette  beauté  ,  et  j'ai  perdu  le  repos.  Mon  seul 
espoir  est  dans  la  bienveillance  et  la  protection  du  puissant  Zéer. 

»  Les  faits  de  ce  grand  roi  sont  aussi  éclatans  qu'une  lumière  dans  les 
ténèbres.  Il  paraît,  et  tout  rentre  dans  Tordre.  Qu'il  ne  cesse  d'être 
glorieux  dans  ses  entreprises!  Que  la  mort  précède  toujours  les  pas  de 
ses  invincibles  guerriers  !  » 

(i)  M.  De  Lamartine  a  inséré  dans  son  Vo^'cige  plusieurs  fragmcns  da  roman  d'An- 
tar.  Il  donne  aussi  (  tome  II,  p.  264)  desrensuigncmcns  curieux  sur  cet  ouvrage  si  cé- 
lèbre en  Orient.  Nous  nous  abstenons  de  toutes  réflexions  après  celles  de  l'illustre  TOja* 
gçuT  ;  il  n'appartient  qu'à  un  poète  de  juger  un  poème. 


520 

A  peine  Antar  avait  fini  ces  vers  qu'un  nuage  de  pousâièr*e  obscurcit 
l'horizon;  il  s'élève  jusqu'au  ciel,  semblable  à  un  voile;  on  aperçoit 
au  bas  une  frange  noire  de  cavaliers  ,  on  entend  les  hennissemens  des 
chevaux,  et  bientôt  on  distingue  cent  guerriers  dont  les  armures  ren- 
voient les  rayons  du  soleil.  A  leur  lèle  est  un  jeune  homme,  vêtu  de 
riches  étoffes  dionie,  et  monté  sur  une  superbe  jument  arabe. 

Ces  guerriers  s'arrêtent  en  ordre  à  quelque  distance  de  la  source  : 
leur  chef,  l'air  triste  et  abattu,  s'avance  vers  le  roi  Zéer  :  «  Appui  des 
malheureux  ,  lui  dit-il,  toi  qui  m'accueillis  généreusement  lorsque  j'é- 
tais orphelin,  qui  daignas  inspirer  à  mon  jeune  cœur  l'amour  de  la 
gloire  et  de  la  vertu  ;  mets  le  comble  à  tes  bienfaits  en  m'accordant  ta 
puissante  protection  contre  un  méchant  qui  voudrait  anéantir  ma 
tribu.  » 

A  la  voix  de  ce  jeune  homme,  le  prince  Malik,  fils  de  Zéer,  a  re- 
connu son  frère  Assan  ,  le  fils  de  celle  qui  l'a  nourri.  Il  s'élance  vers  lui, 
le  presse  sur  son  cœur,  lui  demande  la  cause  d'un  chagrin  qu'il  vou- 
drait déjà  soulager.  Antar,  spectateur  immobile  de  celte  scène,  était  im- 
patient d'en  connaître  la  cause  ;  peut-être,  ô  lecteur  !  partagez- vous  son 
impatience  :  nous  allons  ,  pour  la  satisfaire,  reprendre  le  récit  de  plus 
haut. 

Dans  une  de  ses  expéditions,  le  roi  Zéer  avait  autrefois  enlevé  sept 
femmes  de  la  tribu  de  Mazen,  et  les  avait  conduites  chez  lui  avec  le  pe- 
tit Hassan  dont  le  père  avait  été  tué  dans  le  combat.  Hassan  était  encore 
à  la  mamelle  quand  il  arriva  à  la  tribu  d'Abs  avec  Sébié  sa  mère.  Té- 
matour,  épouse  du  roi  Zéer,  venait  de  donner  le  jour  au  prince  Malik. 
Sébié  fut  chargée  d'allaiter  ce  jeune  prince  :  Malik  et  Assan  grandirent 
ensemble,  et  leurs  âmes,  assorties  par  un  doux  rapport  de  caractère, 
s'attachèrent  fortement  l'une  à  l'autre.  Le  prince  IMalik,  doué  d'une 
rare  beauté,  se  faisait  remarquer  par  les  égards  et  le  respect  qu'il  té- 
moignait aux  femmes.  11  était  chéri  dans  sa  tribu  à  cause  de  sa  bonté 
naturelle  et  de  son  éloquence  prodigieuse. 

Cependant  la  mère  d'Hassan  conservait  dans  son  cœur  le  désir  de  re- 
voir sa  famille  et  la  tribu  de  Mazcn.  Le  souvenir  d'une  sœur  chérie, 
qui  vivait  dans  celte  tribu,  la  tourmentait.  Tématour  la  surprit  un 
jour  baignée  de  larmes,  elle  renlcndit  s'écrier  en  sanglotant:  «  INon, 
je  ne  reverrai  jamais  le  pays  qui  m'a  donné  le  jour.  Je  serai  éternelle- 
ment séparée  d'une  sœur  que  j'uimais  tant  et  de  tout  ce  qui  m'attachait 
à  la  vie.  » 


521 

Tématour,  touchée  de  ses  justes  regrets  ,  sollicita  de  son  époux  l'af- 
franchissement de  Sébié;  elle  l'obtint  facilement ,  et  accompagna  cette 
faveur  de  riches  présens  qui  assuraient  à  Sébié  une  heureuse  existence. 
Assan  ,  qui  était  déjà  grand  et  avait  contracté  toutes  les  habitudes  des 
enfans  d'Abs,  eut  beaucoup  de  peine  à  se  séparer  de  ses  frères  d'armes. 
Cependant  il  suivit  sa  mère,  arriva  avec  elle  à  la  tribu  de  Mazen,  et 
parvint,  par  ses  heureuses  qualités,  à  se  faire  aimer  des  Mazénides  ;  il 
fit  même  remarquer  son  adresse  et  son  courage  dans  plusieurs  ex- 
péditions. 

Sébié  était  au  comble  de  la  joie  auprès  d'une  sœur  chérie^  épouse 
d'un  riche  seigneur  nommé  Nudjoum  le  Mazénide.  Cette  sœur  avait  une 
fille  charmante  qui  portail  avec  justice  le  beau  nom  de  Nahoumé  (1). 
Les  deux  sœurs  vivaient  ensemble  et  se  plaisaient  u  cultiver  les  heu- 
reuses dispositions  de  la  jeune  Nahoumé. 

Hassan  ne  put  voir  sa  cousine  sans  en  devenir  épris.  La  douce  habi- 
tude de  vivre  avec  elle  augmentait  chaque  jour  sa  passion,  sans  qu'il 
osât  la  déclarer,  lorsqu'un  certain  Aouf,  cavalier  riche  et  puissant  de  la 
tribu  de  Terdjem,  se  présente  chez  Nudjoum.  On  lui  fait  une  brillante 
réception  ,  on  égorge  des  agneaux  et  un  chameau  ,  on  lui  offre  un  repas 
magnifique. 

A  la  fin  du  repas  ,  Aouf,  enhardi  par  les  fumées  du  vin  ,  se  lève  et  de- 
mande à  Nudjoum  sa  fille  Nahoumé.  Nudjoum  hésite  à  répondre.  Has- 
san troublé  croit  déjà  se  voir  enlever  sa  chère  Nahoumé;  il  ne  se  pos- 
sède plus  ;  il  se  lève  aussi  et  dit  :  «  Par  mon  rang,  par  ma  naissance  et 
par  ma  parenté,  je  dois  avoir  de  préférence  la  main  de  ma  cousine;  je 
ne  souffrirai  pas  que  Nahoumé  s'éloigne  de  sa  tribu  pour  aller  vivre 
chez  des  étrangers.  » 

Aouf  le  Terdjémide,  les  yeux  étincelans  de  colère  et  de  jalousie,  s'é- 
crie :  «  Malheureux  jeune  homme,  tu  oses  te  comparer  à  un  soigneur 
arabe ,  avoir  des  prétentions  aussi  élevées  que  moi  ;  tu  as  l'audace  de 
m'interrompre,  toi,  misérable  orphelin  !  —  Jesuis,  répond  Hassan,  plus 
noble  que  toi  par  mon  père  et  ma  mère  :  rends  grâces  à  Dieu  de  ce  que 
tu  es  sous  celle  lente,  sans  cela  mon  cimeterre  se  trouverait  plus  voisin 
de  ton  conque  la  salive  ne  l'est  de  ta  langue.  Si  tu  es  fier  de  tes  riches- 
ses,  je  te  dirai  que  tous  les  biens  des  Arabes  seront  à  moi  quand  je  le 
voudrai.  Si  lu  te  prévaus  de  Ion  adresse  à  manier  un  coursier  ou  à  te 

(i)  Nahoumé  en  arabe  sigolGe  belle  et  gracieute. 

2  35 


522 

servir  de  la  lance  et  du  cimeterre ,  tu  n'as  qu'à  venir  te  mesurer  avec 
moi.  n 

Aouf,  au  comble  de  la  fureur,  saisit  ses  armes,  s'élance  sur  son  che- 
val et  sort  hors  des  tentes.  Hassan  le  suit  de  près;  il  arrive  suivi  de 
toute  la  tribu,  qui  veut  être  témoin  de  ce  combat.  Hassan  fond  sur  son 
advei^aire,  pare  un  coup  de  lance  que  celui-ci  voulait  lui  porter;  il 
s'approdhe  d'Aouf,  et  d'un  bras  Vigoureux  le  saisissant  à  la  poitrine 
par  la  cotte  de  maille ,  il  l'enlève  et  le  renverse  aux  pieds  de  son  cheval. 
Hassan  allait  trancher  la  tète  à  son  rival;  mais  Nudjoum  s'j  oppose  eh 
"disant  qu'il  avait  reçu  l'hospitalité  chez  lui.  Hassan  se  borne  à  lui  cou- 
per les  cheveux  sur  le  front  ,  et  à  lui  lier  les  mains  derrière  le  dos.  111e 
laisse  dans  cet  état  retourner  vers  sa  tribu. 

La  nouvelle  de  cet  exploit  se  répandit  parmi  les  Arabes,  et  personne 
n'osa  plus  désormais  se  présenter  pour  demander  la  main  de  Nahoumë. 

Hassan ,  qui  s'était  vu  contraint  par  cet  événement  de  déclarer  son 
amour,  attendait,  dans  une  inquiétude  inexprimable ,  la  décision  de 
Nudjoum  à  son  égard.  Sa  jeunesse,  son  peu  de  fortune,  tout  lui  faisait 
craindre  un  refus.  Plongé  dans  des  réflexions  pleines  d'amertume ,  il  se 
livrait  au  désespoir,  lorsqu'une  esclave  qui  lui  était  dévouée  vint  le  tirer 
de  son  incertitude,  en  lui  rapportant  qu'elle  avait  entendu  Nudjoum 
dire  à  son  épouse  qu'il  verrait  avec  plaisir  son  neveu  ,  dont  il  estimait 
la  bravoure  et  la  générosité,  devenir  son  gendre  s'il  était  plus  riche. 
Ce  rapport  fait  renaîire  l'espoir  dans  le  cœur  d'Hassan  ;  il  va  trouver 
son  oncle,  couvicni  avec  lui  de  la  dot  qu'il  doit  lui  donner  pour  obtenir 
la  main  de  sa  bien-aimée  ,  et  lui  déclare  qu'il  est  résolu  d'aller,  avec  de 
braves  compagnons  d'armes,  pour  conquérir  avec  la  lance  la  dot  de 
Nahoumé. 

Avant  de  quitter  la  tribu,  Hassan  fait  dire  à  son  amante  qu'il  l'attend 
hors  du  camp;  bientôt  il  la  voit  accourir  avec  la  légèreté  et  les  grâces 
d'une  timide  gazelle.  Hassan  l'informe  de  son  projet,  et  lui  fait  les  plus 
touchans  adieux.  Nahoumé,  effrayée  à  la  nouvelle  des  dangers  qu'Hais- 
san  va  braver  pour  l'amour  d'elle,  verse  un  torrent  de  larujes  et  s'é- 
crie :  «Cher  amant ,  que  le  ciel  veille  sur  toi!»  Ses  sanglots  l'empê- 
chent d'en  dire  davantage.  Hassan  l'embrasse  sur  le  front,  et  coûtât 
rejoindre  ses  frères  d'armes.  Ils  marchèrent  vers  le  pays  d'Anadan, 
traversèrent  le  Neldjem  et  le  Guilan,  et  leur  voyage  fut  de  longue 
durée. 

Pendant  i'abi>encc  d  Hassan,  un  guerrier  nommé  Assaf,  parcourant 


523 

ùiî  jour',  aWc  é[VieVquè5  uns  de  ses  cavaliers  ,  les  terres  qui  le  séparaient 
des  autres  tribus,  s  écarta  des  siens,  et  vint  seul  reconnaître  le  campe- 
ment deà  Maiénides.  Tandis  qu'il  admirait  ses  gras  pâturages,  il  voit 
auprès  d'un  lac  un  essaim  de  jeunes  filles,  parmi  lesquelles  était  la 
belle  Nahoumé.  Elle  folâtrait  en  liberté  avec  ses  compagnes.  Nahoumé 
sortait  du  lac  avec  plus  d'éclat  et  de  majesté  que  l'astre  des  nuits  dans 
toute  sa  plénitude.  Elle  souriait ,  et  montrait  une  rangée  de  perles  sous 
dts  lèvres  de  corail.  A  cet  aspect ,  Assaf  reste  immobile  :  il  éprouve  un 
sentiment  qui  lui  était  jusqu'alors  inconnu.  Les  jeunes  filles  l'aperce- 
vanl  remarquent  que  ses  yeux  sont  fixés  sur  ^Nahoumé  ;  elles  lui  font  un 
rempart ,  la  cachent  au  milieu  d'elles  en  criant  à  Assaf  :  «Avez-vous 
perdu  tout  sentiment  de  pudeur,  de  venir  ainsi  porter  vos  regards  in- 
discrets sur  des  femmes?  Ce  n'est  pas  là,  certes,  l'action  d'un  brave 
ni  d'un  galant  homme.  » 

Ces  reproches  forcent  Assaf  de  s'éloigner  j  mais  il  se  retire  lentement 
et  le  cœur  plein  de  Tirnage  de  Nahoumé.  Assaf,  seigneur  dt  la  tribu 
de  Kahtan,  se  faisait  remarquer  par  une  taille  gigantesque  et  une  voix 
de  tonnerre  ,  il  avait  sous  ses  ordres  une  armée  nombreuse  qui  appau- 
TTÎssait  en  peu  de  temps  la  terre  où  elle  était  campée  ,  et  le  forçait 
d'aller  chercher  d'autres  pâturages  ,  dont  les  habitans  fuyaient  au  bruit 
redoutable  de  son  approche. 

Assaf,  de  retour  chez  lui,  envoie  une  vieille  femme  de  sa  tribu  pour 
fâcher  de  découvrir  quelle  est  la  jeune  personne  qu'il  venait  de  ren- 
contrer; il  lui  recommande  surtout  de  chercher  à  savoir  si  elle  était 
libre  ou  non.  L'adroite  messagère  a  bientôt  appris  le  nom  delNahoumé 
fille  de  Nudjoum.  Elle  sait  qu'elle  n'est  j)a3  mariée  ,  et  revient  sur-le- 
cîïamp  en  informer  son  maître. 

Assaf  aussitôt  charge  un  de  ses  parens  d'aller  à  la  tribu  de  Mazen ,  et 
de  dire  à  Nudjoum  qu' Assaf ,  ayant  vu  sa  fille ,  demande  qu'il  la  lui  en- 
voie avec  un  cortège  d'une  nouvelle  mariée;  qu'il  est  prêt  à  lui  donner. 
la  dot  que  Nudjoum  voudra  fixer,  le  priant  d'être  persuadé  que,  dès 
qu'il  aurait  l'honneur  dètre  son  allié,  il  n'aurait  plus  d'ennemis  à 
craindre;  il  ajoutait  à  ces  paroles  pleines  d'orgueil ,  que  si  l'on  ne  con- 
sentait pas  à  lui  envoyer  Nahoumé  de  bon  gré,  il  saurait  s'en  rendre 
maître,  et  qu'alors  il  la  traiterait  en  esclave  ,  et  qu'il  anéantirait  les  tri- 
bus de  Mazen  et  de  Témides,  sans  piiié  pour  les  cnfans  à  la  mamelle, 
les  veuves  ni  les  orphelins. 

Nudjoum  répondit  à  l'envoyé  d'Assaf  que  sa  fille  était  promise  à  son 

ib. 


524 

neveu  ,  qu'il  ne  pouvait  plus  disposer  d'elle  ;  qu'il  espérait  qu'Assaf 
ne  concevrait  point  d'inimitié  à  cause  de  ce  refus  inévitable  ;  que,  cepen- 
dant, s'il  faisait  des  démarches  hostiles,  et  s'il  voulait  user  de  violence, 
on  saurait  se  défendre  et  protéger  les  femmes  et  les  enfans.  Celte 
réponse  ne  fit  qu'irriter  la  passion  d'Assaf,  qui  jura  de  s'emparer 
de  Nahoumé  et  de  la  traiter  en  esclave. 

Hassan  revint  sur  ces  entrefaites  avec  un  butin  considérable  de  trou- 
peaux ,  de  chameaux  et  do  choses  rares  et  curieuses.  Il  paya  à  son  oncle 
la  dot  convenue,  et  mit  à  part  cinq  cents  brebis  destinées  pour  les 
noces.  En  apprenant  les  menaces  d'Assaf,  Hassan  s'écrie  :  «  H  ne  faut 
pas  attendre  qu'il  vienne  nous  attaquer.  J'irai  implorer  le  secours  du 
puissant  roi  Zécr  ,  qui  daigna  me  faire  élever  à  sa  cour;  je  reviendrai 
avec  les  invincibles  guerriers  d'Abs  et  d'Adnan  ,  et  je  repousserai  loin 
de  nos  terres  cet  insolent  voisin.» 

Ces  paroles  tranquillisèrent  l'esprit  de  Nudjoum,  qui  consentit  aux 
fêtes  qu  Hassan  voulait  donner  à  ses  amis  pour  célébrer  son  heureux 
retour,  en  même  temps  que  son  hymen.  Pendant  sept  jours  ,  les  Mazé- 
nides  se  livrèrent  au  plaisir  de  la  table.  De  tous  côtés,  on  n'entendait 
que  des  chants  d'allégresse;  on  ne  voyait  que  des  groupes  de  danseurs. 
Le  huitième  jour ,  Nahoumé,  parée  de  magnifiques  vètemens  ,  allait 
être  unie  à  son  cousin  ,  lorsque  des  voyageurs  troublèrent  la  cérémonie 
en  annonçant  qu'Assaf  avait  rassemblé  des  forces  considérables,  et 
qu'il  se  préparait  à  venir  attaquer  la  tribu  de  Mazen.  Ces  voyageurs 
ajoutaient  que  Ihn  Hassan  et  Ibn  Messad  étaient  déjà  arrivés  au  rendez- 
vous  avec  les  tribus  d'Assed  et  de  .lani,  et  que  Aouf  le  Terdjémide  s'éf, 
tait  joint  à  eux,  brûlant  de  venger  son  affront.  \ 

A  ces  nouvelles,  les  vieillards  de  la  tribu  de  Mazen  s'assemblent 
chez  Nudjoum  ,  lui  représentent  qu'ils  n'ont  pas  de  forces  à  opposer  à 
tant  d'ennemis,  qu'ils  ne  pourraient  même  se  flatter  de  résister  seuls  à 
Assaf  ;  que  la  prudence  devait  l'engager  à  donner  sa  fdle  à  ce  redou- 
table guerrier,  jjluiôt  que  d'exposer  à  une  ruine  inévitable  ses  parens , 
ses  amis  et  sa  tribu  tout  entière.  Nudjoum  consterné  ne  peut  se  résou- 
dre à  sacrifier  sa  fille.  Hassan  ,  à  force  de  prières  et  de  larmes  ,  obtient 
un  délai  de  dix  jours  pour  songer  aux  jnoyens  de  repousser  l'ennemi. 
Hassan  part  aussitôt  avec  cent  cavaliers;  il  se  dirige  en  toute  hâte 
vers  le  roi  Zéer ,  le  rencontre  près  de  la  source  Zat-el-Arsad ,  brillant 
de  majesté  au  milieu  de  ses  invincibles  guerriers.  Tel  on  voit  briller  au 


525 

sommet  de  la  voûte  céleste  l'astre  argenté  des  nuits,  environné  d'une 
multitude  d'étoiles. 

Le  roi  Zéer  rassure  avec  bonté  le  jeune  Hassan ,  lui  promet  le  secours 
qu'il  demande,  et  désigne  le  prince  Malik  pour  aller  en  personne  déli- 
vrer la  tribu  de  Mazen  de  l'oppression  d'Assaf ,  et  lui  donne  mille  de 
ses  plus  braves  cavaliers  pour  marcher  sous  ses  ordres. 

Antar,  plein  d'une  ardeur  belliqueuse,  s'écrie  :  «  Cet  Assaf  ne  mé- 
rite point  que  mon  prince  aille  s'exposer  à  tant  de  fatigues  :  moi  seul 
accompagnerai  ce  jeune  homme  et  le  débarrasserai  de  son  ennemi,  fût- 
ce  même  le  grand  Cosroës,  roi  de  Perse.  » 

Le  roi  Zéer  sourit  à  la  bravoure  d' Antar;  il  le  savait  capable  d'exé- 
cuter les  entreprises  les  plus  hardies;  il  le  donne  pour  lieutenant  au 
prince,  ensuite  il  fait  distribuer  des  rafraîchissemens  à  Hassan  et  à  ses 
compagnons ,  et  les  in-vite  à  profiter  de  la  nuit  pour  prendre  quelque 
repos. 

Hassan  ne  pouvait  goûter  les  douceurs  du  sommeil  ;  il  attendait  Tau- 
rore  avec  une  extrême  impatience  ;  dès  qu'elle  paraît,  tous  les  guerriers 
sont  à  cheval.  Le  prince  Malik  s'arrache  avec  peine  des  bras  de  ses 
frères.  Antar  embrasse  son  père  Chiddad,  et  pousse  un  profond  soupir 
en  pensant  qu'il  va  être  séparé  pour  quelque  temps  de  sa  bien-aimée 
Abla. 

Les  guerriers  d'Abs,  couverts  de  cuirasses  brillantes,  sont  montés  sur 
des  coursiers  d'excellente  race  arabe  ;  ils  sont  armés  de  cimeterres  et  de 
lances.  Le  prince  Malik  s'avance  à  la  tête  de  la  colonne,  sur  une  su- 
perbe jument  que  son  père  lui  avait  donnée  ;  il  a  des  ctriers  d'or  massif, 
et  un  casque  d'un  poli  éblouissant.  Antar  est  près  de  lui  sur  son  fidèle 
Abjar,  qui  a  les  formes  et  la  démarche  d'un  lion.  L'infatigable  piéton 
Chéiboub  ,  un  carquois  sur  l'épaule  ,  marche  à  la  hauteur  de  l'étrier  de 
son  frère  Antar.  Pendant  la  route ,  le  prince  Malik  cherche  à  distraire 
son  ami  des  tristes  pensées  qui  l'accablent;  mais  voyant  qu'il  ne  peut 
faire  oublier  h  Hassan  sa  tribu  entourée  d'ennemis,  et  sa  chère  rsahoumé 
menacée  d'esclavage  ,  il  s'adresse  à  Antar  et  le  prie  d'improviser  quel- 
que chant  guerrier.  Antar,  plein  d'une  ardeur  belliqueuse,  s'écrie  avec 
enthousiasme  : 

«  Que  j'aime  à  voir  briller  l'acier  tranchant  et  le  fer  aigu  des  lances! 
Je  suis  impatient  de  braver  la  mort  :  le  héros  ne  la  craint  pas,  il  la 
donne  à  ses  ennemis. 

»  Les  armées  se  mêlent  avec  fracas;  les  coursiers  se  dressent  devant 


526 
les  lances  ;  un  nuage  épais  de  poussière  répand  sur  le  champ  de  bataille 
un  voile  sombre  précurseur  des  orages;  les  glaives  sillonnent  d'éclairs 
le  ciel  obscur ,  et  le  fer  de  la  lance  étincelle  comme  la  comète  mena- 
çante. Honneur  et  gloire  à  celui  qui  affronte  le  danger! 

»  Qu'un  guerrier  s'élance  au  milieu  des  combattans  ;  que  sa  lance 
renverse  tout  devant  lui  ;  que  son  cimeterre  dégoutte  de  sang  ;  qu'au 
milieu  du  péril  il  soit  calme  et  impassible.  Voilà  mon  frère  d'armes, 
nous  marcherons  ensemble ,  serrés  l'un  contre  l'autre  ,  et  la  faible  lance 
de  Kahtan  viendra  se  briser  sur  noire  poitrine. 

»  Le  lâche  traîne  une  misérable  vie  dans  la  honte  et  le  mépris  :  aucun 
ami  ne  donnera  une  larme  à  son  trépas.  La  beauté  ne  pleure  que  le 
guerrier  qui  se  distingue  dans  les  combats.  Si  je  dois  périr,  il  en  est 
une  qui  dira:  «Il  était  estimé  des  hommes;  c'était  un  lion  terrible 
qui  protégea  mon  honneur  et  les  tentes  de  ma  famille.  »  Ainsi  ciiantait 
Antar. — «  Noble  cavalier,  lui  dit  Hassan  ,  si  vous  égalez  les  plus  illustres 
guerriers  en  valeur,  vous  les  surpassez  en  éloquence.  »  Tous  ses  com- 
pagnons d'armes  applaudissent  à  Antar ,  et  le  prient  de  recommencer 
..        ,  .  'lo": 

son  chant  qu'ils  répètent  avec  lui. 

Les  enfans  d'Abs  et  de  ^lazen  marchaient  depuis  deux  jours;  Antar, 
qui  s'était  séparé  des  siens  pour  suivre  seul  la  crête  des  montagnes  , 
aperçoit  au  fond  d'un  vallon  deux  cavaliers  qui  se  battaient  à  outrance  ; 
il  presse  les  flancs  du  fidèle  Abjar,  vole  à  eux  en  leur  criant  de  sus- 
pendre leur  fureur.  A  sa  voix  ,  les  combattans  se  séparçnt  ;  l!un  cl'eu^ 
vient  au-devant  de  lui  en  versant  des  larmes.  Antar  le  rassure  et  lui  de- 
mande la  cause  de  son  différend. 

c  Seigneur,  dit  l'inconnu,  nous  sommes  deux  frères;  mon  adver- 
saire est  mon  aîné.  Notre  aïeul ,  seigneur  puissant,  se  nommait  Amara, 
filsd'Aris  ;  il  avait  de  nombreux  troupeaux  ,  parmi  lesquels  op  remar: 
quait  une  jeune  chamelle  ,  légère  à  la  course  comme  1  oiseau  du  désert. 
Lnjour,  ne  voyant  pas  cette  chamelle  revenir  avec  ses  troupeaux,  il 
la  demande  au  berger.  Celui-ci  répond  qu'elle  s'était  écartée  ,  qu'il 
l'avait  long-temps  poursuivie  sans  pouvoir  l'approcher;  qu'ayant  ra- 
massé une  pierre  7ioirc  et  luisante ,  il  la  lui  avait  lancée  ,  l'avait  atteinte 
et  lui  avait  percé  le  flanc  ;  que  la  chamelle  était  tombée  morte  sur  le 
coup.  Notre  aïieul  eut  du  regret  de  la  perte  de  cet  animal  ;  il  monte  à 
cheval  et  se  fait  conduire  par  le  berger  à  l'endroit  où  il  l'avait  laissée  j 
il  trouve  la  pierre  noire  teinte  de.  sang.  Comme  il  avait  de  grandes 
connaissances  dans  la  nature  des  choses  ,  il  reconnut  que  cette  pierre 


.V27 

était  un  morceau  de  foudre  ;  il  l'euiportc  et  fait  forger  un  cimeterre  par 
le  plus  célèbre  armurier  de  son  temps.  Quand  cette  arme  fut  achevée  , 
cet  liomme  unique  dans  son  art  vint  la  présenter  à  mon  aïeul  en  di- 
sant :  «  Voici  un  arme  précieuse  ,  il  ne  manque  plus  qu'un  bras  digne 
de  la  manier.  »  Mon  aïeul,  irrité  de  l'insolence  de  l'armurier,  prit  le 
cimeterre  de  ses  mains  et  fit  tomber  sa  tète  d'un  coup  plus  prompt  que 
l'éclair. 

»  Dami  (c'est  le  nom  que  reçut  le  cimeterre)  eut  un  fourreau  en  or 
massif,  et  la  poignée  fut  enrichie  de  pierres  précieuses.  Mon  aïeul  dé- 
posa le  redoutable  Dami  dans  son  trésor.  Quinze  ans  après  il  mourut. 
Mon  père  lui  succéda  et  hérita  de  ce  cimeterre  ainsi  que  de  ses  autres 
armes.  Quand  il  sentit  sa  fin  approcher,  il  me  fit  appeler  près  de  lui  et 
me  dit  avec  bonté  :  «  Je  sens  qu'il  me  reste  peu  de  jours  à  vivre  ;  ton 
frère  aîné  est  un  ambitieux,  un  homme  injuste.  Il  s'emparera  de  tout 
mon  bien  quand  je  ne  serai  plus.  Prends  cette  arme  ,  me  dit-il  eu  me 
présentant  Dami,  ce  sera  ta  fortune.  Si  tu  la  portes  au  grand  Cosroës, 
roi  de  Perse,  ou  à  tout  autre  monarque,  ils  te  combleront  de  richesses.» 

»  Je  reçus  ce  présent  avec  reconnaissance  ,  et  vins  de  nuit  l'enterrer 
ici.  Peu  de  temps  après  mon  père  mourut  :  nous  lui  rendîmes  les  der- 
niers devoirs.  Mon  frère  s'établit  à  sa  place  ,  sans  me  faire  participer  à 
la  moindre  des  choses.  En  rassemblant  ses  armes,  il  ne  trouva  pas  Dami 
et  m'accusa  de  l'avoir  dérobé.  Je  le  niai  d'abord  ;  mais  il  me  tourmenta 
si  cruellement  ,  que  je  fus  contraint  de  le  mener  dans  l'endroit  où  je 
l'avais  enterré  ;  je  le  cherchai  long-temps  sans  succès;  l'ayant  caché 
pendant  l'obscurité  de  la  nuit,  il  me  fut  impossible  de  le  retrouver. 
Mon  frère  prétendit  que  je  voulais  l'abuser  ;  et  malgré  mes  sermens,  il 
fondit  sur  moi  le  sabre  à  la  main.  Il  a  fallu  défendre  ma  vie  ,  lorsque 
votre  heureuse  arrivée  mit  fin  à  notre  détestable  combat.  C'est  à  vous , 
seigneur  ,  à  juger  entre  nous.  » 

Antar  se  retourne  vers  l'autre  guerrier,  lui  demande  pourquoi  il 
tyrannise  son  frère  ;  pourquoi  il  ne  veut  pas  l'admettre  à  participer  aux 
richesses  laissées  par  leur  père.  Celui-ci,  indigné  d'entendre  un  étranger 
lui  adresser  une  semblable  question,  ne  pense  à  lui  répondre  qu'à  coups 
de  cimeterre. 

Antar  a  vu  son  mouvement  ;  il  le  prévient,  et,  d'un  coup  de  lance 
aussi  inévitable  que  l'arrêt  du  destin ,  il  le  frappe  au  milieu  de  la  poi- 
trine :  on  voit  le  fer  de  sa  lance  ressortir  brillant  entre  ses  épaules.  Il 
tçmbe  en  vomissant  des  flots  de  sang  et  expire.  Le  jeune  Arabe  vient 


528 

baiser  la  main  d'Antar,  et  retourne  à  sa  tribu  en  rendant  grâce  à  son 
libérateur. 

Quand  il  l'eut  perdu  de  vue  ,  Antar ,  satisfait  d'avoir  fait  triompber 
l'inconnu,  eut  l'idée  de  se  reposer  un  instant  dans  ce  vallon.  Il  veut, 
suivant  l'usage  des  Arabes,  planter  sa  lance  en  terre  avant  de  descendre 
de  cbeval.  Trois  fois  il  cbcrche  à  la  faire  entrer  ,  et  trois  fois  cette  lance, 
qui  perce  les  cuirasses  les  plus  dures ,  ne  peut  pénétrer  dans  le  sable. 
Surpris  de  ce  prodige  ,  Antar  s'élance  en  bas  de  son  coursier  ,  impatient 
d'en  connaître  la  cause;  il  se  baisse,  et  découvre  un  énorme  cimeterre 
garni  en  or  et  en  pierres  précieuses.  Antar  ,  transporté  de  joie  ,  admire 
les  décrets  de  la  divine  providence  qui  fait  tomber  en  son  pouvoir  le 
fameux  Dami.  Il  vole  auprès  de  ses  compagnons  d'armes,   et   présente 
au  prince  Malik  celle  arnie  digne  d'un  monarque  ;  il  lui  raconte  com- 
ment elle  est  tombée  en  sou  pouvoir.  Malik  ,  après  l'avoir  admirée  ,  la 
rend  à  Antar  en  lui  disant  :  «  Il  est  juste   que  la  meilleure  arme  du 
monde  écboie  au  plus  brave  guerrier  de  son  temps.  »  Tous  ses  compa- 
gnons d'armes  s'emprL'ssent  de   féliciter  Antar ,  et  ils  conlinuent   leur 
route  pleins  d'espoir  dans  cet  heureux  piésage. 

Arrivés  dans  une  vaste  plaine  qu'ombrageaient  des  platanes  dont  la 
hauteur  fatiguait  les  regards  ,  les  enfans  d'Abs  se  proposaient  de  s'y 
arrêter  auprès  d'un  ruisseau  limpide  ,  quand  ils  aperçurent  au  loin  cinq 
cents  cavaliers  couverts  d'armures.  Ils  se  dirigeaient  vers  eux.  Les 
Absiens,  le  col  tendu  ,  l'œil  fixe,  s'arrêtent,  cherchant  à  reconnaître 
si  ce  sont  des  ennemis.  Cependant  la  colonne  s'avance  majestueusement, 
et  dès  qu'elle  fut  à  portée,  soudain  un  cri  de  guerre  partit  des  deux 
côtés. 

Gaïdak  ,  fils  de  Sumbussi ,  chef  de  ces  cavaliers,  était  charmé  de  ren- 
contrer Antar  et  les  Absiens  ;  il  s'écriait  :  «  Enfin  je  vais  venger  mon 
père  !  enfin  je  vais  laver  ma  honte  I  » 

Gaïdak,  dès  ses  plus  tendres  années,  avait  été  rendu  orphelin  par 
Antar.  Quand  il  fut  parvenu  à  l'âge  des  hommes,  il  montra  tant  de 
grandeur  et  de  courage  ,  que  son  nom  devint  célèbre  parmi  les  Arabes  , 
et  qu'on  le  jugea  digne  'd'être  le  chef  de  sa  tribu  comme  l'avait  élé  son 
père;  on  lui  déféra  le  commandement.  Gaïdak  ne  s'en  servit  que  pour 
rehausser  la  gloire  et  faire  le  bonheur  des  familles  qui  l'entouraient. 

Un  certain  Cadaa  ,  jaloux  de  l'élévation  de  Gaïdak  ,  lui  rappelait  sans 
cesse  que  son  père  pvait  péri  de  la  main  d'Antar,  et,  dans  la  vue  de  le 
voir  succomber ,  le  provoquait  à  aller  défier  ce  héros.  Gaïdak  s'était 


529 
mis  en  route  dans  ce  noble  dessein  ;  mais  il  reçut  une  invitation  d'Assaf , 

et  fut  obligé  de  revenir  sur  ses  pas- 
Cependant  la  nuit  s'approchait;  on  se  contenta  de  part  et  d  autre 
d'allumer  des  feux  et  de  placer  des  gardes.  Dès  que  l'aurore  paraît ,  les 
deux  armées  sont  rangées  en  bataille.  Antar  s'élance  sur  l'ennemi  en 
poussant  un  cri  qui  retentit  dans  les  montagnes.  Des  tourbillons  de 
poussière  s'élèvent  de  dessous  son  cheval  ;  il  renverse  tout  ce  qui  se 
trouve  sur  son  passage. 

Gaïdak,  vovant  qu'Antar  met  le  désordre  parmi  les  siens,  veut  arrêter 
ce  torrent;  il  court  à  lui.  Antar  le  voit,  et  d'un  coup  du  redoutable 
Dami  il  fait  voler  sa  tète  ,  qui  va  rouler  au  loin  dans  la  poussière. 

Les  cavaliers  de  Gaïdak  ,  voyant  leur  chef  mort,  cherchent  leur  salut 
dans  la  fuite.    Les  vaillans  Absiens  s'emparent  des  chevaux  et  des  bà-* 
gages  ennemis,  et  continuent  leur  route. 

Il  restait  peu  de  chemin  à  faire  pour  arriver  à  la  tribu  de  Mazen. 
Hassan,  impatient  de  savoir  ce  qui  s'est  passé  depuis  son  absence  ,  de- 
mande au  prince  Malik  la  permission  de  le  précéder  pour  annoncer  au.x 
Mazcnides  l'heureuse  arrivée  des  guerriers  d'Abs.  Malik  y  consent  en 
l'assurant  qu'il  ne  tarderait  pas  à  le  suivre. 

Hassan  précipite  sa  course  ,  arrive  à  sa  tribu  ,  et  trouve  la  terre  cou- 
verte de  morts.  Assaf  s'est  rendu  maître  du  camp  après  un  carnage 
horrible,  et  se  dirige  du  côté  de  la  montagne  d'Aban,  derrière  laquelle 
les  femmes  et  les  enfans  s'étaient  réfugiés.  Hassan  l'entend  dire  à  ses 
frères  d'armes  :  ?  Mes  amis  ,  faites  des  esclaves  ,  pillez  et  prenez  tout  ce 
que  vous  voudrez  ;  je  ne  veux  rien  pour  moi  ;  je  vous  abandonne  tout , 
si  ce  n'est  Nahoumé ,  fille  de  Nudjoum.  » 

Hassan,  anéanti  à  la  vue  de  la  position  de  sa  tribu,  s'élance  au  milieu 
des  ennemis;  ses  cavaliers  le  suivent  le  cœur  plein  de  rage.  Les  guer- 
riers d'Assaf  font  volte  face,  et  la  mort  triomphe  de  tous  côtés. 

Assaf,  voyant  un  jeune  guerrier  qui  se  dirige  vers  lui ,  s'écrie  :  «  Re- 
tourne d'où  tu  viens  ;  ne  cours  pas  au-devant  de  la  mort  î  —  Si 
j'étais  venu  plus  tôt,  répond  Hassan,  tu  n'aurais  pas  ruiné  mon  pays. 
Mais  j'amène  avec  moi'^es  guerriers  d'Abs  ,  d'Adnan,  de  Fusera  et  de 
Tibian;  ils  te  feront  repentir  de  ta  violence  ;  je  suis  l'époux  de  celte 
femme  que  tu  voudrais  enlever;  je  vais  te  châtier  de  ton  audace.  » 

Assaf  pousse  un  cri  terrible  :  «  Malheureux!  les  Absiens  et  tout  ce 
qu'éclaire  le  soleil  ne  sauraient  m'intiraider!  »  En  disant  cela ,  il  fond 


53Q 

coqan;ie  u^  ^ioi^  fijriei\x  s^r  Hassao ,  recommandant  que  personne  n'ap- 
proche :  lui  seul  veut  assouvir  sa  rage. 

J^Ç5  deu^  héro§  s'attaquent ,  possédés  d'une  égale  fureur.  Après  un 
long  et  opiniâtre  combat  ,  Hassan  sent  ses  forces  diminuer,  veut  fuir; 
Assaf  le  presse  vivement  ;  il  alUit  lui  porter  un  coup  mortel  ,  lorsque 
les  Absiens  arrivent  avec  la  rapidité  du  faucon. 

Le  prince  Malik  avait  aussi  accéléré  sa  marche  :  arrivé  peu  de  temps 
après  Hassan,  il  avait  reconnu  la  désastreuse  position  des  enfans  de 
Mazen,  et  volait  à  leur  secours. 

Antar  lâche  la  bride  du  bouillant  Abjar  ,  qui  fait  jaillir  des  étincelles 
de  ses  quatre  pieds  ,  et  du  premier  choc  il  sépare  les  deux  corabattans. 

La  vue  de  ces  guerriers  ramène  l'espoir  dans  le  cœur  des  Mazénides; 
-ils  retournent  au  combat  en  admirant  la  valeur  d'Antar,  qui  moisson- 
nait l'élite  des  guerriers  ennemis. 

Lç  prince  Malik  s'était  dirigé  vers  Messad  el-Kelbi ,  cavalier  d'une 
grandç  valeur  et  d'une  haute  noblesse  ,  dont  les  parens  et  les  nombreux 
amis  accoururent  à  la  défense.  Le  prince  Malik  éprouvait  une  vive 
résistance  :  déjà  trois  de  ses  guerriers  avaient  été  tués  à  ces  côtés;  il 
allait  être  cerné.  Antar  entend  sa  voix,  s'ouvre  un  passage  jusqu'à  lui , 
attaque  Messad  el-Kelbi.  Une  lutte  terrible  s'engage  entre  ces  deux 
guerriers  égaux  en  force  et  en  adresse.  Cependant  Antar  porte  un  coup 
du  redoutable  Dami  à  la  jument  de  son  adversaire  qui  s'abat,  et  aurait 
écrasé  sç>b  maître  sans  l'épaisse  cuirasse  qu'il  portait.  Messad  el-Jvelbi 
se  sauye  à  pied  daiis  le  dçsert ,  trop  heureux  d'avoir  échappé  à  une 
mort  certaine. 

Antar,  après  avoir  dégagé  son  prince  ,  voit  le  combat  continuer  par- 
tout ^yeç  le  mépie  acharnement  ;  la  présence  d'Assaf  retient  seule  les 
eijnçinis,  et  leur  fait  braver  la  mort  ;  il  s'élance  sur  lui  et  le  percç  au 
côté  droit  d'un  coup  de  lance;  Assaf  tombe  noyé  dans  son  sang;  ses 
apiis  veijl.çnt  venger  sa  mort;  ils  fondent  comme  un  torrent  sur  Antar. 
Gelui-ci  les  reçoit  4e  pied  ferme  ;  Chéiboub  çst  derrière  lui,  perçant  de 
ses  flèche^  ceux  qui  cherchent  à  le  tourner.  Cependant  le  nombre 
augmentant,  Antar  sort  de  la  mêlée  avec  l'iBipctuosilé  du  vent  du 
^ord. 

Les  enfans.  d'Abs  et  de  Mazen  redoublent  de  courage;  ils  mettent  en 
(uite  leuc§  ennemis,  qui ,  n'ayant  plus  de  chef,  se  dispersent  de  tous 
les  côtés  et  abandonnent  le  champ  de  bataille.  Les  Ma/.étiides  rentrent 
dans  leurs  foyers  en  chantant  les  louanges  du  prince  3Ialik  et  de  lin- 


53  i 

trépide  Antar.  Le  lendemain  ils  firent  des  réjouissances  plus  grandes 
que  pour  les  noces  d'Hassan. 

Les  Absicns ,  après  quatre  jours  de  repos  et  de  fêtes,  se  mirent  en 
route ,  aceompagnps  par  les  principaux  seigneurs  des  ^azéi^jdes.  Quand 
ils  lurent  près  d'arriver  à  la  tribu  ,  Antar  s'écria  : 

«  Dans  quelle  douce  ivresse  me  plonge  le  vent  du  matin  en  m'ap- 
portant  l'air  embaumé  qu'on  respire  à  Alem  Faadi  ! 

»  En  vain  les  Absiens  sont  injustes  et  perfides  envers  moi,  l'amour 
m'impose  la  loi  de  les  protéger  aux  dépens  de  mes  jours.  Sans  la  jeune 
vierge  qui  habite  sous  leurs  lenies,  j'irais  vivre  dans  une  tribu  éloi- 
gnée ;  mais  je  suis  asservi  à  jamais  par  ses  grâces  enchanteresses  et  par 
le  charme  de  ses  yeux  ,  capables  d'enflammer  un  mort  dans  sa  tombe. 

»  Le  soleil,  au  bout  de  sa  carrière,  lui  dit  :  Éclaire  le  monde  en 
mon  absence  ,  et  la  lune  pâlit  en  voyant  l'éclat  de  sa  beauté. 

»  Le  peuplier  et  le  cyprès  mollement  balancés  par  les  vents,  n'ont 
pas  la  souplesse  de  ses  mouvemens;  ces  arbres,  dont  le  front  pilier  se, 
perd  dans  les  nuées,  voient  avec  envie  celte  taille  élancée  et  celte 
démarche  majestueuse. 

.)  La  modeste  Abla  laisse  tomber  son  voile ,  et  nous  dérobe  les  roses 
de  ses  joues.  ÎNous  ne  pouvons  plus  voir  ces  longs  cils  noirs  qui  font  de 
si  proluiides  blessures;  mais  ce  voile  léger  décèle  les  contours  arrondis 
de  ses  membres  délicats,  et  ne  peut  empêcher  de  venir  jusqu'à  nous 
le  souffle  enivrant  qu'exhale  sa  bouche  parfumée. 

»  Oh!  fille  de  Malik!  puis-je  espérer  qu'un  jour  le  ciel  exaucera  mes 
vœux?  Puis-je  espérer  que  les  plaies  de  mon  cœur  déchiré  par  le  cha- 
grin de  noire  séparation,  se  cicatriseront  ? 

M  Étes-vous  encore  dans  le  Nedj  ?  la  lerre  de  Cherbé  sera-t-elle  té- 
moin de  notre  union  ?  En  baisant  celte  lerre  que  vous  foulez  aux  pieds, 
je  cherche  à  calmer  le  feu  qui  me  consume. 

»  Je  suis  Antar  l'Absien ,  proiccieurde  ma  tribu;  je  cesserai  d'exis- 
ter ,  mais  mon  nom  ira  à  la  postérité.  » 


532 


CONTES  POPULAIRES   DE  l' ALLEMAGNE. 


SiQcntcô  ic  Mbt}al)L 


QUATRIÈME  LÉGENDE. 

Bien  que  le  protégé  du  gnome  eût  observé  un  profond  silence  sur  la 
-véritable  origine  de  son  bonheur,  et  qu'il  eût  plus  d'une  fois  recom- 
mande la  discrétion  à  sa  femme,  celle-ci  ne  put  cependant  s'empêcher 
de  confier  son  secret  à  quelques  unes  de  ses  amies  les  plus  intimes.  Celte 
nouvelle  cessa  donc  bientôt  d'être  un  mystère  dans  le  pays,  et  devint  le 
sujet  des  conversations  de  toutes  les  familles.  Le  barbier  du  village,  ravi 
d'avoir  un  motif  d'exercer  son  éloquence,  ébruita  la  chose  dans  tous 
les  environs.  L'on  pense  que  bien  des  gens  eurent  aussitôt  l'envie  d'es- 
sayer du  moyen  qui  avait  réussi  au-delà  de  toute  espérance  à  l'honnête 
Veit.  Conséquemment,  les  petits  aubergistes  dont  les  affaires  n'allaient 
pas  à  souhait,  les  joueurs,  les  vagabonds  et  les  paresseux,  ouvrirent 
grandement  les  oreilles  et  se  rendirent  en  foule  dans  les  montagnes.  Ils 
implorèrent  le  génie  des  monts  Sudètes,  le  fatiguèrent  de  leurs  cris,  et 
ne  mirent  une  fin  à  leurs  demandes  indiscrètes  que  lorsque  la  patience 
du  gnome  fut  épuisée.  Il  s'amusa  d'abord  de  leur  folie,  et  sourit  à  leurs 
prières  et  à  leurs  invocations.  De  temps  en  temps  il  faisait  apparaître  à 
leurs  yeux  un  feu  follet,  qu'ils  s'empressaient  tous  de  poursuivre  avec 
ardeur.  D'autres  fois  même,  quand  ils  n'étaient  pas  conduits  dans  quel- 
que marais  fangeux,  ils  réussissaient  à  couvrir  de  leurs  bonnets  la 
petite  flamme  bleuâtre  (ju'ils  désiraient  atteindre.  Presque  toujours  ils 
voyaient  leur  attente  faussée,  mais  souvent  aussi  ils  finissaient  par 
trouver  un  pot  plein  d'or,  qu'ils  emportaient  joyeusement  avec  eux. 
Selon  la  coutume  de  Silésle ,  ils  enfermaient  le  trésor  découvert  pendant 
jieuf  jours  entiers;  mais  après  ce  temps,  lorsqu'ils  voulaient  le  consi- 


633 

dérer  de  plus  près ,  ils  avaient  le  de'sappointement  de  se  convaincte 
que  leurs  ducats  étaient  changes  en  morceaux  de  verre  ou  en  feuilles 
de  chêne  desséchées.  Ces  avides  gens,  loin  de  perdre  courage  et  de  se 
tenir  pour  battus,  n'hésitèrent  pas  à  renouveler  leurs  importunités.  Ils 
eurent  mênie  la  hardiesse ,  pour  forcer  le  maître  des  montagnes  à  leur 
apparaître,  de  faire  retentir  hautement  sur  le  Riesengebirge  le  sobri- 
quet si  désagréable  au  prince  des  gnomes.  Naturellement,  l'esprit  en  eut 
de  l'humeur,  et  il  balaya  à  l'aide  d'un  coup  de  vent  ou  d'une  grêle 
épouvantable  les  pétitionnaires  entêtés  qu'il  n'avait  pu  éloigner  par  la 
douceur.  11  résulta  de  cette  sévère  punition  ,  ce  qui  arrive  toujours 
lorsqu'un  plus  puissant  a  fait,  à  tort  ou  à  bon  d-roit,  sentir  son  pouvoir 
et  sa  force: chacun  rentra  dans  le  devoir  après  avoir  épuisé  sa  valeur, 
et  le  nom  de  Rûbezahl  cessa  d'être  prononcé  tout  haut  par  qui  quç  ce 
fût,  dans  les  cantons  même  les  plus  éloignés  de  la  Riesenkoppe.  La 
route  qui  traversait  les  montagnes  devint  chaque  jour  moins  fréquen- 
tée, par  suite  de  l'effroi  qu'éprouvaient  les  voyageurs  à  s'approcher  de 
trop  près  de  la  résidence  du  génie,  et  même  il  se  passait  des  mois  en- 
tiers sans  qu'aucune  âme  vivante  se  hasardât  sur  les  pics  des  Géans. 
Riibezalh  n'était  pas  de  ces  êtres  qui  s'inquiètent  de  l'opinion  qu'on  a 
de  leur  conduite.  Il  lui  eût  été  bien  indifférent  que  les  hommes  n'ap- 
parussent plus  sur  son  territoire,  s'il  n'avait  pas  aimé  à  observer  ces 
marionnettes  ridicules. 

C'est  pourquoi  un  jour  que  le  gnome  se  chauffait  aux  rayons  du  so- 
leil ,  étendu  près  de  buissons  d'églantiers  qui  dessinaient  le  contour  de 
son  jardin ,  il  résolut  à  la  première  occasion  de  témoigner  sa  popularité 
d'une  manière  éclatante.  Le  hasard  ne  tarda  guère  à  favoriser  ses  pro- 
jets :  une  petite  femme  apparut  peu  d'instans  après  à  ses  regards.  La 
simplicité  de  son  costume  et  la  préoccupation  naïve  qui  la  distinguaient 
excitèrent  l'attention  de  Riibezahl.  Elle  avait  au  sein  un  marmot  de 
quelques  mois;  un  autre  enfant  était  placé  sur  ses  épaules,  comme  dans 
une  espèce  de  sac ,  et  elle  conduisait  par  la  main  une  petite  tîlle  d'en- 
ron  quatre  à  cinq  ans.  La  féconde  villageoise  était  encore  précédée  d'un 
jeune  garçon  un  peu  plus  avancé  en  âge  ,  lequel  portait  une  corbeille 
vide  et  un  râteau.  Amenée  sur  les  montagnes  par  l'intention  de  ramas- 
ser quelques  feuillages  verts  pour  ses  chèvres,  la  petite  troupe  s'avan- 
çait gaiement. 

«  Une  mère,  pensa  Riibezahl  en  lui-même,  est  pourtant  une  bonne 
créature  !  Celle-ci  traîne  quatre  enfans  après  elle ,  ne  murmure  en  au- 


534 

cune  façon  sur  son  sort,  et  loin  de  là ,  elle  vient  ici  chercher  un  nou- 
veau fardeau.  C'est  pourtant  payer  un  peu  cher  les  plaisirs  de  l  amour  !  v 

Cette  réflexion  philanlropique  éveilla  dans  l'âme  du  gnome  une  douce 
mélancolie ,  et  il  résolut  aussitôt  d'entamer  la  conversation  avec  la 
paysanne.  Cependant  il  se  rendit  d'abord  invisible,  afin  d'observer  à 
son  aise  ce  qui  se  passerait.  La  bonne  femme  s'arrêta  tout  auprès  de 
lui;  elle  déposa  sur  l'herbe  ses  deux  plus  jeunes  enfans,  et  commença  à 
cueillir  des  plantes  et  des  rameaux  chargés  de  feuilles,  après  aVoir 
bien  recommandé  à  ses  deux  aînés  de  jouer  avec  leurs  petits  frères. 
Malgré  leur  obéissance,  la  jeune  marmaille  ne  tarda  pas  à  s'ennuyer 
tout  de  bon  et  à  faire  un  affreux  tintamarre.  La  villageoise  quitta  soudain 
son  ouvrage,  courut  apaiser  les  pleureurs,  les  prit  sur  ses  bras,  puis 
en  les  caressant  et  en  leur  chantant  quelques  airs  monotones,  elle 
réussit  enfin  à  les  assoupir  tous  deux.  Le  silence  ne  dura  pas  loug-lemps. 
Les  mouches  qui  voltigaient  autour  des  dormeurs  les  éveillèrent  aussitôt, 
et  ceux-ci  recommencèrent  de  plus  belle  à  faire  entendre  leurs  vagisse- 
mens.  Loin  de  perdre  patience,  leur  mère  entra  dans  le  bois,  cueillit  des 
mûres  et  des  fraises  pour  le  plus  grand  de  ses  enfans,  puis  revint 
allaiter  le  plus  jeune.  La  douceur  de  cette  femme  excita  l'admiration 
de Rubezahl. Cependant,  le  petit  garçon. qui  venait  de  recevoir  les  fruil$ 
sauvages,  loin  de  se  calmer,  devint  bleu  de  fureur,  et  jeta  avec  dépit  les 
mûres  et  les  fraises  de  coté.  La  paysanne,  à  la  fin,  n'y  put  tenir  davan- 
tage, et  pour  effrayer  l'enfant  qui  refusait  de  ie  taire,  elle  s'écria:  «  Eh! 
Rubezahl,  viens  ici,  je  te  prie,  et  croque-moi  ce  méchant  !  »  A.  ces  mots, 
l'esprit  apparut  sous  la  figure  connue  du  noir  charbonnier.  Il  s'avança 
et  dit  :  «  Me  voici,  que  veux-tu  de  moi?»  La  pauvre  femme,  ù  cette  vue, 
éprouva  une  cruelle  peur;  mais  comme  elle  avait  un  caractère  résolu, 
elle  se  remit  promptement,  et  répondit  avec  un  sourire  :  «Merci  de  ta 
peine,  bon  génie!  Je  ne  voulais  en  t'appelant  que  faire  taire  mon  petit 
bonhomme,  et  tu  vois,  il  est  maintenant  tranquille  ! 

„ Oh,  oh  I  reprit  le  maître  des  montagnes,  ne  sais-tu  pas  que  per- 
sonne ne  m'a  jamais  donné  ,  sans  encourir  ma  disgrâce,  le  sot  nom  que 
tu  as  prononcé?  Tu  m'as  sommé  de  paraître  pour  manger  ce  gaillard- 
là  ,  tu  vas  me  le  livrer,  car  il  y  a  lung-iemps  que  mu  dent  n'a  broyé  un 
morceau  si  délicat  1  »  A  ces  mots,  il  avança  sa  sale  main  pour  saisir  le 
marmot  au  visage  barbouillé.  Mais  soudain,  telle  (ju  une  louve  en  furie 
à  laquelle  on  veut  arracher  ses  petits,  ou  telle  encore  que  le  cygne 
qui  avec  courage  défend  sa  couvée  contre  la  voracité  de  la  martre,  la 


Îi35 

villageoise  se  jeta  au-devant  de  Riibezahl,  le  saisit  hardiment  par  !a 
barbe,  et  lui  cria  d'une  voix  forte  en  balançant  vigoureusement  son 
poing  :  «  Arrière,  monstre,  ou  il  faudra  que  tu  m'étrangles  avant  de 
dévorer  ce  pauvre  innocent.  » 

Riibezalil,  qui  ne  s'attendait  pas  à  une  si  noble  résistance,  recula  de 
deux  pas  en  souriant,  puis  prononça  les  paroles  suivantes  : 

n  Ne  t'emporte  pas  ainsi  comme  une  folle  !  Tu  vois  bien  que  ce  n'est 
qu'une  plaisanterie.  Je  ne  suis  pas,  comme  tu  te  l'imagines,  un  vorace 
Croque-Mitaine,  et  je  ne  veux  faire  aucun  mal  à  tes  enfansi 

■»  —  C'est  autre  chose,  répondit  la  paysanne  en  poussant  un  profond 
soupir;  mais  c'est  une  cruaulé  que  de  plaisanter  ainsi  avec  une  mère. 

» — Tranquillise-toi ,  bonne  femme  !  cette  ctuautë  n'ira  pas  plus  loin, 
fet  pour  te  prouver  les  favorables  intentions  que  j'ai  à  ton  égard,  confie- 
moi  ce  lutin-là.  Il  me  plaît,  et  je  veux  l'élever  avec  le  plus  grand  soin. 
J'en  ferai  plus  tard  un  grand  seigneur  et  lui  donnerai  des  richesses  im- 
taenses ,  avec  lesquelles  il  pourra  par  la  suite  rendre  heureuse  toute  sa 
famille.  Si  tu  veux  même,  pour  prix  de  l'effroi  que  je  n'avais  nulle- 
ment envie  de  te  causer,  je  vais  te  payer  à  l'instant  cent  beaux  ducats 
qui  seront  un  petit  à-compte  sur  ce  que  je  te  destine  encore  par  la  suite. 

»  —  Ah!  n'est-ce  pas?  ce  drôle-là  vous  coïiviendrait!  Vous  n'êtes,  tu- 
dieu  ,  pas  dégoûté!  Regardez  comme  il  est  gentil  et  l'aimable  figure 
qu'il  fait  en  nous  regardant.  Je  le  sais  tout  aussi  bien  que  votre  seigneu- 
rie :  on  n'en  saurait  trouver  de  plus  éveillé  et  de  plus  joli  dans  l'uni- 
vers !  Mais  aussi  pour  tous  les  trésors  du  monde,  je  ne  vous  le  vendrais 
pas ,  soyez-en  sûr  !  » 

«  —  Quelle  sottise  est  la  tienne!  reprit  Rûbezahl.  N'as-tu  pas,  outre 
ce  fils,  trois  autres  enfans,  qui  réclament  encore  ta  peine  et  tes  soins?* 
Considère  que  de  tourmens  ils  te  causent  nuit  et  jour,  et  combien  il  est 
pour  toi  pénible  de  les  nourrir  i ... 

»  —  C'est  un  fait  certain  ;  mais  aussi  en  revanche  je  suis  mère  ,  et  la 
joie  qu'ils  me  causent  paie  largement  mes  inquiétudes  et  mes  veilles. 
Vous  ne  vous  doutez  pas,  vous,  quel  plaisir  une  mère  éprouve  à  voir 
folâtrer  sa  petite  famille  autour  d'elle! 

»  —  Beau  plaisir,  par  ma  foi  !  que  d'avoir  près  de  soi  un  enfer  pareil 
toutle  long  de  la  journée  !  Non  seulement  il  faut  adoucir  ces  démons-là 
à  force  de  cajoleries  ,  mais  encore,  après  leur  avoir  donné  tout  ce  qu'ils 
désirent,  on  doit  supporter  de  plus  leurs  grogneries  et  leur  ftiéchancefé. 

»  —  Ah!  que  vous  connaissez  peu  le  bonheur  qu'ils  me  procurent  J 


536 

Un  seul  de  leurs  regards ,  un  seul  de  leurs  sourires,  allège  mon  travail, 
quelque  pénible  qu'il  soit ,  et  me  fait  oublier  mes  fatigues  et  ma  pau- 
vreté. Aussi  je  désirerais  avoir  cent  bras,  et  je  les  emploierais  bien 
volontiers  à  porter  ces  bons  petits  et  à  travailler  pour  eux  ! 

» — Comment  !  est-ce  que  ton  mari  n'aurait  pas  aussi  des  mains  à 
remuer  de  son  côté? 

»  —  Oh  sans  doute ,  seigneur  !  et  je  puis  bien  vous  assurer  qu'il  ne  les 
laisse  pas  oisives  dans  ses  poches  ;  je  m'en  aperçois  souvent  ! 

» — Serait-il  possible,  dit  le  génie  en  courroux,  que  ton  époux  eût 
l'audace  de  te  battre?  Il  aurait  le  courage  de  frapper  une  femme  telle 
que  toi!...  Mais  il  n'échappera  pas  à  ma  justice,  et  je  veux  lui  rompre 
les  reins  aussitôt  que  je  le  rencontrerai  ! 

«—N'en  faites  rien,  de  grâce,  repartit  en  souriant  la  bonne  villa- 
geoise ,  car  TOUS  auriez  sans  cela  fort  affaire  si  vous  vouliez  assommer 
tous  les  mauvais  maris  qui  s'attaquent  à  leurs  femmes.  Leshommes,  voyez- 
vous,  sont  une  engeance  maudite;  aussi  l'on  dit  cheznous  avec  raison,  que 
tout  n'est  pas  fleur  dans  le  ménage.  Mais  puisque  j'ai  fait  une  fois  la  sot- 
tise de  prendre  un  maître,  il  faut  bien  me  soumettre  à  ses  volontés. 
D'ailleurs  ne  vous  inquiétez  guère  de  ce  qui  se  passe  dans  ma  cabane  , 
car  je  ne  suis  pas  aussi  douce  que  vous  le  pensez,  et  je  rends  bien  en 
paroles  à  mon  époux  les  coups  qu'il  me  donne. 

» — Il  me  semble  d'après  cela,  ma  chère,  que  tu  ne  te  repens  pas 
beaucoup  d'avoir  épousé  ce  vaurien  ? 

»  —  Peut-être  plus  que  vous  ne  pensez!  Mais,  voyez  vous ,  Steffen 
était  un  beau  garçon.  Il  avait  un  peu  de  bien,  et  moi  j'étais  une  pauvre 
fille  qui  ne  possédais  pas  un  heller(l)  au  monde.  Un  jour  il  vint  me 
trouver,  me  pria  de  lui  accorder  ma  main,  et  me  donna  pour  arrhes  de 
sa  parole  un  bel  écu  au  sauvage  (II).  L'affaire  fut  conclue  d'emblée. 
Plus  tard,  il  m'a  repris  l'écu,  et  le  sauvage  seul  m'est  resté. 

»  —  Quel  métier  fait-il ,  ce  coquin  d'homme? 

» — C'est  un  marchand  de  verreries  qui  se  donne  bien  du  mal.  Il  va 
constamment  en  Bohème  acheter  sa  marchandise  ,  puis  la  rapporte  sur 
son  dos  dans  nos  contrées, où  il  en  fait  un  petit  trafic  assez  lucratif.  Ce- 
pendant, quand,  par  malheur,  quelque  pièce  vient  à  se  briser  en  route, 
nous  nous  en  apercevons  dès  son  arrivée,  car  les  enfans  et  moi  nous  de- 
vons payer  la  casse.  Heureusement  que  les  coups  ne  tuent  point  quand 
ils  vieiment  d'une  main  qui  nous  est  chère. 

» — Comment  peux-tu  aimer  un  mari  qui  te  maltraite  de  la  sorte  i* 


537 

,)  — Et  pourquoi  ne  l'aimerais-je  pas?  n'tisl-il  pas  le  père  de  mes  en- 
faus?  Quand  ceux-ci  seront  élevés ,  ils  nous  récompenseront  de  ce  que 
nous  avons  fait  pour  eux. 

w  —  L'espérance  n'est  pas  grand'chose,  repartit  Riibe/ahl.  Tu  ferais 
mieux  d'accepter  l'offre  que  je  t'ai  faite  tout>à  l'heure;  elle  te  serait 
plus  profitable  et  moins  chanceuse.  » 

La  villai^eoise  ne  daigna  pas  repondre  à  celte  nouvelle  proposition. 
Elle  remplit  de  feuillages  succulens  sa  corbeille,  sur  laquelle  elle  atta- 
cha encore  lepetitdiableà  la  voix  perçante.  Le  génie  se  détourna  comme 
s'il  voulait  s'éloigner.  Cependant  la  charge  était  lourde  et  la  bonne 
femme  était  un  peu  embarrassée  pour  la  placer  elle-même  sur  ses 
épaules.  Elle  rappela  donc  le  gnome  et  le  pria  poliment  de  l'aider.  Ru- 
bezahl  se  prêta  volontiers  à  son  désir,  et  la  paysanne,  en  le  remerciant, 
lui  demanda  ingénuement  s'il  ne  voulait  pas  faire  cadeau  à  son  enfant 
d'un    petit  gros  (Hl),  pour  s'acheter  un  pain  blanc. 

« — Je  ne  fais  cadeau  de  rien  ,  ditRubezahl  feignant  un  air  gronde nr. 

»  — Comme  vous  voudrez  ,» reprit  la  bonne  femmeavec  indifférence; 
et  elle  descendis,  la  montagne  avec  sa  petite  famille  en  fredomnant  une 
gaie  chansonnette. 

Le  gnome  la  suivit  des  yeux  avec  plaisir,  et  jura  qu'elle  el  son  bru- 
tal époux  se  souviendraient  bientôt  de  lui. 

Plus  la  villageoise  avançait  et  plus  sa  corbeille  lui  paraissait  devenir 
pesante.  A  chaque  instant  elle  était  obligée  de  se  reposer.  L'idée  lui 
vint  bientôt  que  Rûbezahl  lui  devait  avoir  joué  quelque  tour. 

S'imaginant  que  le  génie  avait  sans  doute  mêlé  quelques  pierres  au 
feuillage  qu'elle  avait  ramassé,  elleprofitadu  premier  tronc  d'arbrequi 
s'offrit  pour  se  décharger.  Elle  regarda  dans  la  corbeille,  et  n'y  trouva 
que  ce  qu'elle  y  avait  entassé  elle-même.  Alors  elle  en  ôta  la  moitié,  et 
remplit  son  tablier  autant  qu'elle  put.  Cependant  le  poids  lui  pnrut 
encore  trop  considérable,  et  elle  fut  forcée,  à  son  grand  élonnemi^nt, 
de  le  diminuer  de  nouveau.  Rien  souvent,  en  allant  à  l'herbe,  elle  .ivait 
rapporté  à  la  maison  d'énormes  bottes,  et  jamais  elle  n'avait  senti  une 
lassitude  pareille.  Dès  son  arrivée  chez  elle ,  elle  oublia  néanmoins  sa 
fatigue  pour  vaquer  aux  soins  du  ménage.  Elle  distribua  à  la  chè  vre  et 
aux  chevreaux  la  nourriture  fraîche  qui  leur  était  destinée.  F^nsuite 
elle  donna  à  souper  à  ses  enfans,  les  coucha  tous,  puis  elle-même, 
après  sa  prière  du  soir,  se  mit  au  lit,  où  le  sommeil  s'empara  toMt  aussi- 
tôt d'elle.  — Dès  l'aurore  ,  la  digne  mère  fut  éveillée  par  les  cris  de  son 
2.  36 


538 
nourrisson.  Elle  lui  tendit  la  mamelle,  l'apaisa,  et  après  l'avoir  remis 
dans  son  bercean ,  elle  se  rendit  à  1  étable  pour  y  traire  les  chèvres. 
Mais  quel  fut  son  eliroi ,  lorsqu'elle  aperçut  ses  animaux  domestiques, 
les  uns  morts,  et  les  autres  s'agitant  dans  d'affreuses  convulsions! 
A  celte  vue,  la  paysanne  altérée  ne  put  retenir  ses  pleurs  et  s'écria 
douloureusement  : 

f  Malheureuse  que  je  suis!  que  l'erai-je  maintenant,  et  que  dira  mon 
homme  quand  il  reviendra?  Ces  chevreaux  que  je  complais  vendre  pour 
acheter  des  habits  d'hiver  et  une  provision  de  ponnnes  de  terre,  ils  sont 
morls  aujourd'hui,  et  celle  perle  est  irréparable.  Comment  aurais-je  pu 
penser  que  la  protection  du  ciel  m'abandonnerait  à  ce  point  !  »  Mais  à 
peifle  ces  paroles  lui  furent-elles  échappées,  qu'elle  se  repentit  de  les 
avoir  prononcées.  Klle  songea  que  ses  enfans,  sou  mari  et  elle-même 
étaient  tous  en  boiine  santé,  et  celte  idée  lui  fit  aussitôt  réprouver  son  ex- 
clamation irréfléchie.   «  Le  plus  jeune  de  mes  enfans  n'a-t-il  pas   mon 
propre  lait,  dont  la  source,  Dieu  merci!  n'est  pas  encore  tarie?  Et 
quant  aux  autres  ,  il  y  a  de  l'eau  pour  eux  dans  la  fontaine.  Si  Steffen 
me  fait  une  querelle,  cène   sera  jamais  qu'un  mauvais  quart  d'heure 
à  passer.  Au  fond,  mon  infortune  n'est  pas  si  grande,  que  je  doive  me 
planidre  du  la  Providence!  Voici  bientôt  le  temps  des  moissons;  je  pour- 
rai faire  agir  ma  faucille,  et  cet  hiver  j'en  serai  quitte  pour  filer  un  peu 
plus  avant  ilans  la  nuit.  De  celte  manière,  il  me  sera  facile  de  m'ache- 
ter   une  nouvelle  chèvre  et  d'en  avoir  bientôt  des  petits  aussi  beaux 
que-  ceux  que  j'ai  perdus.  » 

i.n  raisonnant  de  celle  manière,  elle  se  consola  peu  à  peu  et  sécha 
ses  1  armes  pour  n'en  pi  us  verser.  En  levant  les  yeux ,  elle  découvrit  à 
quffl  ques  pas  devant  elle  une  petite  feuille  qui  reluisait  comnie  de  l'or. 
AiMS  itôt  ei!e  la  ramass;i,  et  lui  trouvant  une  certaine  pesanteur,  elle 
cour  ut  chez  la  juive  sa  voisine  à  laquelle  elle  montra  avec  joie  sa  trou- 
vailli  î.  Celle-ci  se  convainquit  que  le  métal  était  de  bon  aloi ,  et  lui  of- 
frit ci  1  échange  deux  grosses  couronnes  (IV).  La  pauvre  femme  ne  s'é- 
tait ja  mais  vu  autant  d'argent  à  la  fois.  î'.lle  passa  aussitôt  chez  le  bou- 
langer ,  acheta  quelques  jràleaux  pour  ses  enfans,  et  prit  chez  le  boucher 
un  bca  u  gigot  de  mouton  ,  qu'elle  comj)lait  préparer  pour  le  retour  de 
son  ma.  ri ,  car  elle  raiteudait  le  soir  même.  Elle  distribua  les  pâtisse- 
ries aux  enfans,  (jui,  ravis  d'avoir  un  tel  déjeuner,  resièrent  sages  et 
perniirei  Tt  ù  leur  mère  de  retourner  à  l'étable.  L'intention  de  la  villa- 
geoise et.   ïit  de  cacher  autant  que  possible  à  Slcffcn  le  malheur  qui  lui 


530 

était  arrivé,  et  qu'elle  altriijuait  h  un  sort  jeté  par  quelque  envieux 
berger  sur  son  bétail.  En  examinant  de  plus  près  les  cadavres  raidis  de 
SCS  chèvres  ,  elle  aperçut  dans  leurs  gueules  quelques  pièces  d'or  (jui 
lui  firent  soudain  deviner  l'auteur  du  désastre.  Elle  ne  put  alors  s'em- 
pêcher de  remercier  vivement  Rûbezahl,  et  combla  le  génie  de  béné- 
dictions. Aussitôt  clic  alla  prendre  un  couteau,  ouvrit  les  chèvres 
n1ortes,et  trouva  dans  leurs  estomacs  une  quantité  de  ducats  qui  pou- 
vaient s'élever  à  deux  mille  environ. 

11  serait  difficile  de  dépeindre  le  ravissement  que  la  villageoise 
éprouva  à  cet  aspect.  Elle  ne  connaissait  plus  de  bornes  à  sa  richesse, 
dont  elle  ne  pouvait  en  effet  comprendre  l'étendue.  Néanmoins,  après 
s'en  être  emparée,  son  trésor  lui  fit  éprouver  de  vives  inquiétudes.  Elle 
craignait  les  voleurs,  les  voisins,  tout  le  monde.  Elle  hésitait  si  elle  ren- 
fermerait son  or  dans  l'armoire  de  la  chaumière  ,  ou  bien  si  elle  l'enter- 
rerait dans  quelque  coin  de  sa  cave.  Premièrement  l'idée  lui  vint  de 
remettre  cette  somme  à  Steffen,  mais  elle  réfléchit  prudemment  que 
son  mari ,  après  s'être  emparé  du  magot,  la  laisserait  néanmoins  peut- 
être,  elle  clsesenfans,  dans  la  môme  misère  où  ils  avaient  si  long-temps 
langui.  Cet  homme  était  en  effet  l'esclave  d'une  telle  passion  pour  l'é- 
conomie, que  celle-ci  pouvait  hardiment  passer  pour  une  avarice  bien 
Caractérisée;  et  il  était  à  prévoir  que  cette  circonstance  ne  ferait  qu'ac- 
croître encore  son  vice  capital.  Dans  son  indécision  et  son  embarras, 
elle  mit  dans  un  sac  l'or  qu'elle  avait  trouvé,  et  se  rendit  aussitôt  chez 
le  pasteur  du  village ,  qui  avait  une  réputation  acquise  d'honneur  et  de 
bonté.  Il  protégerait  surtout  les  épouses  que  leurs  maris  maltraitaient ,  et 
reçut  avec  une  extrême  bienveillance  la  femme  de  Steffen.  Celle-ci  lui 
raconta  naïvement  de  quelle  manière  Rûbezahl  lui  avait  envové  ses 
précieux  dons,  et  pria  ,  en  celle  occurrence,  le  prêtre  de  lui  donner  un 
bon  conseil.  Elle  témoigna  le  désir  de  voir  son  argent  en  sûreté,  et 
d'empêcher  l'avare  Steffen  de  mettre  la  main  dessus. 

Le  curé  avait,  outre  une  probité  à  toute  épreuve  ,  un  bon  sens 
et  une  pénétration  que  l'âge  et  l'expérience  donnent  presque  toujours. 
Sentant  les  justes  raisons  que  la  bonne  femme  faisait  valoir,  il  la  dissuada 
Itti-mcme  de  confier  son  argent  à  son  ladre  époux. 

«  Ecoutez,  ma  bonne  amie,  dit  le  prêtre;  si  vous  n'avez  pas 
crainte  de  déposer  vos  ducats  entre  mes  mains,  je  vous  les  garde- 
rai fidèlement,  et  je  vous  remettrai  une  lettre,  écrite  en  langue  ita- 
lienne, que  nous  feindrons  être  de  iotte  frère,  depuis  tant  d'années 

36. 


540 

absent  de  son  pays.  Je  raconterai  clans  cette  lettre  supposée  que 
ce  parent,  après  avoir  pris  du  service  à  A'enise,  s'est  rendu  aux  Indes 
orientales,  et  qu'il  y  est  mort  en  vous  léguant  toute  sa  fortune,  sous  la 
condition  expresse  que  le  curé  de  kirchspiel  (V)  surveillerait  comme 
tuteur  l'emploi  de  voire  capital.  Parce  moyen  vous  jouirez  sans  crainte 
des  revenus  de  votre  argent,  et  votre  mari  ne  pourra  s'emparer  d'un 
bien  qui  est  acquis  à  vous  seule,  et  que  vous  devez  conserver  intact  à 
vos  enfans.  » 

La  femme  de  Sleffcn  accepta  cette  proposition  avec  reconnaissance. 

Le  pasteur  du  village,  qui  avait  offert  ses  bons  services  à  la  paysanne, 
différait,  dans  sa  manière  d'obliger  les  femmes,  de  la  méthode  de  Hube- 
zalil.  Le  premier  croyait  que,  parce  qu'il  honorait  la  Vierge  et  les 
saintes,  il  devait  étendae  son  bras  protecteur  sur  le  sexe  faible.  Toute- 
ibis  cette  conduite,  bien  que  fort  chrétienne  du  reste,  avait  souvent 
excité  la  médisance  et  la  calomnie.  Le  maître  des  montagnes,  lui  qui  se 
souciait  fort  peu  des  mauvaises  langues,  haïssait  au  contraire  toute  la 
race  féminine,  depuis  qu'il  avait  été  si  indignement  trompé  par  la  jeune 
princesse  silésienne.  C'est  pourquoi,  si  le  génie  se  décidait  parfois  à  se 
relâcher  de  son  système,  par  considération  pour  quelque  malheureuse 
sur  le  sort  de  laquelle  il  daignait  s'appitoyer,  il  ne  faisait  alors  que 
suivre  l'impulsion  capricieuse  de  son  cœur.  La  villageoise,  par  le  dé- 
vouement qu  elle  témoignait  à  ses  devoirs,  avait  complètement  réussi 
à  capter  la  bienveillance  du  souverain  des  gnomesj  mais,  en  revanche, 
le  puissant  monarque  avait  conçu  l'idée  défaire  sentir  àSleffenla  cruauté 
de  sa  conduite.  Porté  sur  les  ailes  du  vent,  qui  était  forcé  de  se  soumet- 
tre à  ses  ordres,  Rïibezahl  parcourut  avec  rapidité  les  vallées  et  les 
montagnes  de  Silésie,et  fit  une  minutieuse  recherche  sur  toutes  les 
routes  qui  coupent  en  divers  sens  le  royaume  de  Bohème,  dans  l'espoir 
de  rencontrer  le  colporteur  qu'il  voulait  punir  d'une  façon  exem- 
plaire. Par  bonheur,  aucun  autre  marchand  forain,  qui  fît  également 
le  commerce  de  cristaux,  ne  tomba  dans  les  griffes  du  génie,  car,  dans 
la  clialeur  de  sa  justice,  il  eut  bien  pu  frapper  quelque  innocent. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Sleffen  parut  lui-même  courbé 
sous  sa  fragile  charge ,  qui  rendait  à  chacun  de  ses  pas  un  son 
clair  et  argentin.  Le  regard  perçant  du  gnome  l'avait  déjà  reconnu. 
J'our  mettre  avec  plus  de  succès  son  ]Aan  à  exécution,  Uiibezahl  se 
j-elira  invisible  dans  un  petit  antre  près  duquel  Steffen  devait  passer. 
Dtgà  le  marchand  fatigué  avait  atteint  le  sommet  de  la  moutagric,  et  le 


541 

chemin  qui  conduisait  a  son  village  s'inclinait  en  une  pente  rapide.  Les 
efforts  inouïs  qu'il  avait  dû  faire  pour  arriver  jusque  là  robligcront 
à  s'arrêter  pour  essuyer  les  gouttes  de  sueur  qui  ruisselaient  abondantes 
de  son  front.  Il  remarqua  à  côté  de  la  route  un  pin  qui  avait  été  scié  à 
quelques  pieds  hors  de  terre,  et  dont  le  tronc  était  uni  comme  le  dessus 
d'une  table.  Il  s'en  approcha,  y  plaça  avec  précaution  le  coffre  qui 
renfermait  sa  marchandise,  puis  s'assit  à  l'ombre  qu'il  projetait  sur  une 
mousse  soyeuse  et  fraîche.  Le  voyage  qu'il  venait  de  faire  avait  été  des 
plus  heureux,  et  il  s'occupa  avec  amour  de  calculer  les  profits  qui  lui 
en  reviendraient. 

«  Les  affaires  ne  vont  pas  trop  mal,  murmura  Sleffen  à  demi-voix, 
et  je  finirai,  avec  un  peu  de  bonheur,  par  amasser  un  jolie  fortune. 
Toutefois,  il  faut  l'avouer,  le  métier  n'est  pas  doux,  et  l'on  a  bien 
de  la  peine  jusqu'à  l'instant  où  on  peut  se  la  faire  payer  par  les 
pratiques.  En  examinant  bien,  peut-être  ne  me  serait-il  pas  impos- 
sible de  m'éviter  cette  grande  fatigue  que  je  ressens  aujourd'hui,  et 
d'augmenter  mon  gain  tout  à  la  fois.  Pour  cela,  je  n'ai  qu'à  res- 
treindre un  peu  la  dépense  exorbitante  que  ma  femme  fait  pendant 
mon  absence;  toujours  il  faut  que  je  lui  donne  de  l'argent;  c'est 
tantôt  pour  acheter  des  habits,  tantôt  pour  faire  bouillir  la  marmite. 
Je  veux  mettre  mon  ménage  sur  un  autre  pied  :  l'économie  n'est- 
elle  pas  la  reine  des  vertus  domestiques?  En  épargnant  un  peu  plus 
qu'on  ne  le  fait  chez  moi,  j'aurai  bientôt  le  petit  nombre  d'écus 
que  coûte  un  âne  vigoureux  au  marché  de  Schmiedeberg  (VI). 
Une  fois  la  bête  acquise,  elle  recevra  sur  son  dos  la  charge  que 
j'ai  moi-même  assez  long-temps  soutenue,  et  je  pourrai  voyager  plus 
commodément.  Lorsque  la  fatigue  me  gagnera,  le  patient  animal 
ne  se  refusera  pas  à  me  porter  moi-même  un  petit  bout  de  chemin. 
Je  n'en  doute  pas,  la  chose  réussira,  et  j'aurai  bientôt  gagné  de 
quoi  me  procurer  un  petit  cheval  ;  car,  sans  me  déprécier,  un  àne 
peut  toujours  porter  au  moins  trois  fois  autant  que  moi.  Mon  com- 
merce, dès  lors  tous  les  jours  plus  florissant,  me  permettra  d'acquérir 
un  joli  champ,  puis  un  jardin  potager  ;  du  rapport  que  j'en  tirerai, 
il  me  sera  facile  d'avoir  pour  Use  une  vache  noire,  qui,  jointe  à 
nos  chèvres,  commencera  à  former  un  petit  troupeau.  Mais  je  ne 
m'arrêterai  pas  en  aussi  beau  chemin;  je  chargerai  ,  sans  m'aban- 
donncr  à  la  paresse,  trois  ânes  de  toutes  sortes  de  cristaux,  et 
les  conduisant  moi-même  à  la  foire  de  Liegnitz  (Vil),  je  ne  man' 


542 

querai  pas  de  réaliser  sur-le-champ  une  somme  considérable ,  avec 
laquelle  j'achèterai  une  métairie  entourée  de  terres  bien  cultivées  ; 
les  revenus  honnêtes  que  j'en  obtiendrai  me  permettront  de  vivre 
oisif  et  sans  souci  au  sein  de  ma  famille,  et  je  ne  me  refuserai  plus 
alors  à  donner  une  robe  de  plus  h  ma  femme,  pourvu  qu'elle  mette 
de   la  modestie  dans  ses    désirs  !  » 

Ainsi  raisonnait  le  brave  homme,  tout  en  roulant  dans  son  cerveau 
mille  châteaux  en  Espagne,  lorsqu'un  vent  impétueux  s'éleva  tout- 
à-coup  et  précipita  par  terre  la  boîte  de  verrerie;  elles  furent  toutes, 
sans  exception,  brisées  en  mille  pièces.  Ce  malheur  fut  un  vrai 
coup  de  foudre  pour  Steffen,  qui  resta  anéanti  de  chagrin  et  de 
surprise.  Dès  qu'il  fut  un  peu  revenu  à  lui,  il  poussa  des  cris  de 
désespoir  et  s'arracha  la  barbe  à  pleines  mains.  Il  se  fût  même  mis  à 
pleurer  s'il  n'eut  été  retenu,  dit-on,  par  un  rire  immodéré  qui  éclata 
soudain  au-dessus  de  sa  tête.  Il  leva  aussitôt  les  yeux,  mais  il  n'aperçut 
personne,  et,  en  se  convainquant  que  le  tronc  d'arbre  avait  totalement 
disparu,  il  devina  facilement  quelle  main  l'avait  frappé. 

«  Ah,  traître  de  Rubezahl  !  indigne  génie!  que  t'ai-jc  fait  pour 
m'arracher  en  une  seconde  le  fruit  de  mes  peines?  que  t'ai-je  fait  pour 
détruire  toutes  mes  espérances?  Hélas!  me  voici  ruiné  pour  jamais.  » 

Alors  il  vomit  contre  le  roi  des  gnomes  toutes  les  injures  qui  lui 
vinrent  à  la  bouche,  et  s'écria  :  «  Arrive  ici,  séducteur  perfide,  sot 
amoureux,  qui  comptais  des  carottes  pendant  que  ta  maitres-e  fuyait 
en  se  moquant  de  toi  !  Viens  ici,  vilain  sorcier!  je  brave  ta  colère  ri- 
dicule !  arrive,  et  mets  le  comble  à  ta  perverse  conduite  en  m'étranglant 
sans  pitié!  Oui,  je  te  méprise,  je  te  liais,  je  te  maudis!  » 

jMais  llubezahl  rit  de  ses  extravagances,  et  n'apparut  point  à  Sleffon, 
qui  écuroait  de  rage.  Il  se  contenta  de  lui  appliquer  mille  soufflets  et 
mille  coups,  qui,  quoique  invisibles,  n'en  étaient  pas  moins  donnés  de 
main  de  maître,  et  firent  par  conséquent  bientôt  évanouir  le  courage 
héroïque  du  colporteur. 

Lorsque  la  correction,  qui  ne  fut  pas  légère,  eut  été  terminée,  le 
pauvre  Steffen  resta  comme  mort  sur  le  gazon,  il  demeura  plus  d'une 
heure  en  cet  état  sans  pouvoir  remuer  aucun  membre.  Touiefois,  il 
cessa  de  songer  à  la  bastcnuiade  qu'il  avait  reçue  pour  réfléchir  au 
moyen  le  plus  efficace  de  réparer  la  perle  qu'il  avait  faite  ;  son  avarice, 
en  effet,  était  encore  bien  plus  malade  que  ses  joues  meurtries;  plutôt 
que  de  retourner  chez  lui  les  mains  vides,  il  rassembla  soigneuscjuent 


543 

les  morceaux  de  verre,  qu'il  résolut  d'échanger  en  Bohème  contre 
quelques  ol)iets  entiers;  de  plus,  eu  descendant  la  niontasçne,  il  se 
creusa  la  lèle,  et  Ht  mille  spéculations  pour  relever  son  commerce 
abattu;  les  chèvres  de  sa  lemme  lui  revinrent  à  l'esprit;  il  pensa  qu'il 
était  préférable  de  s'en  défiiire,  plutôt  que  d'attaquer  les  écus  qu'il  avait 
cachés  dans  un  coin  de  sa  maison.  Mais,  en  réfléchissant  à  la  dilTiculté 
qu'il  éprouverait  à  obtenir  le  consentement  d  Use  (qui  étentlait  sa  ten- 
dresse maternelle  juscju'à  ses  anim&ux  domestiques),  il  attendit  la  nuit, 
caché  dans  un  buisson,  afin  d'exécuter  plus  librement  le  mauvais  coup 
qu'il  méditait.  En  elTet,  vers  minuit  il  quitta  sa  retraite,  pénétra  dans 
le  village,  escalada  sa  propre  porte,  et  se  glissa  avec  la  plus  grande  pré- 
caution dans  la  petite  étable  dont  la  porte  était  entrouverte;  plusieurs 
fois  il  fut  au  moment  d'abandonner  son  projet;  mais  l'idée  qu'il  avait 
de  se  défaire  avantageusement  de  ses  chèvres,  à  Schmiedeberg,  puis  de 
faire  passer  le  vol  sur  le  compte  d'un  autre,  le  soutint,  et  l'engagea  à  ne 
pas  changer  dç  résolution. 

o  J'en  serai  quitte,  dit-il,  à  mon  retour,  pour  bien  gronder  et 
gourmander  ma  femme  sur  sa  négligence,  qui  me  justifiera  du  reste. 
Si  elle  s'avise  de  vouloir  raisonner  outre  mesure  ,  je  lui  rendrai  quel- 
ques uns  de  ces  soufflets  que  j'ai  reçusce  matin.  » 

A  ces  mots,  il  parcourt  à  tâtons  son  étable,  mais  en  vain  il  ycherchales 
chèvres.  Sa  première  pensée  fut ,  en  ne  les  trouvant  pas  ,  qu'un  voleur 
plus  exercé  que  lui  l'avait  sans  doute  prévenu;  car  un  malheur  n'arrive 
jamais  sans  l'autre.  Voyant  sa  dernière  espérance  évanouie,  il  se  laissa 
tomber  sur  la  litière  qui  jonchait  le  sol,  et  se  livra  à  tous  les  excès  d  une 
tristesse  immodérée.  Laissons-le  se  désoler  autant  qu'il  voudra. 

En  sortant  de  chez  le  curé,  la  prévoyante  lise  s'était  occupée  de  pré' 
parer  un  bon  repas  pour  lèter  le  retour  de  son  mari,  et ,  en  cette  occa- 
sion ,  elle  avait  même  prié  le  prêtre  de  venir  leur  tenir  compagnie. 
Celui-ci ,  en  promettant  de  se  rendre  à  l'invitation ,  s'était  engagé  à  ap- 
porter avec  lui  une  petite  cruche  d'un  vin  vieux,  que  l'on  boirait  en  an- 
nonçant à  Steffen  la  nouvelle  de  l'héritage  inespéré.  ]1  était  en  effet  néces- 
saire de  prendrequelques  précautions  oratoires,  pour  empêcher  que  l'a- 
vare époux  ne  fut  pas  trop  contrarié  des  conditions  que  le  ])arent  d'ilse 
était  censé  avoir  mises  à  sa  succession.  Le  soir,  la  bonne  fenime  regarda 
souvent  par  la  fenêtre  pour  voir  si  son  époux  revenait.  Dans  son  impa- 
tience, elle  sortit  même  de  §a  chaumièie  suivie  de  ses  enfans  ,  et  gagna 
la    grand'route  sur  laquelle  elle  attacha  long-temps   les  yeux.   ÎNcan, 


544 

moins  ,  la  nuit  arriva,  et  la  villai^eoise  fut  forcée  de  regagner  sa  cabane, 
en  se  livrant  aux  plus  vives  inquiétudes.  Le  curé  offrit  quelques  paroles 
de  consolation  à  l'affligée  ,  et  se  retira  en  remettant  au  lendemain 
la  partie  projetée.  Les  alarmes  de  la  bonne  Use  lui  auraient  presque 
fait  oublier  de  donner  à  mangera  ses  marmots,  et  le  sommeil  s'écarta 
long-temps  de  son  chevet.  Cène  fut  guère  que  vers  le  matin  qu'un 
assoupissement  agité  s'empara  d'elle.  Le  pauvre  Steffen  ne  se  trouvait 
pas  moins  tourmenté  dans  l'étable.  Il  était  si  abattu  et  si  honteux,  qu'il 
n'osait  pas  s'avouer  de  retour,  ni  se  présenter.  Enfin  ,  il  se  décida  pour- 
tant à  frapper  à  sa  porte,  et  dit  d'une  voix  triste  et  faible  :  «  C  est  moi, 
chère  amie;  lève-toi,  et  ouvre  à  ton  époux.  » 

Aussitôt  que  la  femme  entendit  le  son  de  cette  voix  si  connue,  elle 
sauta  hors  du  lit,  courut  ouvrir,  et  embrassa  son  mari  avec  une  joie  vé- 
ritable. Celui-ci  ne  répondit  qu'avec  froideur  à  ses  caresses,  déposa  si- 
lencieusement les  restes  de  sa  marchandise  brisée  ,  et  se  jeta  sur  un  banc 
avec  humeur.  Dès  qu'Use  remarqua  le  désespoir  qui  se  peignait  sur 
les  traits  de  Steffen  ,  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  malgré  elle. 

«  Qu'as-tu  donc  ,  mon  ami?  quelle  chose  t'afflige  ?  » 

Le  pauvre  homme  avait  le  cœur  trop  plein  pour  pouvoir  cacher  à  sa 
moitié  la  raison  de  son  abattement.  Il  lui  fit  donc  le  récit  de  ses  maux. 
Use,  en  apprenant  le  tour  que  Riibezahl  avait  joué  à  Steffen,  devina 
soudain  la  généreuse  intention  du  génie,  et  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire. Dans  tout  autre  moment,  le  brutal  villageois  eût  fait  sentir  à  sa 
femme  l'inconvenance  de  ses  manières;  mais  il  préféra  s'informer  de  ce 
qu'étaient  devenues  ses  chèvres.  La  paysanne,  à  cette  question,  s'aper- 
çut que  Steffen  avait  déjà  espionné  l'intérieur  de  la  maison. 

<  Que  peuvent  t'importer  ces  pauvres  bêtes?  dit  Use  d'un  air  se- 
rein; et  comment  me  demandes-tu  de  leurs  nouvelles,  avant  de  savoir 
si  les  enfan j  et  moi  nous  nous  portons  bien?  Oublie,  mon  ami ,  ces  ani" 
maux,  et  surtout  ne  songe  pas  au  mal  que  le  maître  des  montagnes  t'a 
causé.  Peut-être  que  nous  trouverons  bientôt  de  quoi  remplacer  nos 
pertes  !  Lui  ou  un  autre  réparera  ce  malheur. 

« — Oui;  compte  là-dessus,  bonne  bête  que  lu  es,  et  tu  attendras  long- 
temps. 

«  — Eh  bien  î  quand  même  je  me  tromj)crais,  (juand  même  la  ver- 
rerie serait  à  jamais  perdue ,  quand  même  toutes  les  chèvres  du  monde 
auraient  péri ,  il   faudrait    pourtant  encore    se  consoler.  Nous  avons 


545 

quatre  enfans  en  bonne  santé,  quatre  bras  vigoureux  pour  les  nourrir, 
c'est  là  noire  richesse,  et  Dieu  aura  pitié  de  nous  ! 

«  — Que  dis-tu?  nos  chèvres  seraient  mortes  ?  et  tu  peux  encore  m'ap- 
prendre  cette  nouvelle  avec  indifiérence  !  11  ne  nous  reste  plus  à  cette 
heure  d'autre  ressource  que  de  jeter  nos  enfans  à  la  rivière;  car  tout 
est  dit ,  et  je  n'ai  plus  de  quoi  leur  acheter  du  pain. 

«  —  Mais  moi ,  reprit  la  Icmme  en  souriant,  j'espère  ne  pas  les  laisser 
périr  de  l'ai  m  et  de  misère.» 

A  ces  mots,  le  curé  du  villat;e,  qu'elle  avait  fait  avertir  par  l'un  de  ses 
enfans,  se  présenta.  11  avait  entendu  une  partie  de  la  conversation,  et 
entra  en  se  disant  porteur  d'une  bonne  nouvelle. 

«  11  n'y  a  plus  de  bonne  nouvelle  pour  moi ,  s'écria  Steffen  ;  mes 
beaux  verres  de  Bohème  sont  en  morceaux,  mes  chèvres  sont  perdues  !.. 
Je  n'ai  plus  rien  à  espérera  l'avenir.  » 

Le  prèire,  voyant  que  Steffen  était  violemment  affecté,  saisit  cette 
occasion  de  lui  parler  un  peu  vertement. 

€  Que  m'importent  vos  chèvres  et  vos  verres  de  Bohême!  vous  n'êtes 
qu'un  mauvais  sujet ,  et  encore  un  plus  mauvais  chrétien.  Jamais 
on  ne  vous  voit  à  l'église.  Le  ciel  bénira-t-il  votre  vie ,  quand  vous  ne 
l'employez  qu'à  donner  le  mauvais  exemple  dans  la  paroisse  !  Vous  êtes 
avare  ,  brutal,  surtout  envers  votre  femme,  et  vous  pouvez  bien  croire 
que  pour  un  païen  comme  vous ,  je  ne  me  serais  certes  pas  dérangé.  C'est 
pour  votre  épouse  ,  dont  je  vous  engage  à  honorer  et  imiter  davantage 
les  vertus,  que  je  viens  ici.  Une  lettre  m'est  parvenue,  et  je  veux  la  lui 
communiquer  de  tout  mon  cœur;  car  c'est  pour  elle  qu'est  l'heureux 
message,  et  non  pour  vous.» 

Alors,  le  prêtre  traduisit  à  haute  voix  la  lettre  italienne,  qu'il  pré- 
lendit avoir  reçue  la  veille  ,  cl  qui  annonçait  les  dernières  dispositions 
du  frère  d'Usé.  Il  appuya  principalement  sur  la  volonté  du  testateur, 
qui  nommait  pour  son  exécuteur  testamentaire  le  curé  de  Kirchspiel. 

Steffen ,  en  apprenant  que  la  succession  était  déjà  liquidée,  et  que  le 
pasleur  avait  les  fonds  entre  les  mains  ,  restait  muet  d'ctonnement ,  et 
n'était  capable  d'articuler  aucune  parole  intelligible.  Le  seul  mouve- 
ment qu'il  avait  fait  jusqu'alors,  avait  été  de  s'incliner  machinalement 
chaque  fois  que  le  chapelain  mit  avec  respect  la  main  à  son  chapeau,  en 
prononçant  le  nom  de  la  grande  république  de  Venise.  Enfin  ,  le  col- 
porteur recouvra  la  voix,  et  il  se  jeta  au  cou  de  sa  femme,  à  laquelle  il 
fit  pour  la  seconde  fois  unç  véritable  déclaration  d'amour,  lise  la  reçut 


546 

ayec  le  même  plaisir  que  la  première,  bien  que  celle-ci  fût  dictëe  par 
un  autre  motif.  Sleffen  consentit  5  tout  ce  que  le  curé  exipjea  de  lui,  et 
devint,  à  dater  de  celte  époque,  le  mari  le  plus  tendre  et  le  plus  doux, 
le  père  le  plus  aimant ,  et  enfin  l'homme  le  plus  laborieux  ,  le  plus  rai- 
sonnable et  le  plus  sage  du  canton. 

L'honnête  ecclésiastique  transforma  peu  à  peu  en  monnaie  courante 
les  pièces  d'or  qu  Use  lui  avait  remises.  11  en  acheta  une  belle  fcrnie, 
dans  laquelle  le  ménage  dont  Rubezahl  avait  fait  le  bonheur  vécut 
long-temps  et  sans  chagrin.  Le  reste  du  capital  fut  placé  par  le  prêtre, 
et  il  veilla  aussi  soigneusement  aux  intérêts  de  la  villageoise  qu'à  ceux 
de  son  église.  Pour  prix  de  sa  peine  ,  il  ne  voulut  jamais  rien  recevoir  , 
et  il  fallut  toute  l'éloquence  d'Usé  pour  lui  faire  accepter  une  chasuble  , 
qu'elle  avait  fait  richement  broder  à  son  intention. 

On  raconte  que  la  bonne  mère  atteignit  un  âge  très  avancé,  et  que 
ses  enfans  ,  qu'elle  avait  toute  sa  vie  entourés  de  son  amour,  la  récom- 
pensèrent dignement  par  la  suite.  Le  petit  favori  de  Rubezahl  grandit 
avec  le  temps.  Il  devint  un  homme  distingué,  et  servit  avec  honneur 
pendant  la  guerre  de  Trente  Ans,  sous  les  ordres  du  célèbre  Wallens- 
tein  (VIII).  On  prétend  qu'il  parvint  aux  premiers  grades  militaires, 
épousa  une  riche  châtelaine,  et  justifia  ainsi  la  prédiction  que  le 
génie  des  montagnes  avait  faite  à  sa  mère,  tandis  que  celle-ci  ramassait 
en  haillons  quelques  feuilles  vertes  pour  sa  chèvre. 

Le  Comte  de  Corberon. 


NOTES. 

(I)  Heller  (lat.  obolus,  franc,  obole)  la  plus  petite  monnaie  de  l'Allemagne. 
Sa  valeur  réelle  est  un  demi  pfennig.  Le  pfennig  est  le  quart  d'un  krcutzer, 
et  soixante  kreulzcr  font  un  florin,  qui  équivaut  à  2  fr.  IC  c;  \c  liellcr 
vaut  donc  à  peu  près  entre  8  et  9  dixièmes  de  centime. 

(II)  li^ildmannsthaler  en  allemand.  Cette  pièce  de  monnaie  a  sans  doute 
reçu  »on  nom  à  cause  des  sauvages  qui  soutiennent  l'écu  de  Prusse  et  que  l'on 
voit  iur  le  revers. 


547 

X*  mot ///a/<?r  tire  son  orifî'mc  «le  J oachinisthal ,  villo  de  Bohêmo  (3,700 
liabil.  ),  et  célèbre  par  ses  minci  d'argent  et  de  cobalt.  —  Elle  est  le  cheF-lieu 
d'un  district  dont  relèvent  d'autres  petites  cites  llonssaules  pur  leurs  exploita- 
tions métalliques,  surtout  d'élain  et  de  plomb.  —  Les  pièces  frappées  à  Joa- 
chiinslhal  s'appelèrent  Joachiuislhalcr,  et  par  abréviation  llialcr. 

0.1- 

(III)  Gros  (allem.  Grosche)  petite  monnaie  allemande.  Elle  vaut  epviron 
deux  sous  et  demi  de  Fiance. 

(IV)  Couronne,  monnaie  d'Allemagne  et  de  plusieurs  autres  pays.  En  An- 
gleterre crown;  en  Hollande,  en  Danemarck  et  dans  le  canton  de  Berpe  on 
donae  ce  nom  à  des  écus,  qui  toutefois  sont  de  valeurs  différentes. 

(V)  /urc/i5/?ie/ ,  village  situé  au  pied  des  monts  Sudètes  ,  tout  près  de  la 
froulière  de  Bohême. 

(VI)  Schmiedeberg ,  voy.  la  note  de  la  deuxième  Légende  de  Rùbezahl^ 
page  44. 

(Vîl)  Liegnùz,  capitale  de  la  principauté  de  Liegnitz  (Prusse)  au  confluent 
du  Sch^varzwassers,  du  Katzbachs  et  delà  rapide  Neisse,  est  à  quatre-vingt- 
sept  milles  et  demi  allemands  de  Berlin.  Elle  est  entourée  de  murs,  a  quatre 
ptiitcs  ,  740  maisons  et  8700  habitans.  Elle  possède  un  ancien  châteai^,  deux 
églises  catholiques  et  deux  temples  luthériens  (parmi  ces  derniers  Saint- 
Pierre  et  Saint-Paul),  une  riche  bibliothèque  et  l'église  collégiale  de  Saint- 
Jean,  où  se  trouvent  la  riche  chapelle  mortuaire  des  anciens  princes 
de  Liegnitz  et  de  Brieg.  Elle  a  trois  hôpitaux,  une  maison  d'orphelins  et  un 
lazareth.  Cette  cité,  le  siège  du  gouvernement  de  Liegnitz,  i-enferme  une  école 
instituée  pour  la  noblesse  par  l'empereur  Joseph  l"  en  1708.  —  Le  commerce 
y  est  actif.  On  y  compte  de  nombreuses  fabriques  de  bas  de  coton,  de  fil  et  de 
soie  végétale,  d'cmi)ois,  de  bleu  de  Prusse,  de  tabac ,  de  drap,  etc.j  des  blan- 
chisseries pour  les  cotons  et  les  toiles,  des  brasseries ,  des  marchés  de  fil ,  de 
laine,  de  grains  et  de  bestiaux. 

C'est  entre  Liegnitz  et  Parchwitz,  que  Frédéric-le-Grand  remporta  une  vic- 
toire ,  le  i5  août  17G0,  sur  les  Autrichiens  commandes  par  le  général  Laudon. 

/'''ojez  Geographisch-   Statistisches  Zcitungs-  Post- und  Comptoir-Lexikon 
'    vomBoctor  Christ.  Got'f.  Dan.  Steîn,  etc.,  etc.  Leipzig,  1819,  chezHin- 
richs ,  page  794 — 795.  •  ii^-^^-^- 

(VIII)  Albrecht  Wenzelcomtéde  Wallenstein  (ou  pluscorrectementWald- 
stein  )  naquit  à  Prague  en  1583.  Il  montra  dès  l'enfance  un  caractère  résolu, 


548 

violent,  intraitable.  Il  se  destina  fort  jeune  à  la  carrière  des  armes  ,  après  avoir 
abjure  pour  le  catholicisme  la  religion  évangélique.  Les  hautes  sciences  ne 
purent  jamais  l'attacher,  et  il  s'adonna  seulement  à  l'astrologie  (à  laquelle  il 
fut  initié  à  Padoue),  et  qui  seule  pouvait  flatter  ses  plans  chimériques  et  désor- 
donnés. Après  avoir  épousé  une  veuve  déjà  avancée  en  âge,  et  qui  mourut  peu 
après,  il  devint  possesseur  de  grands  biens  en  Moravie.  Il  monti-a  une  rare 
intrépidité  et  se  distingua  dans  la  guerre  de  peu  de  durée  que  Ferdinand  de 
Styrie  porta  contre  Venise.  11  convola  en  secondes  noces  avec  la  fille  du  comte 
de  Harrach,  et  amena  au  secours  de  Ferdinand  mille  cuirassiers,  avec  lesquels 
les  Bohémiens  furent  repoussés...  Il  sauva  de  nouveau  ce  prince,  alors  que 
Bcthlen  Gabor  vint  porter  le  siège  devant  Vienne...  Enfin  quand  la  guerre  de 
trente  ans  éclata,  Wallenstein  ,  élevé  à  la  dignité  de  duc  de  Friedland,  arma 
vingt  mille  hommes,  avec  lesquels  il  tira  l'empereur  Ferdinand  d'une  posi- 
tion critique.  Il  apparut  dans  la  Saxe  méridionale,  ordonna  et  disposa  tout 
selon  son  bon  plaisir  et  sa  volonté  absolue,  battit  le  comte  Matisfeld  et  le  pour- 
suivit en  vainqueur  en  Silésie  ,  où  il  perdit  lui-même  presque  toute  son  armée 
parla  famine,  le  froid  et  les  maladies  épidémiques,  qui  se  répandirent  dans 
ses  rangs.  Toutefois,  au  printemps  de  1627  il  réunit  sous  ses  drapeaux  quarante 
mille  hommes,  s'empara  de  tous  les  endroits  fortifiés  de  la  Silésie,  et  marcha 
sur  Berlin,  où  il  força  l'électeur  de  Prusse  à  la  paix...  Il  repoussa  les  Danois 
jusqu'à  Holslein,  dont  il  devint  maître,  et  reçut  pour  récompense  de  ses  exploits 
le  duché  de  Mecklonburg  et  la  principauté  de  Sagan...  Peu  après  il  se  fit  nom- 
mer grand-amiral  de  la  Baltique,  etc..  jusqu'à  ce  que  la  paix  enfin  conclue 
avec  le  Danemarck,  mit  un  terme  à  ses  conquêtes...  Toute  l'Allemagne  éleva 
la  voix  contre  Wallenstein  et  l'accusa  unanimement  de  violences  horribles  et 
inouïes...  on  le  démit  du  commandement...  Mais  lorsque  Gustave-Adolphe, 
en  1630,  pénétra  victorieux  dans  la  Geimanie,  l'empereur,  dans  une  situation 
désespérée,  fut  obligé  de  s'adresser  à  Wallenstein  ,  lequel  se  laissa  piicr  et 
supplier  long-temps ,  et  ne  se  décida  que  sous  les  conditions  les  plus  honteuses 
pour  le  souverain,  à  reprendre  son  épée  avec  le  titre  de  généralissime  éternel 
des  armées  autrichiennes.  Bientôt  Wallenstein  apparut  sur  le  champ  de  ba- 
taille avec  quarante  mille  soldats,  et  il  chassa  les  Saxons  de  Bohême...  etc.. 
Il  en  vint  (  le  6  novembre  1632)  au  combat  de  Liitzen  ,  où  "Wallenstein  fut  à  la 
vérité  rais  en  déroute,  mais  où  la  mort  de  Gustave-Adolphe  lui  donna  cepen- 
dant de  grands  avantages. 

Agissant  ensuite  en  dessous  main  et  tramant  des  intrigues  cachées,  il  montra 
de  l'inaclion  ,  bien  que  Bcrnhard  de  Wcimar  remportât  de  grandes  victoires... 
1/cmpereur  alors  reconnut  un  traître  dans  Wallenstein,  et  le  déclara  hautement 
pour  tel. 

En  se  rendant  en  toute  hâte  vers  Egcr  pour  se  réunir  aux  Suédois,  le 
COmiQ  venait  un  soir  de  livo  dans  les  astres  ftvcc  sou  astrologue  Scnij  il  éUit 


549 

au  moment  de  se  coucher,  quand,  sur  l'ordre  du  (  olonel  Butller,  il  fut  frappé 
du  coup  de  la  mort  par  des  assassins.  Il  tomba  sans  pousser  un  seul  cri ,  eu 
1634  ,  dans  la  cinquantième  année  de  son  âge. 

L'un  des  héros  les  phis  célèbres  de  la  guerre  de  Treritc-Aiis,  ce  général  était 
d'un  entêtement  excessif  et  d'une  sévérité  terrible.  Sou  long  et  pâle  visage  et 
ses  yeux  élincclaus,  dans  lesquels  on  lisait  une  sauvage  et  sombre  fermeté, 
faisait  sur  tout  le  monde  une  impression  si  extraordinaire,  que  personne  ne 
pouvait  se  soustraire  ni  résister  à  sa  magnétique  influence,  etc.  ,  etc. 

/"cyez , Conversations  -  Lexikon,  Leipzig _,   chez  Gerhard  Fleischer,   1834 
page  932. 


Si 


ElâTOM- 


.1.  r\ 


NUMISMATIQUE  DE  LA  PENSÉE. 


Les  passions  sont  plus  impérieuses  que  les  besoins  :  ceux-ci  n'agissent  que  par 
accès,  ils  ne  sont  que  les  moyens  de  la  vie,  dont  les  passions  sont  le  sujet;  tout 
anuonce  dans  l'homme  un  cire  immatériel,  gêne,  plus  encore  que  servi  par  ses 
organes.  Les  animaux  .  laissés  à  leur  liberté,  se  repaissent  et  sommeillent:  ils  ne 
prennent  part  à  la  vie  que  dans  le  cercle  étroit  de  leurs  besoins  :  étrangers  à 
tout  le  reste,  c'est  comme  meubles  qu'ils  semblent  placés  dans  la  nature.  Mais 
l'esprit  humain,  par  sa  propre  énergie,  se  répand  dans  tout  l'univers.  A  peine 
les  besoins  le  rappellent-ils  en  lui-même;  son  élasticité  comprimée  repousse  les 
obstacles,  ou  les  traîne  dans  le  tourbillon  des  passions.  Curiosité  du  passé,  in- 
quiétude de  l'avenir,  nécessité  pressante  de  communiquer  ses  idées  et  ses  senti- 
mens,  d'unir  et  d'allier  son  esprit  à  d'autres  esprits,  d'appuyer  son  cœur  sur  un 
autre  cœur;  tels  sont  les  caractères  qui  signalent  l'humanité  :  on  les  retrouve 
chez  les  sauvages,  et  ils  séparent  les  plus  stupides  d'entre  eux  des  animaux  même 
les  plus  intelligens. 

Ces  qualités  ne  sont  pas  le  produit  de  la  civilisation  ;  peut-être  même  on  peut 
dire  que  la  société  éteint  la  grande  vivacité  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité, 
par  les  entraves  qu'elle  donne  aux  foi  mes,  les  objets  qu'elle  multiplie  à  l'intérêt 
personnel,  les  combinaisons  qu'elle  prodigue  devant  le  jugement.  L'homme  so- 
cial se  replie  sur  lui-même  pour  prendre  un  essor  calculé  ,  quand  riiomme  sau- 
vage divague  au  gré  de  ses  impressions  instantanées. 

Dans  le  cours  de  ses  chasses,  un  petit  nombre  d'observations  naturelles  et  lo  • 
cales  forment  l'horizon  de  ses  pensées,  et  jalonnent  dans  sa  mémoire  l'espace  de 
ses  réflexions,  Linnédiatcment  lié  à  la  nature  ,  il  trouve  en  elle  la  source  de 
ses  peines,  de  ses  plaisirs,  et  les  objets  de  son  imagination  et  de  ses  seutimens. 
Pour  être  peu  nombreux,  ils  n'en  sont  que  plus  vifs.  Le  sauvage  rassasié,  s'as- 
sied sur  le  bord  d'un  fleuve;  il  fume  et  il  rêve  :  la  nature  l'entraîne  à  une 
sorte  do  méditation  contemplative,  (jui  serait  un  lra\;iil  pf)iir  riioninic  civilisé. 
Celui-ci,  pressé  par  les  stimulans  de  l'uitérêl,  aussi  IVécjuens  que  les  oscillations 
de  fa  pendule,  n'a  pas  le  loisir  de  former  ces  grandes  pensées  qui  se  présentent 


551 

d'elles-mèraes  à  l'homme  sauvage.  Chez  l'un,  ce  sont  des  impressions  nées  de  sa 
situation  ;  chez  l'autre  ce  seraient  des  généralités,  des  abstractions,  un  travail 
lent  et  pénible  de  l'esprit.  Pour  une  âme  simple  et  libre  ,  tout  est  sentiment: 
la  fumée  se  dissipe,  l'eau  du  fleuve  s'écoule,  le  soleil  baisse,  et  les  idées  de  mou- 
vement, de  durée,  de  fluidité,  de  toutes  choses  et  de  soi-même,  se  gravent  pro- 
fondément dans  le  cœur  du  sauvage.  Il  flotte  entre  le  passé  et  le  futur  ,  il  s'in- 
quiète de  l'histoire  ancienne,  il  cherche  confusément  un  point  de  vue  dans  l'a- 
venir. 

C'est  l'origine  de  la  tradition.  Elle  fut  autrefois  la  science  universelle  du 
inonde  ;  elle  est  devenue  la  bibliothèque  vivante  des  nations  qui  n'ont  point  de 
monumcns  écrits.  On  la  trouve  ainsi  établie  chez  les  insulaires  nouvellement 
connus  de  l'Océan  pacifique,  et  parmi  les  peuples  qui  habitent  les  bords  du 
Sénégal,  ou  le  pied  des  Cordilières.  Vous  voyez  assis  sous  un  palmier  ,  un  pa- 
triarche indien  racontant  avec  autorité  l'origine  céleste  de  sa  tribu,  les  belles 
actions  de  guerre  des  ancêtres  et  ses  hauts  faits  personnels.  Un  cercle  nombreux 
d'auditeurs,  assis  sur  leui-s  talons,  reçoit  avec  respect  cette  doctrine  des  âges  • 
rétouiiement  et  l'atteutiou  se  marquent  par  leur  silence.  L'imagination  sup- 
plée à  ce  qui  peut  manquer  aux  détails:  elle  dessine  les  faits  à  la  mémoire  qui  les 
conserve.  L'ancienneté  des  époques  donne  crédit  à  ces  histoires;  et  quelque 
obscur  et  fabuleux  que  soit  le  récit  des  origines  ,  la  multitude  des  répétitions 
l'a  consacré,  et  lui  a  imprimé  un  caractère  d'authenticité  qui  demeure  après 
même  que  la  nation  est  sortie  de  la  barbarie,  et  qu'elle  a  reçu  dans  son  sein  les 
sciences  et  les  arts. 

Chez  tous  les  peuples,  cette  forme  grossière  a  précédé  l'invention  des  signes 
figures  :  et  chez  tous  aussi,  c'est  peut-être  l'époque  historique  qui  a  produit  les 
morceaux  do  poésie  les  plus  chauds  d'imagination  et  de  sensibilité ,  quoique 
absolument  dépourvus  d'art  et  de  méthode.  Un  goût  sévère  trouverait  sans 
doute  bien  à  y  reprendre  dans  l'arrangement  des  faits,  les  égards  dus  à  la  vé- 
rité, et  les  délicatesses  de  la  morale  :  mais  le  fracas  pittoresque  des  images  ,  la 
chaleur  des  sentimens,  le  mouvement  et  le  désordre  des  pensées,  cette  sorte  de 
pindarisme  qui  a  le  ton  de  l'inspiration,  indiquent  dans  ces  poésies  un  tour  d'es- 
prit neuf  et  original. 

C'est  ce  qu'on  peut  observer  dans  les  poésies  Erses ,  dans  les  fragmens  de  la 
mythologie  des  Sc-ndinavos,  et  dans  ce  qui  nous  reste  du  petit  nombre  de 
poètes  antérieurs  au  temps  d'IIoraère. 

A  l'aide  de  leur  imagination  ou  de  leur  mémoire,  et  souvent  de  l'une  et 
de  l'autre,  les  sauvages  composent  leurs  chants  de  guerre.  Pour  leurs  chansons 
d'amour,  jls  ne  consultent  que  la  nature  et  la  vivacité  de  leurs  impressions. 


552 

Ils  y  puisent  des  teintes  si  vives  et  si  animées,  que  ,  malgré  riirégularité  du 
dessin  ,  nos  poètes  de  ville  ne  paraîtraient  auprès  de  ceux-ci  que  dos  émail- 
leurs  (1). 

La  curiosité  ne  tarda  pas  à  chercher  des  méthodes  pour  fixer  les  tradi- 
tions anciennes,  et  en  perfectionner  les  suites.  Celte  instruction  orale  était 
en  elle-même  trop  incomplète  et  trop  altéiablc.  Les  efforts  de  l'esprit  hu- 
main sur  cet  objet,  comme  sur  tous  les  autres,  furent  lents,  graduels;  les 
essais  se  perfectionnèrent  en  se  multipliant  j  le  succès  fut  celui  des  généra- 
tions ;  la  gloire  appartient  à  l'espèce  ,  rien  à  l'individu.  Aussi  celui  qui 
semble  avoir  assuré  la  mémoire  de  toutes  choses  ,  est  resté  lui-même  sans 
mémoire.  Les  Égyptiens  l'appelèrent  Thaut,  ou  Hermès;  les  Grecs,  Mer- 
cure; tous  en  firent  un  dieu:  c'était  convenir  qu'aucun  homme  n'avait  droit 
à  cette  invention,  si  ancienne  d'ailleurs,  qu'elle  semble  avoir  précédé  le 
délupc. 

Il  n'est  pas  inutile  d'observer  ici  la  différence  essentielle  qui  se  trouve 
entre  l'exercice  de  l'intelligence  et  celui  de  la  sensibilité.  Chaque  individu 
croit  en  lumière  à  mesure  qu'il  avance  en  âge  :  ses  idées  d'autrui,  et  l'é- 
tude, qui  n'est  que  la  communication  des  idées  antérieures  ou  hors  dépor- 
tée, ajoutent  tous  les  jours  à  ses  acquisitions;  ce  sont  des  matériaux  étran- 
gers qu'il  va  chercher  comme  l'abeille,  et  qu'il  rapporte  à  la  sensibilité 
pour  en  composer  son  miel.  Mais  rien  n'est  en  propre  à  l'esprit  ;  il  reflète 
comme  les  glaces  les  objets  qui  lui  sont  piésentés  ;  il  les  combine  et  les  mul- 
tiplie comme  par  un  jeu  de  miroirs;  tout  est  de  la  nature  ,  il  n'y  a  de 
l'homme  que  le  sentiment  qu'il  éprouve;  et  les  images  s'évanouiraient  sans 
laisser  de  traces ,  si  la  sensibilité  n'en  arrêtait  les  empreintes.  C'est  par  le 
nombre  et  l'espèce  de  ces  empreintes  ,  que  l'homme  est  ,  et  vaut  quelque 
chose;  les  reflets  sont   fugitifs;  l'esprit  n'est  rien  ;  le  cœur  est  tout  l'homme. 

La  sensibilité  est  le  type  invariable  et  inaltérable  de  l'individu;  elle  est  l'àme, 
elle  est  l'homme  :  commune  au  savant  et  à  l'ignorant ,  elle  n'est  pas  également 
exercée  dans  tous;  mais  elle  reste  toujours  semblable  à  elle-même  dans  chacun. 

(j)  Le  baron  de  La  Ilontan  ,  dans  son  Voyage  au  Canada  ,  rapporte  une  chanson  de 
sauvage  ,  qu'où  ne  serait  pas  surpris  de  trouver  dans  Auaciéoii  ;  le  poêle  l'adresse  à  une 
couleuvre,  et  débute  ainsi  :  «  Arréle-toi ,  couleuvre,  arrC-le-loi  ,  je  veux  prendre  sur  tes 
formes  souples  et  ondulantes,  et  sur  les  couleurs  diaprées,  le  riche  modèle  d'un  cordon 
que  je  destine  à  ma  maîtresse,  etc.,  etc.  «Celle  pièce,  qui  est  de  trois  couplets,  a  toute  la 
mollesse,  l'abandon  ,  le  naturel  duo  cœur  simple ,  qui  sent  sans  effort  cl  s'exprime  sans 
recherche. 


653 

11  en  est  de  môme  des  hommes  pris  en  général.  T. es  lumières  se  sont  accrues  , 
les  arts  se  sont  multipliés,  les  sciences  se  sont  étendues  :  c'est  un  vaste  magasin 
où  tous  les  esprits  viennent  puiser  des  secours,  et  déposer  leurs  travaux  :  chacun 
en  emprunte  plus  qu'il  n'y  ajoute  ;  ce  n'est  que  la  multitude  de  ces  contributions 
partielles  qui  fait  richesse  et  trésor.  Le  plus  grand  esprit  est  comme  le  fer  de  la 
lance,  qui  n'atteint  à  longueur  que  quand  il  est  monté.  Jupiter  seul  fit  sortir  de 
son  cerveau  la  sagesse  tout  armée;  c'est  le  privilège  du  père  des  dieux  :  c'est 
une  fable.  Otcz  à  l'esprit  le  plus  étendu  tout  ce  qui  n'est  pas  lui;  il  lui  restera 
peu  de  chose.  Sans  l'Iliade,  il  n'y  aurait  point  eu  d'Enéide  ,  sans  le  génie  de  Ba- 
con, celui  de  Newton  n'eût  pas  existé.  Il  entre  bien  des  élémens  dans  une  pen- 
sée; le  sentiment  est  simple;  c'est  un  mouvement  :  l'esprit  est  fils  de  l'esprit, 
mais  le  coeur  est  né  de  lui-même  ;  il  a  eu  soi  la  plénitude  de  son  existence.  La 
masse  générale  des  idées  a  changé  de  forme  en  se  développant  ;  les  passions  et 
lessentimeus  sont  seuls  restés,  tels  aujourd'hui  que  du  temps  d'Homère:  c'est  le 
fonds  inaltérable  de  l'humanité.  Il  semble  que  l'esprit  humain  soit  une  vaste 
commune  ,  et  le  cœur  seul  une  propriété. 

Ceci  nous  conduit  à  une  remarque  bien  importante  sur  la  différente  nature 
de  l'homme  et  des  animaux.  Parmi  ceux-ci,  chaque  individu  possède  Tesprit 
de  toute  son  espèce  :  il  a,  sans  études,  toute  la  sagesse  de  son  temps ,  toute  celle 
des  âges;  ou  plutôt  l'esprit  général  de  chaque  espèce  semble  une  loi  de  la  nature 
qui,  dans  chaque  variété  de  circonstances,  s'applique  uniformément  au  but  pro- 
posé. Dans  les  situations  ordinaires,  tous  les  procédés  sont  pareils;  dérangez  l'or- 
dre commun  des  circonstances,  les  mêmes  inventions  viendront  repousser  les 
obstacles,  les  mêmes  difficultés  feront  naître  la  même  industrie  (1).  On  dirait 
que  les  animaux  sont  possédés  de  la  nature  comme  d'un  génie  familier,  qui,  ne 
laissant  rien  de  libre  à  l'individu,  pense,  agit,  prévoit  pour  lui.  C'est  cet 
esprit  prophétique  qui,  en  ourdissant  le  tombeau  du  ver,  prépare  une  issue 
à  la  résurrection  du  papillon;  la  même  sûreté ,  la  même  finesse ,  la  même 
portée  de  vue  se  remarquent  dans  chaque  particulier;  mais  elle  ne  foit  honneur 
à  aucun ,  parce  qu'elle  est  commune  à  tous. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'homme:  dans  les  animaux,  la  nature  semble  avoir 
compté  les  espèces  comme  individus;  ici,  chaque  individu  est  en  quelque  sorte 
une  espèce  à  part.  Chacun  a  son  foyer  de  sentimens  et  de  pensées  ,  son  caractère 
propre,  ses  relations  directes  et  particulières  avec  l'ordre  éternel  des  choses. 
L'homme  est  un  être  important  aux  yeux  de  la  nature;  elle  a  déposé  dans  le 


(i)  C'est  ce  que  MM.  Réaumur  et  Charles  Bonnet  ont  souvent  observé,  ^oj'e*  rHisloire 
des  Insectes  du  premier,  et  le  Traité  d'Insectologie  du  second. 

2.  37 


554 

cœur  de  chacun  un  exemplaire  de  sa  loi.  Il  n'y  a  point  d'idées  innées,  dira-t-on  : 
non,  car  les  idées  sont  des  images;  mais  le  sentiment  est  inné  ,  comme  la  respi- 
ration; car  c'est  le  mouvement^  c'est  la  vie  de  i'ùme  :  elle  est  nce  tendre  et 
morale  (i). 

Comme  être  sensible,  l'homme  est  un  tout  indépendant  et  complet;  il  a  sa  ré- 
volution sur  lui-même,  et  son  centre  d'attraction  camme  être  intelligent ,  il  est 
toujours  susceptible  de  développemens  et  de  perfection  ,  il  tient  à  un  système 
général  dont  nous  ne  connaissons  pas  l'étendue  ;  mais  dans  la  nature  tout  est 
calculs ,  combinaisons,  mouvemens  composés  et  proportion.  Ce  qui  est  complet 
en  soi-même  entre  cependant  comme  partie  intégrante  dans  un  plan  général ,  que 
nous  ne  pouvons  que  soupçonner,  parce  que  la  partie  ne  peut  embrasser  le  tout. 

L'intelligence  de  l'homme  suffit  à  l'homme;  mais  la  masse  des  lumières  ne 
réside  que  dans  l'espèce  humaine.  C'est  l'esprit  humain  qui  est  grand;  l'esprit 
de  l'homme  est  bien  peu  de  chose.  La  sagesse  ordonnatrice,  qui  a  produit  ce 
colosse,  connaît  seule  les  vues  de  sa  formation  et  les  lois  de  son  développement. 
Elle  sait  pourquoi  elle  a  placé  chacun  dans  son  temps  et  dans  son  lieu;  clic 
connaît  seule  dans  quelle  proportion  elle  a  voulu  que  chaque  intelligence  par- 
ticulière fût  une  parcelle  de  l'esprit  humain;  et  quand  l'orgue. 1  de  l'homme  en- 
treprend de  nier  ou  de  résoudre  ces  sublimes  obscurités,  il  ressemble  à  cette 
mouche  du  spectateur  d'Addisson  ,  qui  tentait  d'expliquer  à  sa  compagne  dans 
quel  temps  et  par  quel  artifice  une  société  de  mouches  avait  pu  élever  un  aussi 
prodigieux  monument  que  la  cathédrale  de  Saint-Paul. 

C'est  à  Ihistoirc  qu'il  appartient  de  rapprocher  et  de  décrire  tous  les  efforts  de 
la  pensée  pour  se  fixer  au  dehors:  les  hiéroglyphes  égyptiens,  les  monogrammes 
chinois  furent  des  essais  ,  des  tentatives,  et  les  degrés  par  où  toutes  les  nations 
passèrent  avant  que  d'atteindre  le  terme  (i).  Le  véritable  art  fut  celui  qui ,  lais- 
sant la  multitude  des  figures  destinées  à  peindre  les  objets,  trouva  le  secret  d'ap- 
précier eu  signes  visibles  les  sons  mêmes,  de  produire  le  nom,  au  lieu  de  la  chose  ; 
en  un  mot ,  de  peindre  la  parole ,  et ,  comme  l'a  dit  Brébceuf . 

»  .   .  .  .  par  l'heureux  contour  de  figures  tracées, 
»  Donner  de  la  couleur,  et  du  corps  aux  pensées.  » 

Les  matériaux' mêmes  de  l'écriture  ne  fuient  pas  de  moindres  sujets  de  re- 

(i)  î^ous  croyons  que  l'idée  de  Dieu  ,  et  celle  des  grands  principes  de  la  morale,  sont 
inoécs.  (  ^ole  du  directeur.  ) 

(a)  Ua  savant  anglais  a  débrouillé  avec  beaucoup  de  sagacité  tout  ce  chaos  dan»  l'ou- 
vrage qui  a  pOur  litre  :  Inquiry  in  ihc  art  of  wriling. 


555 

cliprchrs  et  de  preuves.  On  y  employa  la  pierre,  le  bois,  les  métaux;  ensuite 
les  ccorccs  préparées  ,  les  tablettes  enduites  de  cire,  le  vélin  ,  la  feuille  de  pa- 
pyrus ,  et  enfin  le  linge  broyé  et  réduit  en  pâte.  Tout  cela  fut  autant  d'éche- 
lons que  la  sagacité  humaine  dut  parcourir,  avant  que  d'arriver  à  la  perfection. 

Ce  dernier  point  d'invention,  qui  complète  celle  de  l'écriture,  ne  date  que  du 
quinzième  siècle  j  et  cependant  l'écriture  cUc-mcme  est  un  art  anté  dilu- 
vien (i).  Comptez  les  générations,  mesurez  les  pas  de  chacune;  que  de- 
viendra, dans  ses  clcmens  ,  cet  esprit  humain  ,  si  grand  dans  ses  résultats  ! 
Il  n'y  a  point  d'art  dont  l'histoire  ne  nous  conduise  à  la  même  conclusion  : 
qucHc  distance  du  radeau  d'Ulysse  à  un  vaisseau  de  cent  dix  canons  I  Et 
celui  qui  coupa  les  premiers  troncs  d'arbres  pour  soutenir  le  toit  d'une  ca- 
bane de  feuillage  ,  pouvait-il  se  douter  qu'il  rassemblait  les  premiers  prin- 
cipes de  la  colonnade   du  Louvre  ? 

Ainsi,  dans  les  mains  de  l'industrie,  la  matière  la  plus  commune  est  devenue  , 
malgic  «a  fragilité,  l'asile  le  plus  assuré  du  génie,  le  monument  le  plus  invio- 
lable de  la  gloire  des  grands  hommes.  L'avarice  a  fondu  les  bronzes,  la  fureur  a 
brisé  les  marbres  ,  la  barbarie  stupide  a  chauffé  ses  bains  avec  la  plus  riche  col- 
lection de  la  science  humaine;  de  frêles  copies,  indestructibles  par  leur  mul' 
tiplicité,  survivront  à  la  rage  ou  à  l'ineptie  des  hommes  et  aux  outrapes 
du  temps  :  l'esprit  restera  immatériel,  immortel ,  comme  son  inspiration,  et 
réalisera  ce  qu'Horace  avait  ose  se  promettre  à  lui-même  :  «  Les  limites  du  temps 
ne  seront  pas  pour  lui;  il  survivra  aux  pyramides  de  l'Egypte;  et  il  ne  con- 
naîtra pas  la  loi  du  tombeau  (a^  »  Après  les  quatre  premiers  siècles  qui  suivirent 
la  destruction  de  l'empire  romain  ,  le  bouleversement  général  de  l'Europe  et  la 
fonda-ion  des  monarchies  modernes,  un  nouvel  ordre  de  choses  s'était  établi 
sous  l'influence  du  génie  de  Charlemagne,  et  un  léger  crépuscule  de  civilisation 
commençait  à  éclairer  ces  temps  qu'on  a  appelés  le  moyen-âge  (3)  :  il  fallut  un 

(i)  Voyez  l'IIisloire  universelle,  par  une  société  de  gens  de  lettres. 
(a)  Esegi  monucuentum  aère  perennius , 

Regaliqac  situ  pyramidum  dlius  ; 
Quod  non  imber  cdax,  nou  aquiio  impolens 

Possit  diruere,  aut  innumerabilis 
Annorum  écries,  et  fuga  lemporum. 

Non  omnis  njoriar;  mullaque  pars  mci 

Yilabit  llLilinara IIorat.  11b.  3,  od.  24. 

(o)  Depuis  l'an  420  ,  que  fut  fondée  la  monarcliie  française  ,  jusqu'à  l'an  800 ,  que 
parut  Charlemagne  ,  on  ne  peut  considérer  l'Europe  que  comme  un  amas  de  débris  que 
des  bordes  de  sauvages  se  disputaient  avec  furenr.  Le  monde  poli'ique  était  rentré  dans 
le  chaos  ;  l'époque  de  Charlemagne  semble  une  nouvelle  créalioa  ;  c'est  le  premier  pa» 
de  riiisloire  moderne.  37« 


656 

long  temps  pour  fondre  et  incorporer  ensemble  les  débris  de  l'ancienne  civilisa- 
tion avec  les  formes  nouvelles  où  elle  avait  à  se  reproduire.  La  foi  et  les  insti- 
tutions monastiques  ,  le  point  d'hoimcur,  l'esprit  chevaleresque  ,  la  galanterie 
et  le  vasselage^  remplaçaient  la  religion  des  augures,  l'amour  delà  patrie,  l'hé- 
roïsme, le  crédit  équivoque  des  femmes  et  Tcsclavage  personnel.  Les  Codes  de 
Théodose  et  de  Justinien,  perdus  alors  et  retrouvés  depuis,  firent  place  auxCa- 
pitulaires,  qui  devinrent  la  loi  générale. 

Charlemagne  aurait  voulu  recréer  les  sciences j  il  avait  tenté  de  former  une 
petite  académie  dans  son  palais  :  mais  son  génie  marchait  loin  devant  son  siècle. 
Il  fallait  revenir  aux  élémens.  L'art  délire  et  d'écrire  était  presque  généraleqi^ent 
perdu;  les  progrès  furent  lents,  et  amenèrent  les  nations  jusqu'à  cette  époque 
qu'on  a  nomuiée  le  renouvellement  des  lettres  et  des  arts  ,  où  la  destruction  de 
l'empire  d'Orient  et  la  prise  de  Constantinople  fii'ent  refluer  dans  nos  contrées 
tout  ce  qu'il  y  avait  d'hommes  instruits  dans  le  monde. 

L'emploi  de  transci'ire  les  livres  grecs  et  latins,  seule  littérature  qu'il  y  eût 
alors,  fut  l'occupatioa  des  moines.  Leur  règle,  dans  sa  ferveur  et  sa  simplicité, 
les  obligeait  aux  travaux  des  mainsj  ils  avaient  ainsi  défriché  et  rendu  fécondes 
les  vastes  et  stériles  concessions  qui  leur  avaient  été  faites  dans  le  désert  (i).  Ce 
genre  de  travail ,  réduit  à  la  culture  ordinaire ,  leur  laissait  alors  du  loisir  qu'ils 
appliquèrent  à  uu  autre  genre  d'utilité j  ces  nombreuses  colonies  agricoles  de- 
vinrent de  grands  ateliers  littéraires.  Tous  les  intervalles  de  leurs  heures  de 
chœur  étaient  occupés  à  copier  les  livres,  et  ce  fut  un  second  service  important 
qu'ils  rendirent  au  monde. 

Libres  des  affaires  et  des  embarras  de  la  société,  ils  mettaient  toute  leur  in- 
dustrie, toute  leur  émulation  à  copier  avec  exactitude  et  précision  ,  et  à  rehaus- 
ser la  beauté  de  leurs  ouvrages  par  des  miniatures  et  des  ornemens  divers  qui 
rendent  encore  aujourd'hui  ces  manuscrits  si  précieux.  On  y  admire  l'éclat  de 
la  dorure  ,  la  fraîcheur  et  la  vivacité  des  couleurs  :  ils  pèchent  seulement  dans 
la  correction  du  dessin  et  la  vérité  delà  perspective.  Mais  tel  était  alors  l'état 
de  l'art;  c'est  la  peinture  dans  son  enfance. 

Cependant  quelque  assiduité  qu'ils  missent  au  travail  ,  le  leur  était  nécessai- 
rement lent  ;  la  main  ne  peut,  comme  un  métier,  joindre  la  précision  à  la  rapi- 
dité; ainsi  les  livres  restaient  rares,  toujours  coûteux,  et  la  science  difficile  à 
acquérir.  Les  princes  mêmes  n'avaient  que  quelques  uns  de  ces  manuscrits;  on 

(i)  Voyez  les  détails  des  grands  et  utiles  travaux  des  premiers  moines  dans  l'Europe 
barbare,  prouvés  par  titres  et  par  chartes,  dans  l'Introduction  de  Robertson  à  l'Histoire 
de  Charlcs-Quint  :  ce  judicieux  historien,  qu'on  n'accusera  pas  de  superstitign  ,  a  parlé 
en  pliilosoplic,  sans  passion  et  sans  préjugés. 


557 

nr  savait  pas  ce  que  c'était  qu'une  bibliothèque.  Ainsi  l'ignorance  était  forcée, 
dans  ces  temps  que  nous  méprisons  si  injustement  aujourd'hui. 

Mais  à  présent  que  l'esprit  humain  a  parcouru  sa  pleine  carrière  et  atteint  le 
terme  opposé,  il  reste  à  un  historien  philosophe  à  comparer  les  époques,  à  peser 
les  vices  et  les  vertus,  à  estimer  ce  que  la  société  a  gagné  ou  perdu  en  bonheur, 
enfin  à  décider  la  question  la  plus  importante  :  la  masse  des  lumières  a-t-clle 
augmenté  celle  de  la  félicité  et  de  la  vertu  publiques? 

L'avidité  aiguisa  l'invention,  et  ce  fut  le  premier  pas  de  l'art.  Comme  les 
mêmes  ouvrages  étaient  souvent  recopiés,  un  scribe  imagina  de  tailler  en  bois 
une  page  tout  entière,  dont  les  caractères ,  parfaitement  semblables  aux  traits  de 
la  main  ,  devaient  tromper  l'œil  (i).  Par  là  il  multipliait  aisément  les  copies  et 
le  gain.  La  place  des  miniatures  et  lettres-grises  restait  en  blanc  pour  êtic  en- 
suite remplie  au  pinceau  ,  et  jouer  le  manuscrit.  L'inventeur  se  garda  si  fidèle- 
ment le  secret,  qu'on  ignore  encore  son  nom ,  et  la  ruse  fut  si  heureuse ,  l'illu- 
sion si  complète,  que,  ne  sachant  à  quoi  attribuer  la  multiplication  si  rapide  des 
manuscrits  ,  on  publia  qu'il  entrait  là-dedans  de  la  magie ,  moyen  commun  en  ce 
temps  d'expliquer  ce  qu'on  ne  comprenait  pas. 

Mais  enfin,  une  observation  attentive  découvrit  le  mystère.  En  comparant 
des  copies  sorties  toutes  d'une  même  main  en  si  peu  de  temps,  on  remarqua  dans 
chaque  lettre  une  ressemblance  identique  avec  ses  correspondantes,  les  mêmes 
lignes,  les  mêmes  intervalles  ,  autant  de  mots  dans  chaque  page;  on  comprit  que 
ce  devait  être  les  empreintes  d'un  moule  commun.  Alors  il  n'y  eut  plus  de  se- 
cret; soupçonner  la  découverte  c'était  la  faire,  celle-ci  devint  une  mine  ouverte 
à  l'industrie.  La  nouvelle  invention  s'établit:  elle  étouffa  le  travail  des  copistes, 
et  l'imprimerie  est  restée  une  branche  considérable  de  commerce. 

Quelque  influence  que  cet  art  naissant  annonçât  qu'il  allait  prendre  sur  la  re- 
ligion ,  la  politique,  les  sciences  et  même  le  commerce  ,  les  contemporains  n'en 
furent  pas  plus  attentifs  à  observer  ces  commenceniens.  Son  berceau  est  couvert 
de  nuages  comme  celui  des  arts  anciens.  Ce  n'était  encore  ici  que  l'art  d'estam- 
per l'écriture;  cela  conduisait  à  l'impression,  mais  ce  ne  l'était  pas.  La  véritable 
origine  de  l'art,  c'est  l'invention  des  caractères  fondus  et  mobiles,  et  on  convient 
assez  généralement  qu'elle  appartient  à  Faust,  de  Mayence  ,  qui  en  eut  la  pre- 
mière idée  vers  l'an  1457  :  et  il  est  certain  que  le  Spéculum  Salulis ,  et  quelques 
autres  livres  antérieurs  à  cette  époque,  qu'on  veut  opposer  à  Faust,  pour  lu 
envier  sa  découverte  ,  ne  sont  que  des  ouvrages  estampés.  Il  en  est  de  même 
de  l'imprimerie  des  Chinois. 

(i)  M.  le  duc  de  La  Vallièrc  avait  dans  sa  bibliotlicque  les  premières  planches  qui 
avaient  servi  à  l'édition  de  Cicéron. 


558 

La  vérité  des  nations ,  aussi  jalouse  que  celle  des  particuliers,  est  aussi  injuste  : 
l'Allemagne,  les  Pays-Bas,  se  disputèrent  avec  toute  la  fureur  de  Vespiit  de 
parti  l'honneur  d'avoir  donné  naissance  à  l'auteur  d'une  idée  qui,  k  vrai  dire 
cependant ,  préparée  comme  elle  l'était,  n'avait  de  vare  et  d'admirable  que  ^'i^^- 
meusité  de  ses  conséquences.  Strasbourg  réclamait  pour  un  nommé  Mcntzc!  • 
Harlem  pour  Coster  :  après  bien  des  discussions  et  des  recherches,  lesuflVage  de 
l'Europe  entière  a  prononcé  en  faveur  de  Gutteinberg  ,  ^-aust  et  Schoeffer,  bour- 
geois de  Mayencc,  qui  firent  ensemble  les  premières  réflexions  et  les  prem.iers 
essais  sur  la  possibilité  de  décomposer  la  planche,  et  de  se  procurer  descaraclèvcs 
mobiles  et  solides.  Ce  futen  li40;  et  la  première  édition,  ainsi  imprimée,  p^- 
yut  dix  sept  ans  après,  en  1457. 

Les  détails  sur  les  premiers  procédés  de  l'art  sont  peu  importans  et  suffisam- 
ment connus;  on  trouvera,  au  reste,  de  quoi  satisfaire  la  plus  minutieuse  curio- 
sité dans  les  annales  typographiques  de  Maittaire.  Mais  ce  qui  est  digne  de  to^l,e 
attention  ,  ce  sont  les  effets  moraux  et  politiqu^es  qu'a  eus  cet  événement. 

L'histoire  des  arts  ,  considérés  sous  leur  point  de  vue  mécanique,  intéresse 
peu  d'ordinaire  leshommesqui  aimentà  exercer  leur  espritdans  laphilosopliiç  et 
les  élégances  de  la  littérature  classique  :  ils  y  trouvent  une  certaine  ç^rossièrelé, 
qui  mêle  le  dégoût  à  l'admiration.  Mais  les  annales  de  IN^ail^aire  înériiçnt  une 
exception  favorable.  Les  premiers  imprimeurs  étaient  eux-mêmes  des  savons 
distingués;  plusieurs  ont  eu  de  la  réputation  comme  auteurs,  et  auraient  ho- 
noré une  chaire  de  philosophie.  Ils  entendaient  parfaitepient  le  grec  et  le  latin^ 
dont  ils  donnaient  des  éditions;  ils  y  ont  joint  souvent  des  notes  et  des  com- 
mentaires justement  admirés;  et,  dans  ces  ouvrages,  l'exéçutiou  est  digne  de  la 
beauté  du  texte  et  des  annotations. 

Les  noms  d'Aide  Manuce,  de  Robert  et  Henri  Etienne,  de  Turncbe,  et  plu- 
sieurs autres,  seront  toujours  en  vénération  aux  vrais  amateurs  des  sciences. 

Une  circonstance  heureuse  pour  les  lettres  était  venue  favoriser  les  commcnce- 
mens  de  l'art:  il  fut  inventé  vers  cette  époque  ,  qu'oiji,  a  appelée  la  renaissance 
des  lettres ,  lorsque  la  prise  de  Constantinople  par  les  Turcs  fit  refluer  dans  le 
reste  de  l'Europe  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  de  savans  au  monde.  Ces  émigrés 
s'appliquèrent  à  relire  les  manuscrits ,  à  rétablir  la  pureté  des  textes,  souvent  al- 
térés ,  à  comparer  les  leçons,  et  à  choisir  avec  goût  et  critique  dans  les  variantes. 
Ce  travail  ingrat ,  et  pourtant  si  utile ,  est  un  de  ces  bienfaits  dont  on  jouit  sans 
l'apprécier.  Cepepdant  l'Italie  se  glorifie  encore  de  ses  Manuce_,  l'Allemagne  d,c 
Froben  ,  la  France  des  deux  Etienne  ,  la  Hollande  de  Plantin  ,  et  l'Angleterre 
de  Caxton. 

Quel  plaisir  pour  les  amis  des  lettres  de  se  représenter  cet  âge  d'or  de  la 


559 

science,  où  c'était  Erasme  qui  conigrait  les  feuilles  imprimées  par  Aldus,  où. 
CCS  savans  réunis  exposaient  en  public  leurs  ouvrages,  comme  les  peintres  de 
l'antiquité,  et  proposaient  un  prix  à  qui  pourrait  y  découvrir  une  faute j  où, 
enfin,  le  gouvernement  d'une  grande  nation  faisait  des  lois  pénales  contre  la 
fraude  des  contrefacteurs.  Cet  esprit  savant  qui  dominait  les  presses  a  disparu; 
la  main  d'œuvre  est  perfectionnée,  le  papier  est  plus  beau,  les  caractères  plus 
élégans  et  mieux  fondus  ;  mais  la  correction  est  souvent  fautive  :  l'art  est  devenu 
manufacture;  souvent  il  fabrique  des  matières  grossières,  apportées  par  la  sot- 
tise, publiées  par  la  cupidité  :  c'est  un  des  points  de  vue  essentiels  sous  lesquels 
il  convient  de  considérer  l'état  actuel  de  l'imprimerie. 

Une  ardeur  générale  avait  saisi  tous  les  esprits  à  cette  époque;  le  goût  des 
sciences  était  la  mode  du  temps.  L'Italie  brillait  du  génie  des  Mjdicis;  le  pape 
Pie  II  répandait  toutes  ses  faveurs  sur  les  arts  :  François  l",  surnommé  le  père 
des  lettres,  fondait  ù  Paris  le  Collège  royal;  Henri  YIII  n'était  occupé  que  de 
sa  théologie.  Mais  deux  pairs  d'Angleterre  ,  le  comte  de  Tyfort  et  le  c  m  te  de 
Rivers  ,  mettant  une  noble  ambition  à  faire  ce  que  le  gouvernement  négligeait , 
accuedlircut  les  savans,  et  allumèrent  dans  Oxford  le  feu  sacré  qui  y  brûle  en- 
core. Le  règne  dos  lettres  se  soutint  avec  diverses  fortuiics. 

Sous  Henri  II,  le  connétable  de  France,  Anne  de  Montmorency,  ne  savait  pas 
lire  (i);  mais,  sous  Henri  IV,  le  premier  maréchal  de  Byron  était  instruit  dans 
le  grec  et  le  latin,  comme  un  professeur  du  Collège  royal ,  et  Duplessis-Mornay, 
qu'on  appelait  le  pape  des  huguenots,  disputait  sur  la  Yulgate,  et  citait  les  pas- 
sages eu  grec. 

Si,  dès  le  principe,  les  gouvernemens  ,  attcntifj  aux  conséquences  incalcula- 
bles qui  devaient  résulter  d'un  art  dont  l'effet  est  d'allumer  toutes  les  passions  et 
toutes  les  pensées,  l'avaient  pris  sous  leur  garde  et  leur  protect^on,  il  en  serait 
résulté  les  plus  grands  avantages  pour  l'humanité.  L'instruction  manquait  aus 

(i)  3rantôme  raconte  que  le  connétable  ,  qui  ne  savait  pas  lire,  était  homme  actif  çt 
d'expédition  :  pour  ne  point  perdre  de  temps ,  il  employait  fheure  de  ses  prières  à  faire 
l'inspection  de  son  camp  ,  où  il  maintenait  lui-même  la  plus  sévère  disciplaie.  Il  se  pro- 
menait à  cheval ,  récitant  sou  chapelet ,  qu  il  avait  dans  les  mains  ,  et  s'interrompait  sou- 
vent pour  dire  :  qu'on  mène  cet  homme  au  prévôt!  qu'on  passe  celui-ci  par  les  piques! 
Il  était  exact  et  sévère,  et  ne  passait  rien  à  personne;  aussi  on  clis.'.it  en  proverbe  dans 
son  armée  :  Dieu  nous  garde  des  patenôtres  de  M.  le  connétable.  Brantôme  dit  de  lui  : 
«  C'étoit  le  seigneur  de  France  le  plus  grand  rabroueur.  Quand  il  avoil  Due  signature  à 
donner,  il  Iraçoit  un  certain  nombre  de  barres  droites  et  de  suite .  jusqu'à  ce  que  le  se- 
crétaire qui  lai  avoit  présenté  la  plume,  estimant  à  peu  près  la  quantité,  lui  disoit  : 
Monseigneur,  c'est  assez.  » 


5G0 

tons  esprits  :  les  hommes  destinés  aux  affaires  n'avaient  pas  les  moyens  de  s'y 
former;  l'expérience  et  les  leçons  des  anciens  étaient  perdues  pour  la  généra- 
tion vivante.  Maintenant  il  n'y  a  plus  de  barrière  entre  nous  et  l'anliquiléj 
nous  pouvons  fréquenter  les  écoles  qui  ont  formé  Xéuoplion  et  Scipion  ,  aller 
entendre  Socrate  sous  son  platane,  dialoguer  aussi  avec  Platon  dans  les  jardins 
d'Académus,  et  suivre  Cicéron  dans  ses  retraites  à  Tusculum. 

Ces  avantages,  propres  à  l'imprimerie,  seraient  nés  d'une  administration 
éclairée;  mais  comme  l'art  fut  abandonné  à  lui-même,  les  abus  et  les  désordres 
en  sortirent  de  toules  pa-ts.  Les  élémens  de  la  science  devinrent  communs  sans 
que  la  science  cessât  d'être  rare,  parce  qu'elle  n'est  dans  les  livres  que  comme 
le  miel  dans  les  fleurs,  dont  l'abeille  seule  sait  l'extraire.  Toutes  les  passions,  tous 
les  intérêts,  tous  les  amours-propres  se  trouvant  armés  à  la  fois  d'un  moyen  sûr 
et  rapide  de  porter  au  loin  leurs  impressions ,  et  de  les  répandre  sans  mesure , 
ils  ne  pouvaient  manquer  dès  l'abord  de  causer  une  violente  commotion  dans  le 
monde;  et  c'est  ce  qui  arriva.  Dans  un  siècle  où  les  opinions  religieuses  avaient 
tant  d'empire  ,  ce  devait  être  sur  la  religion  que  se  porteraient  les  premieis  ef- 
forts :  je  ne  dois  examiner  que  les  conséquences.  Cent  ans  de  guerres  civil.es  en 
France,  et  la  longue  querelle  des  catholiques  et  des  protestans  d'Allemagne, 
terminée  par  la  paix  de  Westphalie;  tels  furent  les  fruits  amers  de  cet  arbre  de 
la  science  du  bien  et  du  mal.  Le  repos  de  l'Europe  fut  signé  à  Mtuister  et  à 
Osnabruck;  l'inquiétude  de  l'esprit  humain  ne  fut  point  licenciée. 

Quand  l'imprimerie  parut,  les  langues  modernes  n'étaient  pas  encore  épurées 
des  jargons  barbares,  mêlés  et  confondus  par  le  mélange  même  des  peuples.  La 
littérature  classique,  tirée  du  chaos  parles  Grecs  émigrés,  et  mise  en  lumière 
par  les  nouvelles  éditions,  fut  donc  une  espèce  de  sams'crit  comme  celui  des 
Indiens,  sans  lequel  on  ne  pouvait  pénétrer  dans  aucune  partie  des  sciences.  La 
théologie,  le  droit,  la  médecine,  tous  les  arts,  toutes  les  sciences  ne  parlaient, 
n'écrivaient  qu'en  latin.  Le  savoir  alors  était  un  attribut  des  professions  {graves 
et  importantes  :  on  ne  le  trouvait  que  dans  le  clergé,  la  magistrature  et  l'ordre 
des  médecins  ;  le  peuple  était  renfermé  dans  ses  travaux  mécaniques;  et  comme 
l'instruction  était  dispendieuse  (1),  une  éducation  lettrée  exigeait  une  mesure 
de  fortune  et  d'état  qui  assurât  l'emploi  des  lumières  qu'on  allait  donner  à  l'en- 
fant. La  littérature  était  l'amusement  des  magistrats.  Dans  ce  temps  où  l'on 
vivait  en  famille,  où  les  maisons  n'étaient  point  ouvertes,  où  les  spectacles 
n'existaient  point,  des  hommes  savans  et  vertueux  trouvaient  dans  l'étude  le 
repos  du  travail  ;  la  grande  histoire  de  Jacques-Auguste  de  Thou,  et  le  livre 

(i)  Ce  n'est  que  sous  Louis  XIV  que  runiversilc  a  élé  dotée  sur  la  ferme  des  postes,  et 
riuBlruclion  gratuite  ainsi  établie. 


561 

de  l'infortuné  Barnabe  Brisson  (1),  sur  l'ancien  empire  des  Perses,  furent  l'amu- 
sement de  leurs  loisirs.  Ces  ouvrages  sont  écrits  en  latin. 

La  langue  française  se  polissait  par  le  travail  des  poètes  ;  mais  elle  ne  montra 
quelque  élcgance  et  quelque  pureté  qu'entre  les  mains  de  Malherbe,  qui  vivait 
sous  îlcnri  IV.  La  poésie,  art  d'agrément,  qui  demande   plus  d'imagination  et 
de  talent  que  de  savoir  et  de  profondeur,  et  plus  de  génie  que  d'érudition,  fut 
seule  cultivée  dans  la  langue  naturelle,  et  elle  la  forma.  C'était  le  genre  de  lit- 
térature des  gens  du  monde,  des  princes,  dc5  rois  mêmes.  Dans  un  siècle  de  dé- 
votion, où  le  français  n'était  encore  que  ce  mélange  de  divers  idiomes,  le  roi 
Robert  faisait  des  hymnes  en  latin  (2).  On  connaît  les  chansons  que  le  comte 
Thibault  de  Champagne  faisait  pour  k  reine  Blanche  de  Castille,  mère  de  saint 
Louis.  Il  nous  reste  une  chanson  du  roi  Charles  IX ,  devenue  triviale  par  sa 
perfection  même  (3);  une  autre,  que  Henri  IV  fit  pour  la  belle  Gabrielle  D'Es- 
trés,  est  également  dans  la  bouche  de  tout  le  monde.  Jean  de  Meung,  auteur 
du  Roman  de  la  Rose,  était  attaché  au  service  du  roi  Philippe-le-Belj  Clément 
Marot,  qui  a  si  heureusement  employé  les  débris  du  vieux  langage,  était  pre- 
mier valet  de  chambre  de  François  I";  Malherbe  avait  été  gentilhomme  de  la 
chambre  de  Henri  IV;  Bertaud ,  évêque  deSeez,  était  premier  aumônier  de 
Catherine   de  Médicis;  le  marquis  de  Racan  avait  une  charge  à  la  cour  de 
Louis  XIII. 

Le  genre  de  l'histoire,  traité  en  grand,  était  resté  dans  la  classe  des  sciences, 
et  sous  le  secret  du  latin  :  mais  la  partie  la  plus  intéressante  peut-être,  comme 
la  plus  sûre,  pour  les  détails  de  la  guerre,  de  la  cour  et  des.  affaires,  pour  le 
costume  des  mœurs  et  du  langage,  se  trouve  dans  les  mémoires  particuliers. 
Depuis  le  sire  de  Joinville,  sénéchal  de  Champagne,  qui  suivit  le  roi  saint  Louis 
à  la  Terre-Sainte,  et  qui  a  dicté  l'histoire  de  celte  expédition,  car  il  ne  savait 

(i)  Président  à  mortier  au  parlement  de  Paris,  qui  fui  pendu  parla  faction  des  Seize, 
dans  le  temps  de  la  Ligue,  avec  deux  de  ses  confrères  Larcheret  Tardif; 

Brisson,  Larcher,  Tardif,  honorables  viclimcs  ! 
a  dit  Voli.'iirc  dans  la  Ilenriadc. 

(2)  Le  Bréviaire  de  Paris  en  a  conservé  un  ,  qui  doit  sa  naissance  à  une  gaieté  assez 
plaisante  de  ce  l)Ou  prince. 

La  reine  sa  femme.  Constance  de  Provence,  se  plaignait  que  le  roi,  ayant  on  talent 
distingué  ,  uc  l'ciit  jamais  employé  à  la  célébrer.  Le  roi  fit  un  hymne  commençant  par 
CCS  mots  :  «  0  conslantia  marlyrum ,  »  et  l'alla  porter  à  la  reine,  que  celle  apparente  ga- 
lanterie enchanta  d'abord. 

(5)  Ccst  celte  chanson  qui  commence  ainsi  : 

«  De  mon  berger  volage 
J' entends  le  flageolet,  etc.  » 


562 

pas  écrire,  jusqu'au  cardinal  de  Retz,  qui  a  tracé  le  tableau  des  troubles  de  la 
minorité  de  Louis  XIV,  nous  avons  une  suite  à  peu  près  complète  d'historiens 
qui,  tels  que  Xénophon,  César  et  Velleius  Paterculus,  ont  été  engagés  eux-mê- 
mes dans  les  scènes  brillantes  qu'ils  rapportent. 

La  version  de  Plutarque  par  Amyot,  précepteur  du  roi  Charles  IX,  et  grand- 
aumonier  de  France,  fut  le  premier  livre  de  quelque  importance  qui  parut  en 
français. 

Dans  le  temps  que  nous  veuons  de  parcourir^  l'iaiprimerie  n'avait  pas  été  fort 
occupée,  et  les  presses  étaien  peu  nombreuses.  Le  talent  sera  toujours  rare,  et 
l'esprit  alors  était  une  quahté  ;  il  n'était  pas  encore  devenu  un  état. 

Quand  le  cardinal  de  Richelieu  fondait  la  Soibonueet  l'Académie  française, 
il  ne  se  doutait  pas  qu'il  mettait  on  équilibre  la  religion  et  la  philosophie,  comme 
Jupiter  avait  mis  dans  ses  balances  d'or  les  destinées  d'Hector  et  d'Ajax.  Il  pré- 
para la  gloire  du  grand  siècle,  et  la  catastrophe  du  siècle  suivant. 

Jamais  prince  n'est  monté  sur  le  trône  et  ne  l'a  occupé  avec  autant  d'éclat 
que  Louis  XIV.  Tout,  sous  son  sceptre,  fut  grand  ou  héroïtjue  :  tous  les  génies, 
tous  les  talens  groupés  deirière  lui,  jetaient  de  vives  lumières,  qui,  confondues 
dans  sa  gloire  ,  ne  semblaient  que  des  rayons  de  la  majesté  royale.  Ce  fut  là 
qu  on  vit  le  grand  Condé  pleurant  aux  vers  du  grand  Corneille.  Sans  cultiver 
les  lettres  par  lui-même,  le  roi  les  protégea,  et  les  encouragea  par  ce  goût  pour 
le  beau  et  le  grand  qui  lui  était  naturel  :  ses  bienfaits  allèrent  chercher  le  mé- 
rite jusque  dans  les  pays  étrangers  j  sa  graude  âme  semblait  faite  pour  dominer 
sur  tout  ce  qui  était  éminent;  un  grand  homme,  de  quelque  nation  qu'il  fût, 
était  né  son  sujet.  Les  Académies  se  multiplièrent,  les  établisscmens  de  toute 
espèce,  les  emplois,  les  pensions,  affluèrent  de  toutes  parts;  sa  puissance  était  le 
moindre  de  ses  moyens,  nul  prince  ne  posséda  comme  lui  ce  numéraire  des 
âmes  qui  paie  ce  qui  n'a  pas  de  prix  :  un  de  ses  l'egai'ds,  un  mot  de  sa  bouche, 
faisait  du  dévouement  un  devoir  et  un  bonheur. 

La  magnificence  du  roi  fut  plus  féconde  que  la  nature;  le  siècle  des  grands 
hommes  passa,  et  les  fondations  demeurèrent.  Il  fallut  les  remplir,  n'importe 
comment,  et  ce  nouveau  débouché  vers  la  fortune  allumant  la  cupidité  sans 
créer  le  talent,  cela  fit  naître  dans  la  société  cette  classe  jusqu'alors  inconnue, 
qu'on  appelle  les  gens  de  lettres,  nation  éternelle  qui  se  reproduit  sans  généra- 
tion ,  comme  Philon  le  disait  des  Thérapeutes  (i). 

Tous  ces  établissemens  avaieijt  donné  un  grand  essor  à  l'imprimerie  j  les 


(ï)  Gens  aetcrna,  in  quâ  nemo  nascitur. 

Pb1I.O  JtOJEVS. 


563 

presses  se  multiplièrent  au  point  que  les  imprimeurs  eux-mêmes  demandèrent 
un  règlement,  et  leur  nombre  fut  fixé  à  soixante-dix  dans  Paris. 

Tout  avait  changé  de  forme  sous  Louis  XIV-  la  cour  elle-même  avait  pris  un 
nouvel  aspect,  qui  sernblerait  devoir  être  peu  important  dans  la  matière  que  nous 
traitons;  mais  tout  se  tient  par  un  cnchaîncmentsecret,  et  quelque  branche  que 
ce  soit  du  progrès  dos  mœurs  n'est  indiffcretUc  aux  autres  parties.  Jusqu'alors 
la  maison  du  loi ,  colle  de  la  reine,  avaient  été  tenues  sur  un  certain  modèle 
ancien  de  féodalité.  Les  princes  et  Ips  seigneurs  tenaient  un  grand  état  dans 
Içurs  domaines;  ils  paraissaient  fréquemment  devant  le  roi ,  mais  sans  assiduité^ 
c'ctaità  la  guerre  qu'ils  faisaient  leur  cour.  La  cour  n'était  formée  que  de  ceux 
qui  y  avaient  des  charf;es ,  ordinairement  cadets  de  grandes  maisons. 

Ce  fut  une  charge  de  geotilliommc  de  la  chambie  qui  commença  la  fortune 
du  connétable  de  Luvnes  ;  et  celle  de  premier  aumônier  de  la  reine-mère,  qui 
porta  lecaidinal  de  Piicholieu  au  premier  ministère.  La  dame  d'honneur,  la 
dame  d'atours  et  les  filles  d'honneur  formaient  le  cortège  de  la  reine. 

Louis  XIV  s'entoura  de  tous  les  grands  du  royaume:  les  grandes  charges 
furent  occupées  par  des  maréchaux  dq  France  et  des  paiis ,  et  par  leurs  femmes 
chez  la  reine  (i).  La  noblesse  remplit  la  cour  comme  les  armées  :  tout  le  monde 
voulait  être  sous  les  yeux  du  roi.  Les  filles  d'honneur,  supprimées  par  la  jalousie 
de  madame  de  Montespan  contre  mademoiselle  de  Fontanges,  distinguée  du  roi, 
créée  duchesse,  et  morte  rapidement,  avaient  été  remplacées  par  les  dames  du 
palais  de  la  reine,  et  les  dames  destinées  à  accompagner  les  princesses.  La  cour 

(i)  Avant  celle  époque,  les  dames  qu'on  appelle  titrées  n'occupaient  point  exclusive- 
ment ces  charges  dites  les  honneurs;  la  maréchale  d'Ancre  fut  dame  d'honneur  de  la 
reine  .Marie  de  Médicis,  bien  avant  que  scn  mari  eût  la  dignité  de  maréchal  de  France. 
Madame  de  Guerclicville,  qui  lavait  précédée,  n'était  point  titrée.  Sa  noiuinalion  même 
est  un  trait  d  histoire  assez  curieux. 

Henri  IV  était  amoureux  de  madame  de  Guercheville,  et  trouvant  en  elle  une  con- 
s^taatç  résistance  ,  il  s'imagina  de  l'aller  surprendre  dans  son  château,  où  elle  s'était  reti- 
rée ,  assez  ipin  de  la  cour.  Il  dirigea  une  chasse  de  ce  côté;  et  comme  par  hasard,  et 
trop  écarté  ,  il  fit  dire  i  madame  de  Guercheville  qu'il  lui  demandait  à  souper.  En  effet, 
il  s'^  rendib  sur  le  soir,  et  trouva  tout  préparé  pour  la  réception  d  un  hôte  tel  que  lui. 
Mais  comme  le  roi  se  mettait  à  table,  on  entendit  un  carrosse  dans  la  cour  ;  il  demanda 
ce  que  c'était;  madame  de  Guercheville  avait  disparu,  c'était  elle  qui  s'en  allait.  Le  roi  Gt 
courn*  après  le  carrosse,  et  comme  il  se  plaignait  à  elle,  quand  elle  rentra,  qu'elle  voulût 
ainsi  le  laisser  seul  chez  elle  :  <•  Sire  ,  lui  dit  elle ,  où  est  votre  majesté  ,  elle  doit  être  le 
eeul  maître.  Eb!  bien,  madame,  reprit  Henri  IV,  puisque  vous  êtes  si  véritablement 
dame  d'honneur,  vous  serez  celle  delà  relue.  » 

7f  S«îl. 


564 

était  nombreuse,  spirituelle ,  polie ,  élégante  et  magnifique  :  Saint-Cerraain  était 
devenu  trop  étroit  (i).  Chaque  appartement  tenait  un  cercle  brillant,  tout  le 
monde  voulut  avoir  de  l'instruction  ,  de  l'esprit  et  du  goût.  La  favorite  était  le 
modèle,  toute  sa  famille  rendait  célèbre  ce  qu'on  appelait  l'esprit  des  Mortc- 
mart.  Il  fallait  savoir,  et  on  n'avait  pas  le  temps  d'apprendre. 

La  capitale  se  modela  sur  la  cour,  et  les  provinces  sur  la  capitale.  L'esprit  et 
la  littérature  étaient  devenus  la  mode  du  temps ,  les  femmes  voulaient  y  prési- 
der. L'hôtel  de  Rambouillet  et  l'hôtel  de  Carnavalet  s'érigèrent  en  bureaux 
d'esprit.  C'était  là  que  madame  de  Sévigné  jugeait  Phèdre,  et  décidait  que  la 
réputation  de  Racine  ne  durerait  pas.  Molière  pei'siffla  ce  ridicule  et  ne  le  cor- 
rigea pas  (2). 

L'esprit  donna  des  moyens  de  fortune ,  des  jouissances  de  vanité  ,  un  accès 
dans  le  monde;  il  est  devenu  une  profession.  Quelques  siècles  auparavant,  savoir 
lire  était  une  science,  et  un  criminel  qui  en  faisait  preuve  échappait  au  sup- 
plice. Cela  s'appelait  le  privilège  de  clergie  ;  mais  bientôt  les  études  devinrent 
communes.  Les  paysans  mêmes  surent  lire  (3) ,  les  métayers  ,  les  artisans  un  peu 
aisés  firent  étudier  au  moins  un  de  leurs  enfans ,  et  regardèrent  celui-là 
comme  placé. 

Voilà  donc  une  nation  savante  et  éclairée;  depuis  l'avènement  de  Louis  XIV, 
elle  a  fait  plus  de  progrès  que  dans  les  deux  siècles  qui  avaient  suivi  le  règne  de 
François  P"".  Toutes  les  circonstances  se  sont  réunies  pour  favoriser  et  mener  de 
front  le  développement  des  lumières  et  celui  des  mœurs.  Examinons  les  résultats, 
et  nous  mettrons  à  son  juste  prix  ce  qu'on  appelle  connaissances  humaines. 

Nous  avons  des  académies,  des  bibliothèques  publiques,  des  observatoires , 
des  universités,  des  jardins  botaniques,  des  cabinets  d'histoire  naturelle,  etc.,  etc. 
Qu'importe  au  peuple?  qu'importe  à  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'on  appelle 

(1)  Dans  un  voyage  de  Fontainebleau,  où  la  cour  était  très  nombreuse,  chacun  se 
trouvait  mal  logé.  Il  y  eut  des  plaintes  de  toutes  parts.  Le  marquis  de  Cavois,  grand-ma- 
réchal-des-logis  de  la  maison  du  roi ,  se  trouvait  au  lever  ;  le  roi  lui  fit  des  reproches  du 
mécontentement  général  ;  et  comme  Cavois  s'excusait  sur  le  très  grand  nombre  des  cour- 
tisans : —  Mais  comment  se  fait-il,  ajouta  le  roi,  que  je  ne  puisse  pas  loger  ici  ?  C'est  la 
maison  de  mes  pères  ;  François  l"'  et  Henri  IV  y  logeaient  bien  !  — Bon!  sire,  reprit  brus- 
quement Cavois,  votre  majesté  parle  là  de  beaux  rois!...  Tout  le  monde  restait  étonné; 
mais  la  flatterie  pénétrante  avait  percé  ses  enveloppes  ;  le  roi  sourit ,  sans  vouloir  marquer 
approbation  ni  blâme  ;  et  chacun  resta  logé  comme  il  l'était. 

(2)  Dans  les  deux  comédies  ,  les  Femmes  savantes  et  les  Précieuses  ridicules. 

(3)  M.  de  Manrcpas  vit  trop  tard  où  tendait  le  mal ,  et  il  disait  sur  la  fia  de  sa  vie  que. 
s'il  avait  le  temps,  il  voudrait  abolir  les  écoles  de  village. 


565 

la  bonne  compagnie?  L'élude  n'est  pas  propre  à  tous  les  états,  elle  n'est  pas 
propre ù  tous  les  esprits;  elle  exige  une  disposition  organique  qui  est  assez  rare, 
et  un  loisir  qui  ne  serait  commun  que  ciicz  les  gens  du  monde;  mais  les  plaisirs, 
les  passions,  les  affaires  les  détournent  et  les  entraînent.  L'éducation  classique 
est  courte  et  insuffisante;  les  jîlus  instruits  se  bornent  à  la  science  de  leur  pro- 
fession et  peu  de  chose  au-delà.  De  l'usage  du  monde,  de  la  fréquentation  du 
spectacle ,  de  la  lecture  courante  des  romans  et  des  livres  nouveaux ,  il  se  forme 
un  ensemble  de  manières  aisées  ,  agréables  et  élégantes  ;  un  style  écrit  et  parlé 
facile,  abondant,  gracieux,  que  l'habitude  de  la  bonne  compagnie  achève  de 
polir  et  de  perfectionner.  Voilà  ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  avoir  de  l'esprit 
et  tout  le  monde  en  a. 

Si  quelqu'un  de  ce  monde  aimable  et  frivole  rencontre  un  académicien  qui 
lui  raconte  par  hasard  la  nouvelle  découverte  d'Herschell,  il  viendra  faire  part 
légèrement,  dans  un  souper,  de  l'arrivée  de  la  huitième  planète,  et  Uranus 
sera  généralement  accueilli  sur  la  foi  de  l'Académie,  comme  un  étranger  de 
qualité  dont  le  nom  et  le  rang  sont  attestés  par  le  ministre  de  sa  cour.  On  s'ac- 
coutumera à  croire  qu'il  y  a  huit  planètes  aussi  aisément  qu'on  en  adoptait  sept: 
on  dira:  ce  n'est  pas  que  j'y  voie  plus  d'apparence,  au  contraire;  mais  il  en 
faut  croire  l'Académie.  Ainsi  Herschell  n'éprouve  pas  plus  de  difficultés  ou 
d'examen  que  Copernic  ou  Newton.  La  bonne  compagnie  sait  les  noms- le 
peuple  ne  sait  rien  :  où  est  la  science?  A  l'Académie:  et  sur  toutes  les  branches 
de  connaissances  il  en  est  de  même. 

Les  dispositions  de  la  société  laissent  à  peine  aux  plus  appliqués  le  temps' de 
suivre  leur  état  ;  il  n'existe  plus  de  profession  grave  et  studieuse  j  tout  le  monde 
court  le  plaisir  _,  personne  n'a  de  loisir  superflu  pour  les  arts  et  les  sciences.  Tout 
a  été  dépecé  en  dictionnaires,  extraits,  analyses,  esprits,  almanachs  etc.  Nour- 
riture d'esprits  enfans;  il  est  aisé  de  faire  sa  provision  de  conversations  et  cette 
facilité  multiplie  beaucoup  l'espèce  de  ceux  que  madame  Geoffrin  appelait  des 
sots  frottes  d'esprit.  Le  beau  monde  ne  sait  juger  que  le  style,  parce  qu'en  effet 
il  ne  possède  que  la  pratique  délicate  du  langage.  Aussi  la  seule  question  qu'on 
fasse  sur  un  ouvrage  nouveau ,  est  celle-ci  :  Est-il  bien  écrit?  Des  sottises  ou  des 
folies  harmonieuses  sont  assurées  de  l'estime. 

AuGuis,  député. 
{La suite  au  numéro  prochaiu.) 


S66 


SAINT  GERMAIN  L'AUXERROIS. 


Plus  loin  une  al)b>yc  antique,  abaudounûc, 
Toul-à-coup  s'offre  aux  yeux. 

Delillu. 


De  fout  temps  les  ruines  ont  exercé  sur  Ihomme  une  mystérieuse  influence  ;  de  tout 
temps  elles  ont  su  rémouvcîr.  Me  dira  t  on  quel  attrait  magique  cnliaîne  ainsi  éôu 
âme  vers  le  passé?  Quel  instinct  puissant  le  ramène  sans  cosse,  du  sein  des  plaisirs 
et  des  rêves  de  l'espérance,  vers  les  lieux  et  les  objets  oii  dès  longtemps  la  vie  a  ccesé 
de  palpiter,  où  l'espoir  a  cessé  de  luire?  Cet  homme  heureux,  pour  qui  le  monde  A 
époisé  SCS  jouissances  les  |)ius  enviées,  pour  qui  tous  ]cs  jours  ont  élé  des  jours  de  dé- 
lices et  de  fêtes,  vient  ranimer  près  des  tombeaux  la  langueur  assoupie  de  son  âme  , 
vient  demander  à  de  muets  débris  les  émoliuus  profondes  dont  il  a  pcidu  le  secret,  vient 
puiser  aux  euseigucmcus  de  la  mort ,  puisque  le  malheur  lui  a  refusé  ses  dures  mais 
salutaires  leçons. 

C'est  à  l'infortuné  surtout  que  les  ruines  sont  chères  ;  près  d'elles  il  se  console  de  ses 
maux,  à  la  vue  de  maux  plus  grands  encore;  il  ressent  moins  les  douleurs  de  sa  misère 
et  de  son  abandon,  témoin  da  l'isolement  moricl  qui  succède  aux  agitations  do  la  vie  , 
quand  la  malédiction  plane  sur  les  cités  détruites. 

L'infortuné,  lui,  trouve  une  espérance  dans  ces  gages  assurés  dune  fin  inévitable, 
dans  ce  commun  abîme  de  destruction  où  s'engloutissent  toutes  les  choses  de  la  terre  , 
dans  celte  poussière  glacée  à  laquelle  bientôt  il  mêlera  ses  froids  débris. 

Les  ruines  clonneut  l'enfance,  car  l'enfance  se  refuse  h  comprendre  la  mort;  elles 
font  rêver  la  jcancsse  en  mêlant  à  ses  joies  une  goutte  de  leur  amertume ,  une  corde  mé- 
lancolique aux  accens  de  sa  harpe  d'or.  A  tous  les  âgés  elles  ont  le  pouvoir  d'évtiller 
les  pensers  austères  ,  et  font  vibrer  dans  l'imc  un  écho  de  douleur  ,  d'amour  et  de 
regret. 

Oh  !  qu'est-ce  qu'un  pays  sans  ruines  ?  s'écrient  dans  leur  enthousiasme  les  pèlerins 
de  Piomc  et  d'Athènes.  L'n  pays  s.ins  ruines,  hélas  !  je  n'en  connais  pas.  Parloul  le  temps 
a  empreint  ses  traces,  partout  les  ruines  nous  entourent.  Découvrez  au  sein  des  mers 
une  contrée  jeune  et  vierge,  où  nuls  pas  humains  n'aient  pénétré,  vous  y  trouverez  les 
ruines  de  la  nature,  les  volcans  éteints  ,  et  leur  cratère  béant  comblé  de  lave  refroidie  ; 


567 

voas  y  trouverez  le  jcnnc  arbre  étendant  ses  racines  sur  le  tronc  gisant  de  l'arbre  moFt  ; 
dans  les  antres  de  ses  montagnes,  le  squelette  de  l'ours  et  de  la  panthère  ,  et  sur  ses 
Terdoyans  rivages,  le  cadavre  échoué  d'uuc  baleine  expirée  de  vieillesse. 

Les  ruines  sont  partout.  No  dites  pas,  voyageurs,  que  vous  allez  pour  elles  explorer 
l'Europe  et  l'Asie  ;  avouez  qu  un  désir  inquiet ,  un  besoin  de  connaître  vous  agite  et 
vous  pousse  hors  des  lieux  ou  vous  éles.  Un  monument  ruiné  n'est  pas  le  but  de  votre 
pèlerinage,  car  de  tels  monumens  se  pressent  autour  de  vous,  même  au  sein  de  nos 
grandes  et  florissantes  cités;  le  sol  que  l'on  y  foule  est  emprciat  de  débris  ;  nos  rues 
spacieuses,  nos  places  magnifiques  cachent  des  tombes  ignorées ,  et  nos  yeux  tous  les 
jours  s'arrêtent  insoucieux  sur  des  ruines  plus  louchantes  que  celles  du  Parlhénon  et  de 
Pestum. 

Vos  pas  se  sont  partes  quelquefois  vers  le  palais  du  Louvre  ,  assis  majestueusemeat 
sur  la  rive  droite  de  la  Seine  ;  vous  aveî.  admiré  ses  quatre  beaux  portiques,  regardant 
les  quatre  points  qui  divisent  l'horizon.  L'un  se  mire  dnns  le  fleuve  en  face  du  noir  pa- 
lais de  Mnzaiin;  un  autre  regarde  ce  château  des  Tuileries,  refuge  des  rois  depuis  que 
le  Louvre  leur  fut  devenu  un  lieu  de  malheur  et  d'épouvante;  un  troisième  portique 
s'ouvre  au  nord  sur  les  rues  de  la  grande  et  tumultueuse  ville;  et  le  dernier,  à  l'orient, 
voit  à   ses  pieds  des  tombes  fraîches  encore  ,  et  décorées  des  emblèmes  du  triomphe, 

Et  plus  loin  ,  au  foud  d'une  place  élroilc  ,  g't  un  cadavre  d'église,  mutilé  ,  nu  ,  mé- 
conniiissable  ,  noirci  par  le  temps  ,  profané  p''r  les  hommes.  Vous  avez  pu  croire  que  ce 
monument,  naguère  encore,  riche  et  sainte  abbaye,  maintenant  chose  informe  et  sans 
noui ,  était  devenue  la  proie  des  barbares  ,  ou  que  des  soldais,  vainqueurs  après  un  long 
siège  ,  avaient  brisé  ses  arceaux  et  ses  galeries  pour  se  frayer  un  plus  court  chemin  vers 
le  butin  et  les  tremblantes  victimes.  Kon,  regardez  ,  et  voyez  pour  dernier  outrage  cet 
ignoble  écrileau  allaché  à  son  front ,  et  lisez  ces  mots  dérisoires  :  Mairie  du  quatrième 
arrondissement:  C'esl-h-dirc  qu'on  lui  ôte  jusqu'à  son  nom.  Voilà  ce  qu'est  aujourd'hui 
l'antique  et  belle  église  de  Saint-Germaiu-l'Auxerrois  ! 

Si  vous  voulez  savoir  par  quelle  suite  d'évènemens  et  d'infortunes  elle  est  tombée  à  ce 
point  de  dégradation  ,  il  faut  que  vous  écouliez  sou  histoire.  L'histoire  des  monumens  , 
c'est  l'histoire    es  peuples. 


559. 


Et  moi  j'ai  élevé  une  maison  k  son  nom ,  afin  qu'il  pût  y  demeurer  à  jamais. 

(Paralip.  Ch.  ii,  t.  a.) 

Nisî  Dominas  œdificaverit  domum^   in  vanum  laboraverunt  qui  œdiftcant  eam. 

{Ps.   126.} 

Uae  dcsUaée  fatftlé  a  présidé  à  l'existence  de  cette  basilique;  son  uom  se  trouve  pla* 


568 

sletirs  fois  inscrit  dans  nos  annales,  et  c'est  aui  pages  les  plus  sanglantes  et  les  plus  dé- 
sastreuses. ]\'avait-ellc  pas  reçu  la  btnédiclion  du  Seigneur?  Élailce  dons  son  courroux 
qu'il  visitait  «on  temple,  ci  le  roi  qui  l'avait  fondé  eu  expiation  de  crimes  dont  il  était 
loin  de  se  repentir,  lui  avait-il  imprimé  dès  sa  naissance  un  sceau  de  réprobation  et  de 
malheur? 

Saint-Germain  l'Auxerrois  eut  pour  fondateur  le  cruel  époux  de  Frédégonde,  à  une 
époque  où,  trop  souvent,  dillnslres  coupables  ont  cru  fléchir  le  courroux  céleste  en éic- 
■çant  à  Dieu  de  fastueux  édïGces,  au  lieu  du  (emple  souille  de  leur  âme.  Ces  chrétiens 
barbares  se  souvenaient  encore  que  chez  les  Francs  les  fautes  se  rachetaient  à  prix  d'or, 
et  croyaient  tromper  à  la  fois,  par  ces  transactions  honteuses  ,  Dieu  et  leur  conscience. 
Peut-être  aussi,  dans  l'accès  passager  dun  repentir  stérile,  espéraient-ils  obtenir  leur 
pardon  à  la  prière  des  religieux  quils  dotaient,  et  des  saints  qu'ils  faisaient  patrons  de  ces 
abbayes. 

Ainsi  le  roi  Childebert  éleva  dans  les  prairies  solitaires  qui  s'étendaient  au  midi  de 
Lutèce  ,  l'abbaye  de  Saint-V'incenl-Sainte-Croix,  plus  lard  Saiat-Germain-dcs-Prés. 
Ainsi  Dagobert,  las  de  honteux  plaisirs  et  de  folles  prodigalités,  fit  construire  pour 
protéger  ses  cendres  la  basilique  de  Saint-Denis. 

Ainsi  se  peuplèrent  de  monumensreligieuxlessoliludes  de laFrance,  tandis  que  les  sei- 
gneurs suspendaient,  comme  des  nids  d'aigles,  leurs  demeures  féodales  aux  flancs  arides 
des  rochers. 

Sans  doute  la  confusion  des  noms  a  fait  aussi  regarder  Childebert  comme  le  fonda- 
deur  de  Saint-Germainl'Auxerrois  ;  il  p  raît  certain  que  ce  fut  Chilpéric;  et  celte  église 
ne  porta  d'abord  que  le  nom  de  Saiul-Germain-de-Paiis  ,  auquel  elle  était  d>diée. 

Néanmoins,  elle  ne  posséda  jamais  le  corps  du  Saint  ,  quoique  l'iulenlion  du  roi  eût 
été  de  l'y  faire  transférer.  Quand  ce  prince  coupable  se  vit  frapper  j)ar  la  même  maiu 
qui  avait  conduit  tous  ses  crimes,  plus  d'un  projet  sans  doute  demeura  inachevé. 

Ainsi  s'éleva  sous  de  noirs  auspices  le  monument  dont  nous  retraçons  l'histoire.  Là  , 
sans  doute,  plus  dune  fois,  le  Néron  de  la  France  vint,  au  retour  d'une  chnsse  dans  les 
bois  qui  bordaient  la  Seine,  se  reposera  l'ombre  des  murailles  saintes,  chercher  près 
des  autels  une  trêve  à  ses  remords  ,  et  conjurer  les  fantômes  d'une  épouse  ,  d'un  fils  et 
d'un  frère  sans  cesse  attachés  à  ses  pas.  Là  ,  sans  doute,  nouveau  David  ,  il  vint  humi- 
lier son  front ,  quand  la  mort  menaçait  les  fils  de  Frédégondc .  mais  ce  fut  en  vain  qu'il 
pria. 


886. 

Ah!  que  sera-ce  après  ma  mort? 

{Hist.  de  France.  Cuarlemagne.) 

Une  multitude  effrayée  a  cherché  ua  refuge  dans  les  murs  de  Saint-Germain.  Pes 


5G9 

femmes,  des  vieillards  se  pressent  aux  aulels  cliargés  d'offrandes.  Tons  les  travani  pai- 
sibles, tous  les  pieux  exercices  sont  interrompus  ;  tous  les  serfs  des  alentours,  rassemlilci 
au  monastère,  veillent  en  armes  près  des  remparts.  Les  moines  eux-mêmes,  oubliant 
;i  rappioclie  du  danger,  leur  missiou  de  prière  et  de  paix,  ont  rcvélu  l'armure  et  défen- 
dent leurs  murailles.  Il  y  va  du  salut  commun;  Dieu  pardonnera  cette  infraction  et  pro- 
tégera son  temple.  A  voir  ces  hommes  vaillans  et  robustes,  à  la  fois  gén<^raui  et  soldats, 
qui  reconnaîtrait  les  humbles  religieux  de  la  veille  ?  De  rudes  travaux  journaliers  les  ont 
aguerris  aux  fatigues  de  leurs  fonctions  nouvelles.  L'empire  que  leur  caractère  et  leurs 
vertus  leur  ont  acquis  sur  les  hommes,  les  rendent  plus  que  d'autres  propres  au  com- 
mandement. Aussi  voyez-les  diriger  ces  masses  ignorantes  et  troublées!  Une  de  leurs 
mains  a  saisi  une  lourde  massue  ;  l'autre  bénit,  implore  et  encourage.  Leurs  regards, 
hier  demi  voilés  ,  pleins  de  douceur  et  d'indulgence,  élincellent  aujourd  hui  de  cou- 
rage et  de  fierté.  Leur  parole  ardente  et  forte  entraîne  les  plus  timides,  et  répand  la 
confiance  avec  l'ei-thousiasmc.  Un  jeune  clerc  est  placé  eu  observation  à  l'une  des  ou* 
verlures  supérieures  de  l'édifice  ,  et  répond  aux  questions  pressée.'  de  la  foule. 

Que  Toit-il?  rien  d'abord  ;  puis  des  barques  aussi  nombreuses  que  les  étoiles  du  ciel. 
La  Seine  en  est  couverte;  elles  s'avancent  rapides  comme  la  flèche  ,  et  se  dirigent  vers 
l'île  de  la  Cité.  Ce  sont  les  Normands  ,  ces  guerriers  féroces  que  le  génie  de  Charlemagne 
avait  tenus  éloignés  des  côtes  de  la  France ,  et  que  la  faiblesse  de  ses  fils  rendait  à  leur 
audace. 

D'abord  on  douta  si  ce  n'était  pas  le  roi  Charles  venant  avec  une  armée  au  secours  de 
ses  sujets  ;  mais  le  soleil,  en  éclairant  les  armes  brillantes,  les  traits  farouches  et  la  sta- 
ture gigantesque  des  pirates  du  Nord ,  ne  laissa  plus  aucun  doute  sur  l'imminence  du 
danger.  Gorgés  de  sang  et  de  pillage,  ces  barbares  n'en  sont  que  plus  avides  encore. 
Déjà  ils  ont  parcouru  les  rivages  sinueux  du  fleuve  ,  et  laissé  sur  leurs  pas  la  dél(>»station 
et  l'incendie  ;  mais  c'est  Paris  qu'il  faut  à  leur  fureur.  Paris  se  montre  à  leurs  yeux  un 
cri  sauvage  séchappe  de  leur  poitrine.  La  riche  abbaye  de  Saint-Germain  frappe  leurs 
regards.  0  bonheur!  ô  proie  inespérée!  Une  abbaye  avec  ses  trésors,  avec  son  peuple 
de  fugitifs  tremblans  et  sans  défense  !  C'est  par  là  qu'il  faut  préluder  au  sié-^e  de  la  ville 
c'est  là  le  premier  exploit  digne  d'eux, 

.  Aux  armes  !  les  Normands!»  Tel  est  le  cri  qui  se  fait  parlput  entendre.  La  terreur  est  au 
comble;  partout  le  combat  s'engage  avec  fureur.  Tout  le  reste  du  jour  et  toute  la  nuit  en- 
core  ,  les  moines  et  les  serfs  opposèrent  une  vigoureuse  ré>istance  aux  efforts  des  barbares. 
Lorsque  le  dernier  de  ces  religieux  guerriers  eut  succombé  après  une  lutte  inégale  et  ter- 
rible, au  milieu  des  cris  du  désespoir,  les  paysans  épouvantés,  privés  de  leurs  chefs,  se 
débandèrent.  Seulement  alors  les  Normands  pénétrèrent  au-delà  des  fossés  comblés  de 
leurs  morts.  L'abbaye  fut  pillée,  incendiée,  avec  les  infortunés  qu'elle  renfermait.  Le» 
barbares  se  retranchèrent  à  leur  tour  dans  ses  murs  démantelés,  et  poursuivirent  leurs 
sanglans  triomphes.  On  sait  comment  Paris  tomba  en  leur  pouvoir  ;  comment  lévêquc 
Gosselin  périt  en  défendant  celle  ville;  et  comment  le  roi  Charles  vint  lâchement  je- 
ter l'or  aux  mains  des  vainqueurs  avides  ,  au  lieu  de  leur  opposer  le  fer. 

2-  38 


570 


1000. 


C'est  daas  le  sciu  de  la  solitude  qu'il  faut  contempler  un  grand  horame  ! 

(MatiCharct.  Gaule  poétique.) 

Plus  d'un  siècle  s'est  écoulé  ,  et  le  pieux  Robert  fait  reconstruire  Tabbaye  en  ruines. 
C'est  alors  qu'où  la  voit  porter  pour  la  première  fois  le  nom  de  Saint-Germain  l'^axer- 
r»«»,  pour  se  distinguer  de  Saint-Germain-des-Prés,  qui  venait  d'abandonner  pour  ce 
nouveau  patronage  le  nom  de  Saint-Vinceut-Saiute-Croix,  qu'elle  avait  reçu  à  sa  nais- 
sance. 

Dès  lors  commence  pour  Saint-Germain  une  longue  période  de  prospérités  et  de 
gloire.  Plus  de  dangers  à  craindre  pareils  à  ceux  qu'elle  a  courus  ;  les  Scandinaves  ont 
cessé  de  semer  l'épouvante  et  la  dévastation  ;  ces  peuples,  établis  en  France,  ont  à  leur 
tour  subi  l'influence  d'un  beau  climat,  et  celle  plus  efficace  encore  des  vertus  d'un  grand 
homme.  Rollon  en  a  su  faire  un  peuple  de  héros,  et  dès  lors,  à  lexemple  d  un  autre 
barbare  illustre,  ils  adorent  ce  qu'ils  ont  brûlé ,   ils  brûlent  ce  qu'ils  adoraient. 

Saint-Germain,  sortie  de  ses  ruines  ,  entourée  comme  une  forteresse  de  fossés  et  de 
palissades  ,  se  relève  magnifique  ,  imposante  et  prospère  ,  et  semble  protéger  de  son  om- 
bre une  multitude  d'habitations  groupées  autour  d'elle.  Les  moines,  rendus  à  leur  vie 
ascétique  ,  à  leurs  utiles  travaux,  à  l'exercice  des  vertus  claustrales  ,  surveillent  et  entre- 
tiennent le  fou  sacré  des  sciences,  que  l'ignorance  menaçait  d'éteindre.  Une  jeu- 
nesse avide  se  presse  aulour  d'eux  pour  recueillir  leurs  parole»;  et  tandis  que  les 
ieanesiÇentiisliomraes,  à  peine  hors  de  l'enfance,  vont  préluder  à  l'éducation  du  cheva- 
lier sous  la  bannière  de  quelque  haut  et  puissant  baron  ;  d'autres  adolescens,  formés 
aux  leçons  de  ces  pères ,  s'élèvent  a  l'ombre  du  cloître  pour  enrichir  la  vigne  du  Seigneur, 
ou  pour  former  un  jour  de  célèbres  et  savantes  écoles.  Au  sein  de  ces  asiles  de  paix, 
germent  les  découvertes  qui  plus  tard  enrichiront  le  domaine  du  savoir,  qui  appelleront 
le  genre  humain  à  de  hautes  destinées,  feront  éclore  nos  siècles  de  gloire  et  do  lu- 
mière. 

Heureux  si  la  science  ,  en  prodiguant  à  ces  pieux  solitaires  ses  trésors  de  délices,  ea 
allumant  dans  leur  âme  une  passion  ardente  pour  ses  sublimes  vérités,  ne  les  entraîne 
pas  dans  la  profondeur  de  ses  abîmes  ,  n'égare  pas  leur  faible  raison  humaine  dans  les 
«k-tonrs  de  ses  mystérieux  dédales.  Car  c'est  dans  la  solitude  des  cloîtres  que  plus 
d'une  erreur  prit  naissance.  C'est  là  que  plus  d'une  science  maudite  avait  des  adeptes 
nombreux;  ainsi  la  magie  ,  qui  cachait  au  jour  ses  ténébreux  et  coupables  mystères  ; 
■iasi  l'astrologie  ,  fatalisme  oriental ,  illusion  douce  à  l'orgueil  ,  en  associant  les  destinées 
de  l'homme  aux  révolutions  du  ciel;  l'alchimie  enfin  ,  rêve  de  tous  les  siècles,  sur  la- 
quelle ont  pâli  tant  de  mortels  ;  sclcaces  fallacieuses  et  impies ,  nées  au  foyer  sacré  da 


571 

▼rai  savoir,  mais  détournées,  par  les  posaions  et  ronlhousiasme,  hors  do«  Toics  de  Dieu  et 
de  la  raison  ,  vers  un  inonde  de  rêveries  et  de  mensonge! 

Oh  !  gardez-vous,  hommes  saints  qui  mettez  entre  vous  et  le  monde  l'épaisseur  de  vos 
murailles  et  les  fossés  de  vos  monastères  ,  gardez-vous  d'un  attrait  non  moins  funeste  , 
d'une  curiosité  insatiable  qui  aboutit  aux  flammes  d'un  bûcher,  alors  que  chez  ces  peu- 
ples ignorans  et  crédules  la  science  pure  est  déjà  une  dangereuse  initiation. 

Cellules  muettes,  gilerics  sombres,  vofites  aériennes  des  abbayes  ,  quels  génies  vous 
avez  vus  naître  alors  que  l'Eglise  tenaii  en  main  le  sceptre  du  monde  1  Quelles  pensées 
ambitieuses  vous  avez  vues  grandir  !  De  quels  combats  navez-vous  pas  été  témoins  entre 
la  hninc  et  la  clcmoncc  ,  la  Tcngeance  et  le  pardon,  les  passion»  mal  éteintes  do  la  terre 
et  la  grâce  souveraine  d'en  haut  ! 

Voûtes  séculaires,  si  vos  échos  s'éveillaient  pour  dire  le  passé!  que  de  douleurs  ré- 
Tclées  au  monde  ,  que  d'élans  pieux  vers  le  ciel  !  Que  tous  ces  bruits  divers  formeraient 
un  concert  lugubre  !  Vagisscmens  de  Jiouveaunés  sous  l'oude  baptismale  I  Joies  ma- 
lerucllos  du  premier  jour,  cris  d'angoisse  de  l'espérance  trompée!  Sermens  d'époux, 
hymnes  funèbres  !  Rcvcs  belliqueux  du  candidat  qui  veille  sa  nuit  d'armes  !  Adieux  du 
seigneur  parlant  pour  la  guerre  sainte  i  larmes  des  siens,  vœux  ardens  pour  le  succès 
de  la  cause  sacrée;  beffroi  du  peuple  en  armes  qui  s'éveille  à  la  liberté!  Soupirs  d'ef- 
froi, sueurs  glacées  du  criminel,  que  protège  la  maison  de  Dieu  contre  la  justice  des 
hommes  I 

Et  quels  bruits  plus  affreux  encore  !  Râles  des  mourans  que  la  contagion  entasse  aux 
larges  tombes  ouverles  ;  faible  et  dernier  soupir  des  malheureux  que  la  famine  a  con- 
sumés !  Plaintes  amères  de  ces  infortunés  qu'une  lèpre  hideuse  sépare  à  jamais  des 
autres  hommes  ! 

Vous  souvient-il,  ô  sombres  murs,  d'avoir  écouté  toutes  ces  agonies  !  Mais  vous  sou- 
vîent-il  encore  d'avoir  vu  de  belles  fêtes  et  de  glorieux  jours  ?  d  avoir  retenti  de  chants 
joyeux,  d'avoir  brillé  d'un  éclat  sans  pareil ,  pendant  toute  la  durée  de  ce  moyen  âge,  si 
plein  de  foi ,  d'enthousiasme  et  de  naïveté  ,  si  brillant  aux  yeux  du  poète  et  de  l'artiste,  si 
barbare  et  si  triste  au  froid  regard  du  sévère  historien  ? 

Parmi  toutes  les  églises  qui  peuplèrent  bientôt  la  rive  droite  de  la  Seine,  Saint-Ger- 
main conserva  long-temps  la  suprématie;  d'abord  centre  d'un  bourg  immense,  elle  se 
trouva  renfermée  dans  l'enceinte  de  Paris,  quand  l'aigle  élargit  son  aire.  Les  clochers  de 
la  grande  paroisse  dominaient  la  vaste  rive  qui  s'étend  entre  Saint-Cloud  ,  la  Seine,  lo 
pont  Notre-Dame  ,  la  rue  et  le  chemin  de  Saint-Denis  ;  et  c'est  du  consentement  du  cha- 
pitre de  Saint-Germain  que  s'établirent  sucessivement  les  Saints-Innocens ,  Sainl-Eus- 
tache  ,  Sainl-Roch,  Saint- Thomas  et  Saint-Mcolasdu-Louvre,  les  prêtres  do  l'Oratoire, 
et  une  multitude  dautrcs  monumcns  religieux. 

Aussi  le  doyen  de  la  grande  paro'itse  ,  seigneur  suzerain  d'un  vaste  domaine  ,  se  mon- 
tra-t-il  jaloux  de  ses  prérogatives  ,  et  les  maintint  vigoureusement  contre  l'ambition  des 
subordonnés.  Plus  d'une  fois  encore  il  eut  à  défendre  ses  droits  contre  les  évêqueset  le» 

38. 


572 

archidiacres  de  Paris.  Mais  pen  à  peu  son  pouvoir  s'affaiblil  en  présence  d'une 'autre 

puissance  rivale  qui  menace  de  l'engloulir. 


1423. 


Vive  Henri  de  Lancastre ,  roi  de  France  et  d'Angleterre  ! 

(  Hist.  de  France.  ) 

Le  malheureux  Charles  VI  vient  d'expirer  après  s'être  survécu  vingt  ans  à  lui-môme  ; 
la  coupable  Isabeau  u'a  pas  attendu  qu'il  fermât  les  yeux  pour  livrer  aux  Anglais  ce  beau 
royaume  de  France  qu'elle  devait  à  son  fils,  Charles  VII  dépouillé,  presque  fugitif, 
se  voit  à  peine  entouré  d'un  petit  nombre  de  sujets  fidèles;  tout  le  leslc  a  courbé  la  tête 
sous  le  joug  étranger  et  s'e«t  so>ira'sà  un  monarque  anglais  ,  âgé  de  quelques  mois,  et 
au  duc  de  Bedford  son  oncle.  El  c'est  pendant  celte  période  honteuse  et  déplorable  de 
notre  histoire  que  Saint-Germain-l'Auxerrois  se  mélo  encore  à  nos  fastes.  C'est  parles 
Anglais  qu'elle  est  reconstruite  presque  en  entier.  Oh!  c'est  du  malheur!  A  eux  elle  doit 
ce  joli  porche  gothique  qui  précède  lenlrée.  A  eux  ce  beau  vaisseau  si  gracieux  ,  si 
plein  d'élégance  ;  ces  ogives  ,  ces  tourelles,  ces  broderies  de  pierre  ,  ces  rosaces  à  jour  si 
délicates.  A  eux  toutes  ces  merveilles  de  l'archileclure  sarrazine  qui  n'avait  plus  qu'à 
peine  un  siècle  d'avenir,  et  s'en  allait  expirer  avec  le  moyen  âge.  A  eux  aussi  une  tour 
légère  qui  s'élevait  surmontée  d'une  flèche  du  travail  le  plus  délicat ,  et  renfermait  dans 
ses  flancs  une  cloche  dont  l'exlslencc  fut  courte ,  et  trop  longue  encore  ! 

Le  règne  de  i'Angleteire  fut  passager;  tout  cela  nous  demeura  ,  mais  tout  cela  ne  fut, 
point  heureux  ;  car  je  vous  l'ai  dit ,  une  destinée  fatale  présidait  aux  révolulions  de  cette 
église.  Or,  savei-vous  ce  quedeviut  celle  tour  qu'où  ue  voit  plus  ,  et  cette  cloche  depuis 
long-temps  muette  ?  i,. 


1572. 

Et  c'est  à  Saint-Germain-l'Auxerrois  que  sonna  le  tocsin. 

{Ilist.   de  France.) 

Une  nuit  ,  celle  du  24  août  iG-a  ,  au  milieu  du  silence  qui  semblait  protéger  le  som- 
meil de  la  grande  cité  ,  ou  entendit  séleverde  Saiul-Gerniain-rAuxeirois  un  glas  sinistre, 
fini  «branla  soudain  mille  échos  ;  la  cloche  du  palais  du  Loa\re  ne  larda  p.is  à  répondre 
à  ce  signal  qu'elle  attendait.  Alors  l'nris  s'éveilla  frémissant,  et  crut,  aux  lueurs  sanglanlcs 
qai  parcouraient  ses  rues,  aux  clameurs  qui  retentissaient,  que  l'incendie  dévorait  se* 
demeures,  ou  que  l'ennemi  sétail  par  surprise  emparé' de  ses  murs.  Paris  fut  long- 
temps à  comprendre  par  quelle  trahison  il  se  sentait  frajiper  ;  et  beaucoup  moururent 


573 

dans  ccUc  ignorance,  car  coltc  nuît  fut  la  dernière  ponr  deux  milliers  de  protestans; 
car  le  lendemain  la  Seine  roula  devant  léglise  et  le  palais  ses  ondes  rougics  de  sang  et 
ch;irg«:-es  de  cadavres  ;  car  chaque  maison  laissa  voir  les  traces  dcgoûlanles  des  violences 
et  des  mcuriri's  de  la  nuit.  El  la  rcine-mèrc  courut  joyeuse  à  Monlfaucon  ,  suivie  de  ses 
cnfans  ,  pour  repaître  ses  yeux  du  plus  horrible  des  spectacles;  le  corps  de  l'amiral  de  Co- 
lipny  y  pondait  mort ,  défiguré  ,  accablé  d'outrages.  Jamais  Paris  ne  s'était  vu  si  honleu- 
«cment  souillé,  jamais  tocsin  n'y  avait  sonné  pour  de  (elles  lélcs! 

Vous  comprenez  mauHcnant  pourquoi  disparut  la  tourelle  avec  la  cloche  qui  avait 
donné  le  signal.  Vous  comprenez  aussi  que  la  tache  sanglante  ne  disparut  pas  avec  la 
tour  ,   et  qu'il  fallait  un  jour  d'expiation  pour  en  laver  la  honlc. 

Ce  jour  tardif  est  venu  ,  mais  la  vengeance  fut  trop  implacable  ;  mais  on  a  trop  puni 
ce  monument  d'avoir  été  si  prés  du  Louvre,  et  de  s'élrc  comme  enchaîné  à  la  cause  de 
DOS  souverains. 

Saint-Germain  lAuxerrois,  paroisse  royale  ,  fut  enrichie  par  les  monarques  des  plus 
magnifiques  présens;  él  les  artistes,  logés  au  Louvre,  se  plurent  à  l'embellir  de  pré- 
cieux chefs-d'œuvre.  Nul  temple  n'élalail  une  pompe  plus  digne  de  la  majesté  de  Dieu. 
^''Jl  n'avait  des  solennités  plus  imposantes  ,  une  atlitude  plus  fière,  un  pouvoir  plus  digue 
d'envie,  nu  pl-.is  beau  trésor  d'auliquilés  ,  de  richesses  et  d'illustrations.  Là  se  voyaient 
des  tableaux  de  Jouvencl,  de  Coypel ,  de  Lebrun,  de  Bon-Boulogne,  de  Philippe  de 
Champagne. 

Là  reposaient  sous  des  mounmcns  funéraires  des  hommes  célèbres  dans  loiu  les  genres. 
Belliévre  et  d'AUgre.  chanceliers  de  France;  le  maréchal  Concini  ;  Mallierbe  le  poète,  et 
le  savant  Dacier  auprès  d'Anne  Le/èvre ,  sa  femme,  non  moins  savante  que  lui;  Cayl-us  , 
l'anliquaire,  dont  la  tombe  était  décorée  d'une  urne  antique  de  porphyre;  les  peintres 
Stella,  Houasse,  Santerrc  et  Coypel;  Warin,  peintre,  graveur  et  sculpteur  à  la  fois: 
Mtllan,  aussi  graveur  et  peintre  ;  Samson  le  géographe  ;  les  sculpteurs  Sarrasin  ,  DeS' 
jardin  et  Coysevox;  Lcveaii  et  Dorbay,  architectes. 

C'était  donc  à  juste  titre  que  Saiut-Germaia-l'Auxerrois  pouvait  s'enorgueillir. 


1793. 

Dieu  ne  Tcut  plus  qu'on  Tienne  à  ses  solcDDilés. 

Temple,  renverse-toi 

(BACir^E,   Athalie.) 

Mais  une  heure  fatale  a  sonné  pour  les  grauds  ,  pour  les  puissans  de  la  terre  ,  pour 
ceux  auxquels  sont  échus  naissance,  trésors  et  pouvoir  en  partage  ;  pour  ceux  qui  se 
confient  au  prestige  de  leur  grandeur  et  de  leur  inviolabilité.  Malheur  alors  aux  têtes 
qui  dépassent  le  terrible  niveau  populaire  ;  malheur  aux  monumcns  qui  dressent  leur 


574 

falle  au-dessus  de  l'htimblc  demeure  du  citoyen  !  Malheur  aux  palais  ,  malheur  aux 
églises  1  Dieu  même  abandonne  ses  temples  ;  ces  mille  bouches  d'airain  qui  (élevaient 
aux  nues  leurs  concerts  ,  se  sont  lues  muclles  el  frùinissaules,  dans  ralteute  du  sort  qui 
leur  est  réservé.  Plus  de  fleurs  aux  autels  J  plus  dcncens  voilant  les  voûtes,  plus  de  cier- 
ges brûlant  autour  de  la  victime  sacrée  ,  plus  de  chants  harmonieux  ;  plus  de  prières 
aut  fêtes  de  l'hymen  ;  plus  de  prières  à  la  tombe  des  morts;  ils  étaient  tant! 

Oh!  réjouissez-vous,  néanmoins,  asiles  pieux  que  le  peuple  a  voués  à  la  deslruelion  ; 
que  T03  pierres  s'ébranlent  joyeuses  ,  que  vos  clochers  se  cachent  dans  la  poussière,  que 
Vos  autels  se  renversent  brisés!  Plalôt  la  mort  que  la  souilbu-e ,  et  quelles  profanations 
doivent  subir  ceux  qu'on  laisse  debout  ! 

Saint-Gcrmain-rAuxerrois,  pendant  cette  crise  sanglante,  fut  convertie  en  un  atelier 
de  salpêtre.  Heureuse  encore  fut  sa  destination  ;  là  se  fabiiquait  la  poudre  qui  devait 
servir  à  chasser  l'étranger  de  la  France.  C'était  toujours  une  religion  ,  celle  de  la 
patrie. 

Pins  tard,  le  besoin  d'un  culte  et  d'une  adoration  divine,  tourmentant  les  âmes  tendres 
et  rêveuses,  il  se  forma  des  assemblées  do  ThéopkUanlropes,  et  Sainl-Germaiii  l'Auxerrois 
Tit  prêcher  tes  nouveaux  apôtres. 

ËtiGn,  Napoléon,  en  i8o5,  la  rendit  au  culte  catholique,  et  clic  eut  eucore  quelques 
beanx  jours. 

1831. 

Mes  ennemis  riant,  ont  dit  dans  leur  colère, 
Qu'il  meure  ,  et  sa  gloire  avec  lui! 

(GlLBF.RT.) 

Rappclleraijc  l'événement  qui  semble  avoir  accompli  ses  destinées?  Ce  jour,  où  l'im- 
prudence de  quelques  uns  attira  sur  Saint-Germain-l'Auxerrois  le  flot  populaire,  toujours 
avide  de  destruction  !  Les  trois  journées  s'étaient  passées  sans  aucun  acte  de  vandalisme, 
on  pouvait  dire,  ce  n'est  pas  tout  ! 

Depuis  ce  jour  fatal  (i3  février  i83i)  Saint-Germain  l'Auxerrois  est  là  gisant,  aban- 
donnée, objet  de  compassion  et  dépouvante. 

Son  malheur  est  d'avoir  trop  participé  aux  révolutions  de  la  France  ;  d'avoir  subi 
parfois  l'entraînement  des  passions  poliliqiict,  au  lieu  de  leur  opposer  un  frein  ;  d'a- 
voir, trop  éprise  du  passé  ,  oublié  que  le  christianisme  est  une  religion  vivace  cl  fé- 
condante, faite  poursuivre  les  peuples  dans  la  voie  des  progrès,  pour  les  y  devancer 
même  ,  el  non  pas  une  religion  morte  avec  ses  dieux  de  pierre  ,  comme  celles  des  an- 
tiques païens. 

Va  jour  elle  parut  comprendre  sa  tâche  ,  c'était  lorsqu'aux  trois  journées  elle  ouvrit 
èon  ènccihic  aux  combatlans  blessés;  et  le  lendemain,  lors((u"un  de  ses  fils  alla  bénir 
1*1  tombes  que  décoraient  les  trois  couleurs. 

5*881-6110  repentie  de  ce  moavcmcut  ?  i'a-t-cllc  cru  injurieux  à  la  famille  exilée  ,  qui 


575 

naguère,  assidue  à  ses  fi-tes,  pouvait  avoir  dfs  titres  à  sa  gratitude  et  à  son  amour? 
Hélas  !  qu'on  Ta  durciuent  arracliée  à  ce  culte  de  la  reconnaissance  !  C'est  une  populace 
furieuse,  vociférant  et  blasphémant  contre  elle  ,  qui  lui  criait  dans  son  rude  langage: 
Tous  les  sacrifices  sont  dus  à  la  chose  publique  ,  même  les  amours  les  plus  légitimes  et 
les  senlimens  les  plus  chers  1 

Et  maintenant  que  va-t-elle  devenir,  l'infortunée?  Qui  pi'endra  sa  défense?  qui  sau- 
vera sa  dépouille  du  torrent  des  améliorations,  dans  ce  siècle  à  machines  ,  ou  toute 
poésie  meurt?  où  les  usines  remplacent  les  poétiques  débris,  et  font  entendre  le  cric  , 
le  marteau  ,  le  bouillonnement  de  la  vapeur,  là  où  sonnait  le  beffroi  ,  où  chantait  le 
ménestrel ,  où  priait  l'oriibcline  ;  dans  ce  siècle  où  l'on  vient  d'abattre,  à  Toulouse,  la 
tour  de  Clémence  Isaure?  Oh  !  ne  les  brisez  pas  tous,  ces  vieux  édifices;  laissez  faire  au 
temps  ;  car  si  l'industrie  nourrit  le  peuple  ,  les  souvenirs  l'instruisent  .  et  la  poésie  l'é- 
lève et  l'ennoblit. 

Qu'importe  l'alignement  d'une  rue  ,  quand  il  s'agit  d'un  monument  aussi  précieux 
pour  les  arts  que  pour  la  religion.  Qui  vous  bâtira  maintenant  des  églises  gothiques? 
Qui  renouvellera  ce  type  admirable  qui  chaque  Jour  s'efface?  Si  vous  voulez  abattre, 
brisez'plulôt  une  de  vos  constructions  modernes  ,  comme  vous  en  savez  faire;  le  mal 
sera  du  moins  réparable  ;  mais  respectez  ces  rares  chefs-d'œuvre  dont  on  a  perdu  le 
secret. 

Comment  voulez-vous  que  le  Louvre  se  passe  de  son  abbaye,  qu'il  voit  là  à  ses  côtés  , 
depuis  des  siècles?  Le  Louvre,  vieux  complice  des  fautes  qui  l'ont  perdue,  elle!  Vous 
n'y  touchez  pas  au  Louvre  ;  vous  laimcz,  vous  le  gardez  le  jour  et  la  nuit  ;  vous  êtes 
fiers  de  ce  beau  palais  ;  est-ce  donc  parce  qu'il  fut  la  demeure  des  rois?  Mais  elle,  c'est 
la  maison  de  Dieu  !  C'est  donc  plutôt  pour  sa  magnifique  structure  ,  ses  élégantes  et 
gracieuses  proportions  ,  celte  profusion  d  ornemens  si  riches  et  si  délicats  ,  pour  ses 
quatre  façades  différentes  .  pour  ses  vastes  salles  ornées  partout  de  chefs-d'œuvre  , 
pour  le  charme  que  vous  cause  l'harmonie  de  son  ensemble  ;  enfin,  pour  1  histoire  de 
la  patrie  que  vous  y  lisez  comme  en  ua  livide  ouvert  !  A  tous  ces  titres  SainlGermaia- 
l'Auxerrois  n'est  pas  moins  digne  de  vos  respects. 

Au  lieu  de  la  détruire,  dégagez-la  des  masures  ignobles  qui  l'entourent  et  lécrasenl  ! 
Qu'elle  s'élève  seule  au  milieu  dune  place  agrandie;  désormais  guérie  de  ses  plaies,  ré- 
parée avec  soin;  surmontée  de  sa  croix  et  rendue  à  son  culte.  Arrachez  de  son  front  cet 
écriteau  honteux  qui  la  dépare.  Ainsi  relevée ,  est-il  un  œil  qui  ne  préférât  cet  accident 
majestueux  à  l'uniforme  pureté  des  lignes  les  plus  régulières?  Une  longue  et  belïc  rue 
est  nécessaire  ;  rien  de  mieux;  mais  laissez  au  bout  comme  un  noble  but  ,  comme  une 
espérance  lointaine  ,  mon  église  réparée  et  triomphante.  Vous  ne  pourrez  l'abattre  • 
Tons  ne  pourrez  ordonner  de  sang  froid  sa  démolition.  Oh!  qu'elle  demeure  pour  ra- 
conter Je  passé,  instruire  l'avenir,  et  dire  à  tous  le  respect  et  l'amonr  des  Français 
pour  la  mémoire  de  leurs  ancêtres! 

Mademoiselle  Augustine  GOMBAULT. 


s^aïKai 


LA    CHIMIE 


MISE  A  Ll  PORTEE  DE  TOUT  LE  MONDE. 


TROISIÈME    ARTICLE    (1). 

Nous  avons  passé  en  revue  clans  les  préccdens  articles  les  considéra- 
tions générales  sur  la  science  que  nous  Aoulons  étudier,  de  manière  à 
bien  déterminer  son  objet;  puis  les  forces  de  la  nature  ou  les  proprié- 
tés de  la  matière  qu'elle  met  en  présence  pour  en  obtenir  les  résultats 
qu'elle  poursuit  et  pour  parvenir  aux  découvertes  qu'elle  ambitionne 
sans  cesse. 

Nous  avons  séparé  les  effets  de  cette  puissance  générale  qui  se  mani- 
feste sous  divers  aspects  dans  tous  les  corps,  selon  les  circonstances  où 
ils  se  trouvent,  de  manière  à  bien  nous  représenter  les  phénomènes 
qui  résultent  de  ces  circonstances,  encore  bien  que  le  principe  soit 
unique;  et  c'est  ainsi  que  nous  avons  distingué  la  force  de  cohésion 
qui  tient  réunies  les  particules  intégrantes  de  tout  agrégé;  la  force  d'affi- 
nité en  vertu  de  laquelle  les  corps  en  contact  adhèrent  et  tendent  à  se  con- 
fondre quand  ils  ne  se  confondent  pas  réellement ,  et  nous  avons  divisé 
celle-ci  en  affinité  d'agrégation  pour  les  substances  semblables,  et  en 
affinitédecomposition  pour  les  substances  de  nature  différente;  ce  quia 
donné  lieu  à  distinguer  les  affinités  électives,  simples,  doubles,  réci- 
proques, quiescenlcs,  divallentes;  enfin,  nous  avons  été  conduits  à  dé- 
terminer les  conditions  nécessaires  pour  que  ces  phénomènes  aient  lieu. 
Nous  les  avons  énoncées  sous  le  nom  de  lois,  et  nous  avons  fourni 
quelcjucs  exemples  des  résultats  que  l'on  peut  obtenir  par  ces  diffé- 
reiilcs  combinaisons. 


(i)  Voirie  premier  numéro,  février  l855,  p.  Sa,    cl  le  second,  mars;  p.  600. 


577 

Maintenant,  il  s'agit  d'étudier  les  substances  entre  lesquelles  les 
phénomènes  chimiques  se  produisent  ;  or  ,  nous  avons  dit  (  page  56  du 
premier  numéro)  que  Ion   distingue  des   corps   simples   et  des  corps 
composés;  et,  en  effet,  ces  derniors  n'existeraient  pas  sans  les  premiers. 
Les  phénomènes  entre  les  composés  sont  indéterminés,  puisque  la 
série  de  ces  corps  n'a  de  bornes  que  le  possible ,  tandis  que  l'on  peut 
assigner  facilement  quelle  est  la  puissance  chimique  sur  les  corps  sim- 
ples et  sur  leurs  combinaisons  deux  à  deux,  trois  à   trois,  quatre  à 
quatre;  je  ne  pousse  pas  plus  loin  cette  indication,  parce  que  le  pou- 
voir combinant  du  chimiste  ne  s'étend  guère  au-delà  ;  du  reste  ,  s'il  s'ef- 
force de  former  des  composés  avec  les  corps  simples  que  lui  offre  la 
nature,  il  se  propose  bien  souvent  aussi  de  séparer  les  substances  con- 
stituantes   d'un  composé,  pour    en   obtenir  les  élémens  séparés,    et 
c'est  ainsi  que  l'on  est  parvenu  à  mettre  à  nu  et  à  bien  connaître  alors 
beaucoup  de  substances  que   la  nature  ne  nous  présente  que  dans  un 
état  de  combinaison  propre  à  les  dissimuler  à  nos  yeux.  Or,  cette  der- 
nière opération  se  nomme  analyse  (1) ,  tandis  que  la  première,  qui  lui 
est  opposée,  s'appelle  synthèse  (2). 

Mais  qu'est  ce  qu'un  corps  simple  ,  chimiquement  parlant? 
Les  anciens,  et  même  les  modernes  jusqu'au  dernier  siècle  ,  admet- 
taient quatre  élémens  de  tous  les  corps ,  savoir  :  le  feu  ,  l'air ,  l'eau  et  la 
terre  ,  et  cette  opinion  formait  la  base  de  la  physique  et  d'une  partie 
de  la  philosophie  des  temps  antiques  chez  les  peuples  orientaux,  chez 
les  Grecs  ,  etc. ,  notamment  en  ce  qui  concerne  Empédocle,  Aristote, 
Zenon  ,  etc.  ;  car  antérieurement ,  Thaïes  et  ses  successeurs  en  Grèce  , 
et  Pythagore  en  Italie,  trouvaient  le  principe  de  tout  dans  un  seul 
élément  ,  soit  le  feu,  soit  l'eau.  (Voyez  les  articles  de  philosophie.) 

Lorsque  la  chimie  pneumatique  (3)  vint  révéler  tant  d'êtres  restés  si 
long-temps  inconnus ,  on  fut  bien  étonné  de  trouver  qu'aucun  de  ces 
prétendus  élémens  ne  possédait  les  qualités  attachées  à  l'idée  du  mot , 
à  l'idée  de  simple.  En  effet,  pour  qu'un  corps  soit  réputé  simple  et 
comme  un  élément  des  autres,  il  faut  qu'il  ne  puisse  être  décomposé,  et 


(i)  Du  grec  «vaÀujiî  Jcrlvo  de  ava  ,  à  part,  un  à  un.  cl  de  Xvo>  dissoudre.  Séparation,  oa 
mise  à  part. 

(2)  Du  grec  auvOrTiç,  composition,  formé  de  auv,  onscmMe,  et  de  riQ/jui,  placer,  met- 
tre. L'action  de  mcUrc  ensemble,  de  comjjoser  un  tout  de  jmrlies  séparées- 

(5)  Du  grec  Tivtvfia,  air,  vent.  C'est  la  partie  de  la  chimie  nui  Iraile  des  gai. 


578 
que  sa  substance  ne  puisse  être  séparée  en  parties  de  natures  di  fférentes  , 
car  ce  sont  alors  cesparliesqui  doivcntèlreconsidérées  comme  simples, 
tant  qu'elles-mêmes  ne  seront  pas  décomposées.  Eh  bien  !  c'est  à  force 
d'analyser,  et  d'analyser  encore  ,  que  les  chiiuisles  modernes  sont  par- 
venus u  reconnaître  cinquante-qualre  corps  simples  dont  nous  allons 
nous  occuper  ,  ce  qui  lait  que  la  simplicité  des  corps  se  complique. 
Toutefois  ,  ces  chimisles  ,  beaucoup  plus  sévères  que  les  anciens  sur  la 
délivrance  de  brevets  de  substances  simples,  ne  les  attribuent  qu'à 
condition  que  les  corps  ne  subiront  aucune  altération  ou  modifi- 
cation tant  qu'ils  seront  à  nu,  et  leur  classification  n'est  que  provisoire; 
car  tel  corps  réputé  simple,  peut  céder  à  des  opérations  ultérieures  et 
déceler  sa  composition,  en  même  temps  qu'il  va  peut-être  révéler  des 
sublances  nouvelles.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  l'eau  ,  pour  l'air,  et  il 
y  a  peu  de  temps  à  l'égard  des  alcalis  (  tels  que  ceux  qu'on  nomme  vul- 
gairement la  soude,  la  potasse) ,  qui  ont  été  reconnus  comme  ayant 
pour  base  des  métaux  ignorés  jusqu'alors. 

Lorsque  le  cbimiste  ,  après  avoir  séparé  les  élémensd'un  corps,  peut 
reproduire  le  même  corps  en  opérant  une  nouvelle  combinaison  de  ses 
parties  constituantes,  on  appelle  improprement  cette  double  opération, 
dont  l'une  est  la  contre-preuve  de  l'autre,  une  analyse  complète.  Je 
dis  improprement,  car  l'analyse  est  véritablement  complète  dès  que 
tous  les  élémens  du  corps  sont  mis  à  nu  et  séparés  les  uns  des  autres; 
on  devrait  la  nommer  démonstration  complète.  Mallieureusement,  il 
est  asse^  rare  que  le  chimiste  obtienne  cette  satisfaction.  On  sent,  par 
exemple,  qu'il  faut  y  renoncer  pour  tout  ce  qui  a  été  organisé;  ainsi 
toutes  les  opérations  sur  les  êtres  ayant  eu  la  vie  animale  ou  végétale, 
ne  peuvent  amener  cet  heureux  résultat;  et  quant  aux  matières  brutes, 
soit  des  deux  règnes  de  vie  auxquels  ils  appartiennent,  soit  du  règne  mi- 
néral, il  en  est  assez  peu  qui  se  prêtent  aux  efforts  que  l'on  tente  pour 
l'obtenir;  mais  quoique  le  nombre  des  corps  qui  subissent  la  double 
épreuve  soit  assez  petit,  il  est  résulté  des  succès  obtenus  des  consé- 
quences si  fécondes,  que  la  scicuce  s'est  toujours  élevée  à  des  hau- 
teurs inattendues;  c'est  ainsi  que  l'analyse  et  la  synthèse  de  l'eau  a 
produit  une  révolution  dans  la  théorie  de  la  chimie  et  dans  une  partie 
de  la  physique  ,  car  aujourd'hui  on  décompose  ce  prétendu  élément 
et  on  le  reproduit,  on  peut  dire,  à  l'instar  de  la  nature,  et  c'est  avec  la 
substance  qui  entre  pour  la  plus  grande  partie  dans  sa  composition,  que 
l'on  éclaire  les  principaux  quartiers  de  Paris,  de  Londres,  et  d'autres 


57  â 

grandes  villes,  en  attendant  que  la  ménagère  se  serve  de  ce  corps  Invi- 
sible pour  remplacer  l'iiuile  de  sa  lampe.  Ainsi  la  chimie  tire  la 
flamme  du  sein  de  la  substance  qui  l'éteint  ;  nous  verrons  bien  d'autres 
miracles... 

C'est  un  véritable  paradoxe  que  d'avancer  que  l'eau  n'est  autre  chose 
qu'un  corps  brûlé.  C'est  pourtant  un  fait  que  nous  démontrerons  bien- 
tôt. 

Parmi  les  substances  simples  connues  jusqu'à  ce  jour;  quelques 
unes  ne  sont  pas  métalliques,  mais  la  plupart  appariiennent  à  celte 
catégorie;  nous  les  distinguerons  donc  en  deux  classes. 

P  Substances  simples  Jio?i  métalliques,  qui  sont  : 

1.  L'oxigène,  gaz  dont  le  nom  grec  vient  de  ô?u;  (oxus),  acide,  et 
de  ytcvofxa!  (gelnomaï),  naître,  être  produitjque  l'on  traduit  activement 
par  générateur  des  acides. 

2.  L'hydrogène,  venant  de  u5a)3  (hudor  ),  eau,  et  de  ytwaw  (gennao), 
j'engendre,  que  l'on  traduit  aussi  activement  par  générateur  de  l'eau. 
Celte  substance  est  aussi  un  gaz  que  l'on  nomme  vulgairement  gaz  in- 
flammable. 

3.  Le  bore,  ainsi  nommé  parce  qu'on  l'a  d'abord  obtenu  de  la  dé- 
composition du  borax,  sorte  de  sel,  ou  plutôt  de  l'acide  borique. 

4-  Le  carbone,  comme  retiré  du  charbon. 

5.  Le  phosphore  du  grec  ywç  (  phos  ),  lumière,  et  de  yopoç  (phoros), 
qui  porte,  c'est-à-dire  porte-lumière,  à  cause  de  la  propriété  singulière 
qu'a  cette  substance  de  briller  dans  l'obscurité. 

6.  Le  soufre,  dont  le  nom  latin  est  insignifiant,  mais  dont  tout  Iç 
monde  connaît  la  substance. 

7.  Le  sélénium,  dont  le  nom,  comme  celui  de  la  pierre  de  chaux,  dite 
sélénile,  est  tiré  de  selèné,  la  lune  (1). 

8.  Le  brome,  dont  lenom,  du  grec,3;.w^!jio-(bromos),  signifie  puanteur. 

9.  Le  chlore,  gaz  dont  le  nom  grec  ^^^oo;  (chloros),  vient;  dç  la 
couleur  verdàtre  que  signifie  ce  mot. 

10.  Le  fluor,  base  hypothétique  de  l'acide  fluorique. 

1  L  L'iode,  gaz  dont  le  nom  dérivé  de  tw'î/;;  (  iodés  )  signifie  violet. 

(i)  Celte  pierre  est  le  gjpse  ou  plâtre  crist.'tllis.é,  assez  commun  à  Monlûiartre,  etc. 
On  lui  avnil  puoiilcmciil  domié  ce  nom  .incienncmcnt,  parce  que  ses  lames  brjllanlcs 
peuvent  réfléchir  limage  do  la  lune. 


580 

12.  L'azote,  gaz  dont  le  nom  d'a-rwi;  (  azoè  )  est  pris  activement  pour 
signifier  qui  prive  de  la  vie,  qui  fait  mourir. 

13.  Le  silicium,  substance  ainsi  nommée  d'une  sorte  de  terre  que  l'on 
appelle  sdice,  et  qui  forme  les  cailloux,  pierres  à  briquets,  nommés 
silex. 

li.  Lezirconium,  qui  tire  son  nom  aussi  d'une  pierre  nommée  zir- 
con  ou  zircone,  et  dont  on  l'a  extrait,  comme  on  a  retiré  le  silicium  de 
la  silice  ou  du  silex  (  1  ). 

2°  Substances  simples  métalliques. 

iô.  L  ytrium,  dont  le  nom  vient  d'une  sorte  de  terre  nommée  vtria, 
qui  elle-même  tire  son  nom  d'un  lieu  de  la  Suéde  ou  un  chimiste  l'a 
découvert. 

Itî.  Le  glucinium  ou  berillium  ,  qui  tire  son  nom  dune  terre  dite 
glucine  ou  douce,  qui  sert  de  base  au  béril  ou  aiguë  marine,  à  l'érae- 
raude,  etc. 

I  1.  L'aluminium,  dont  le  nom  vient  aussi  d'une  terre  dite  alumine, 
qui  sert  de  base  à  l'alun,  et  qui  est  proprement  l'argile. 

\S.  Le  magnésium,  qui  tire  son  nom  de  la  terre  dite  magnésie,  dont 
on  se  sert  en  médecine, 

19.  Le  calcium,  ainsi  nommé  du  mot  latin  qui  sert  de  dénomina- 
tion à  la  chaux,  dont  tout  le  monde  connaît  la  nature  et  la  causticité  (2). 

20.  Le  strontium,  tiré  aussi  d'une  sorte  de  terre  caustiguc  ou  plutôt 
alcali ,  nommée  stronliane,  d'une  ville  d'Ecosse,  Sirontian,  où  elle  fut 
découverte. 

21.  Le  barium,  aussi  d'une  terre  alcaline  nommée  baryte,  plus  caus- 
tique encore  que  la  strontiane,  dont  le  nom  vient  de  p»:;?  (  baros  ),  qui 
en  grec  signifie  pesant  (3). 

22.  Le  lithium ,  qui  provient  de  la  lithine  .  alcali  dont  le  nom  vient 
du  grec  '/.Sur.^,  mot  qui  signifie  pierre. 

(i)  On  csl  encore  indécis  sur  le  rang  qne  doivent  occnper  ces  deux  dernières  substan- 
ces. Toutefois  plu>icnrs  raisons  semblent  les  exclure  de  la  caU-goric  des  substances  mc- 
lalliques.  M.  TliénarJ  est  de  cet  avis,  et  nous  croyons  devoir  l'adopter.  [Voyez  la  5*  édi- 
tion de  son  Cours,  t.  I",  p.  3o6.  )  il  en  fait  même  une  section  à  part,  quoique  serrant 
d'appendice  aux  corps  simples  nou  métalliques. 

(a)  Du  grec  xote»  brûler,  propriété  de  brûler,  de  roogcr  les  chairs. 

(o)  >'ous  Terrons  que  ces  terres  sont  de  Tcrilable»  oxides,  lorsque  nous  {aurons  ce 
que  l'on  entend  par  ce  mot. 


581 

23.  Le  potassium,  qui  lire  son  nom  de  cet  alcali  que  tout  le  monde, 
et  surtout  les  blanciiisseuses  connaissent  sous  le  nom  de  potasse. 
2i.  Le  sodium,  de  la  soude,  alcali  comme  la  potasse. 

25.  Le  manganèse,  ainsi  nommé  du  latin  magnes,  aimant,  parce  que 
son  minerai  ressemble  assez  à  celui  de  l'aimant  (  1  ). 

26.  Le  zinc,  qui  tire  son  nom  arbitraire  de  l'allemand,  et  qui,  uni 
au  cuivre,  donne  ce  que  l'on  appelle  le  laiton  ou  cuivre  jaune  (qui  n'est 
qu'un  produit  de  l'art). 

27.  Le  fer,  que  chacun  connaît. 

28.  L'étain,  suffisamment  connu  aussi,  dont  le  nom  vient  du  latin 
stannwn . 

23.  Le  cadmium,  découvert  seulement  en  1818,  ressemblant  beau- 
coup à  l'étain,  et  dont  le  nom  vient  de  cadmie  qui  était  imposé  au 
minerai  où  il  fut  trouvé. 

30.  L'arsenic,  que  l'on  eût  peut  être  dû  nommer  arsenium ,  pour  le 
distinguer  du  poison  bien  connu  sous  la  désignation  d'arsenic,  et  qui 
est  un  oxide  du  métal. 

31.  Le  molybdène,  ainsi  nommé  du  grec  poXtÇos;  (molybdos),  qui  si- 
gnifie plomb,  parce  que  son  minerai  a  été  long-temps  confondu  avec 
ce  que  l'on  appelle  improprement  plombagine  ou  mine  de  plomb,  qui 
est  une  substance  ferrugineuse. 

32.  Le  chrome,  découvert  seulement  en  1793,  par  Vauquelin,  qui 
l'appela  ainsi  du  grec  j^juua  (chroma)  couleur,  à  cause  de  la  propriété 
qu'il  a  de  colorer  diverses  substances  minérales  avec  lesquelles  il  se 
trouve  .^2). 

33.  Le  tungstène,  découvert  seulement  en  1781  par  Schièle,  Suédois, 
qui  le  nomma  terre  pesante  en  sa  langue,  et  qui  ressemble  au  fer. 

34.  Le  columbium ,  du  nom  de  Christophe  Colomb,  parce  que  ce 
métal  fut  découvert  en  1801,  par  M.  Hachette,  dans  un  minéral  apporté 
d'Amérique;  on  l'appelle  aussi  tantale,  de  ce  que  l'on  pensait  que, 
comme  Tantale  au  milieu  des  eaux,  il  reslait  au  milieu  des  acides  sans 
pouvoir  s'en  saturer. 

35.  L'antimoine,  dont  le  nom  a  une  origine  bizarre,  fondée  sur  ce 
qu'un  moine  allemand,  chimiste  ,  ayant  remarqué  que  des  pourceaux 

(i)  Oa  appelle  miDcrais  les  substances  métalliques  mêlées  de  matières  bétérogèues  oa 
élrangères,  telles  qu'on  les  lire  de  la  mine. 

(2;  C'est  lui  qui  colore  le  rubis  spiucllc,  le  plomb  rouge  de  Sibérie,  etc. 


582 

après  en  avoir  été  purgés  étaient  devenus  très  gras,  voulut  faire  profiter 
ses  confrères  de  cette  propriété,  mais  tous  moururent. 

36.  L'urane,  qui  tire  son  nom  d'oupavo-  (ouranos),  en  grec  ciel,  ou 
de  la  planète  Uranus,  je  ne  sais  pourquoi  ;  c'est  Klaproth  qui  le  décou- 
vrit et  le  nomma  en  1789. 

37.  Le  tellure,  consacré  par  Ivlaproili  à  la  terre,  du  mot  latin  tellus ^ 
comme  il  avait  consacré  le  précédent  au  ciel;  le  plus  léger  de  tous  les 
métaux  et  ressemblant  à  l'étain  par  son  aspect. 

38.  Le  cérium  ;  il  est  le  premier  résultat  des  savans  travaux  de 
M.  Berzé'ius,  chimiste  allemand,  qui  le  découvrit  en  1804,  en  travail- 
lant sur  la  cérite. 

39.  Le  cobalt,  métal  d'un  blanc  d'argent,  dont  le  nom  vient  de  ko- 
balt,  qui  veut  dire  malfaisant,  à  cause  de  la  vapeur  d'arsenic  qui  l'ac- 
compagne ordinairement  dans  les  mines. 

40.  Le  titane; ce  métal  fut  d'abord  nommé  menakanite,  parce  qu'il 
fut  extrait  par  Gregor  d'un  sable  noir  de  I\Ienakan  en  Cornouailles. 
Klaprolh,  qui  l'étudia  beaucoup  en  179o,  le  nomma  titane,  par  suite  de 
son  penchant  pour  les  noms  tirés  de  la  fable  ou  de  la  cosmologie. 

41.  Le  bismuth,  je  ne  connais  pas  la  signification  de  son  nom  :wis- 
muth  en  allemand.  C'est  avec  ce  métal  que  l'on  prépare  le  beau  blanc 
de  fard  dont  l'usage  n'est  pas  sans  danger. 

42.  Le  plomb,  que  tout  le  ini)nde  connaît,  et  qui  est  si  utile  dans 
son  état  métallique  comme  à  létat  d'oitide  ,  ne  iùt-ce  que  pour  nous 
fournir  des  couleurs  brillantes  et  solides. 

43.  Le  cuivre  (toujours  rouge  quand  il  est  sans  alliage),  qui  offre 
les  mêmes  avantages.  Son  nom  vient  de  xjTrpo;  (  kupros),  Chypre,  parce 
qu'on  le  lira  d'abord  de  cette  île. 

44.  Le  mercure,  ce  métal  liquide  consacré  à  IMercure  à  cause  de  sa 
▼olatilité  par  l'action  du  feu,  comme  le  cuivre  l'était  à  Vénus,  par  suite 
de  la  disposition  des  anciens,  analogue  à  celle  de  Klaproth. 

45.  Le  nikel  ou  nickel,  qui  tire  son  nom  de  celui  d'une  mine  de 
Suède  d'où  on  le  tira  pour  la  première  fois,  susceptible  du  magnétisme 
comme  le  fer. 

46.  L'osmium,  dont  je  ne  connais  pas  l'origine  du  nom. 

47.  L'argent ,  dont  le  nom  grec  «oy-j;.'.;  (arguros)  dérive  de  (av/o;  ar- 
gos)qui signifie  blanc  ;  trop  connu  et  trop  désiré  pour  qu'il  soit  besoin 
de  le  caractériser. 


583 

48.  L'or,  le  plus  ductile  comme  le  plus  tenace  de  tous  les  métaux, 
qualité  qu'il  semble  communiquer  à  ceux  qui  le  possèdent. 

49.  Le  platiue,  qui  tire  son  nom  de  platina  diminutif  àe plata^  qui 
veut  dire  argent,  c'est-à-dire  petit  argent.  On  l'a  nommé  aussi  or  blanc. 

âO.  Le  palladium,  consacré  àPallas,  appelé  aussi  nouvel  argent, 
découvert  par  ^Vollaston  en  1803. 

51.  Le  rhodium,  découvert  aussi  parWollaston,  ne  se  trouvant  guère, 
comme  le  palladium  ,  qu'avec  le  minerai  de  platine,  et  dont  je  ne  con- 
nais pas  l'étymologie. 

52.  L'iridium,  qui  ne  se  trouve  aussi  qu'avec  le  platine,  découvert 
par  Descostils  en   1803  ;  son  clymologie  m'est  également  inconnue. 

Nous  avons  compris  le  brome  dans  la  première  catégorie ,  et  nous 
pourrions  comprendixî  dans  la  seconde  le  thoricinium  et  le  vanadium. 
Ces  corps  sont  encore  trop  peu  connus  pour  que  nous  prenions  d'autre 
soin  que  celui  de  constater  leur  existence. 

Les  deux  derniers  complètent  le  nombre  de  cinquante-quatre  que 
nous  avons  annoncé. 

Jlaintenaiit  que  nous  avons  fait  connaissance  avec  ces  substances 
considérées  jusqu'ici  comme  simples,  il  est  important  de  nous  ar- 
rêter sur  une  propriété  qui  leur  est  commune  à  toutes,  excepté 
une,  qui  est  l'oxigcne;  et  cette  propriété  est  d'être  combustible, 
non  pas  toujours  avec  flamme,  comme  il  arrive  au  bois,  parmi  les 
corps  composés,  et  comme  le  sont  l'hydrogène  ou  gaz  inflammable  ,  le 
soufre ,  le  phosphore  ;  mais  par  leur  combinaison  plus  ou  moins 
lente  ,  ou  plus  ou  moins  rapide  avec  cet  oxigène  qui ,  seul,  préside  à 
toutes  les  combustions,  impossibles  sans  sa  participation,  et  pourquoi 
on  eût  du  lui  donner  de  préférence  le  nom  de  comburant. 

Arrêtons-nous  donc  d'abord  à  examiner  les  propriétés  de  cet  agent 
général  que  l'on  nomme  oxigène,  puis  nous  verrons  quel  est  le  phé- 
nomène de  la  combustion,  en  quoi  il  consiste,  quelles  sont  les  circon- 
stances qui  accompagnent  son  accomplissement  ;  et  lorsque  nous  au 
rons  appliqué  les  connaissances  acquises  à  cet  égard  aux  différens 
corps  simples  que  nous  venons  de  passer  en  revue  ,  nous  aurons  fait 
déjà  un  grand  pas  dans  le  domaine  de  la  chimie. 

Propriétés  de  Voxigène. 

Il  est  un  phénomène  singulier ,  surprenant ,  et  qui  pourtant  n'est 


584 

pas  rare  en  chimie,  c'est  de  voir  des  corps  liquides  et  solides  formés 
instantanément  par  le  concours  d'autres  corps  invisibles,  impalpables; 
il  en  est  beaucoup  de  ce  genre  dont  on  ne  soupçonnait  pas  même 
l'existence  pendant  un  grand  nombre  de  siècles  ,  dans  le  cours  des- 
quels la  chimie  était  considérée  tout  au  plus  comme  une  science  phar- 
maceutique bonne  pour  les  dispensateurs  de  remèdes,  ou  comme  un 
assemblage  de  recettes  empiriques  à  l'usage  des  chercheurs  de  remèdes. 

L'oxigène  joue  un  grand  rôle  parmi  ces  êtres  invisibles,  car,  sous 
forme  de  gaz  ,  il  est  présent  partout  ou  du  moins  dans  tous  les  lieux 
où  l'homme  peut  pénétrer.  En  clTet,  il  fait  partie  intégrante  et  consi- 
dérable de  l'air  que  nous  respirons.  Il  entre  aussi  dans  la  composition 
de  l'eau,  tout  aussi  nécessaire  à  notre  existence;  c'est  en  quittant  et 
reprenant  à  chaque  instant  cet  état  de  combinaison  dans  l'air  et  dans 
l'eau,  qu'il  participe  presque  à  tous  les  autres  phénomènes  chimiques 
de  la  nature,  ainsi  que  nous  le  verrons  successivement. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin  il  n'est  pas  inutile  de  dire  qu'il  y  a 
beaucoup  de  substances  susceptibles  d'être  solides  ou  au  moins  liqui- 
des, et  qui  ne  se  manifestent  que  sous  forme  de  gaz,  c'cst-à-clire  d'une 
sorte  de  vapeur  invisible  le  plus  souvent,  quelquefois  colorée,  et  que 
l'on  ne  peut  saisir  qu'au  moyen  de  procédés  dont  nous  parlerons 
bionlôt. 

Nous  avons  déjà  fait  pressentir  qu'un  cîiangement  de  circonstance 
dans  la  constitution  ordinaire  de  notre  globe  modifierait  subitement 
l'éiat  de  beaucoup  de  corps.  C'est  ainsi  que  l'eau  resterait  toujours  ou 
Tapeur,  ou  solide,  selon  que  la  terre  s'approcherait  ou  s'éloignerait  du 
soleil;  il  en  serait  de  même  du  mercure,  qui  offrirait  dans  le  second 
cas  un  métal  à  peu  près  aussi  malléable  (I)  que  l'argent.  Alors  aussi 
beaucoup  de  substances  aériformes  nous  apparaîtraient  liquides  ou 
solides}  et  si  elles  ne  se  présentent  pas  à  nos  regards  sous  cet  aspect, 
il  faut  en  accuser  le  calorique  qui  les  lient  en  dissolution,  et  pour  le- 
quel elles  ont  une  affinité  si  âpre,  que  nous  n'avons  aucun  moyen  de  les 
arracher  à  la  combinaison  qui  les  unit  à  lui  lorsqu'elles  ne  sont  pas 
engagées  dans  queUjues  compositions. 

L'oxigène  qui  se  solidifie  avec  d'autres  corps  ne  se  présente  jamais 

(i)  La  malléaljjlilé  est  une  propric'lé  que  possèdcnl  ].jupj<  iiis  inél.uix  Je  s'étendre  fa- 
cileincnt  sons  le  marteau,  cuniiiie  le  plomb,  l'or,  l'argeut,  etc.,  et  cela  à  froid.  Ce  mot 
tient  de  malleuj,  marteau,  et  d'habiliSf  propre  à,  dispos  pour... 


585 

seul  dans  l'état  actuel  de  notre  puissance  chimique  ,  ni  comme  solide 
ni  comme  liquide;  et  comme  la  même  théorie  s'applique  à  tous  les 
corps  qui  absorbent  le  calori({ue  avec  avidité,  nous  saurons  désor- 
mais, en  parlant  d'un  gaz  quelconque,  que  c'est  une  substance  suscep- 
tible d'être  et  liquide  et  solide,  mais  qui  est  tenue  à  l'état  de  vapeur 
permanenle  par  l'effet  de  sa  dissolution  constante  dans  le  calorique,  et, 
soit  dit  en  passant,  la  vapeur  ne  diffère  du  gaz  qu'en  ce  que  la  première 
peut  se  résoudre  en  liquide,  comme  les  nuages  en  pluie,  ou  devenir  so- 
lide, comme  les  exhalaisons  de  plusieurs  métaux  et  d'autres  substances 
que  nous  signalerons  en  leur  lieu. 

L'oxigène  est  donc  un  gaz  ,  et  ce  gaz  est  sans  couleur,  sans  odeur 
et  sans  saveur  ;  un  peu  plus  pesant  que  l'air  atmosphérique,  car  si  l'on 
prend  la  pesanteur  spécifique  de  celui-ci  pour  unité  (I),on  trouve  que 
l'oxigène  pèse  1,1026  (c'est-à-dire,  un,  plus  1026  ,-^^  \ 

Soumis  à  une  pression  puissante  et  subite,  il  s'échauffe  et  devient 
lumineux;  au  reste,  la  propriété  de  dégager  du  calorique,  dans  ce  cas, 
appartient  à  tous  les  gaz  ;  mais  il  paraît  que  le  dégagement  de  la  lu- 
mière est  particulier  à  l'oxigène,  au  chlore  et  à  l'air,  et  que  le  premier 
la  posséderait  à  un  plus  haut  degré  que  l'air  (2), 


(i)  On  traitera  en  physique  de  la  pesanteur  spcciGque  ;  cependant  il  n'est  pas  în- 
utile  do  dire  ici  que  c'est  la  pesanteur  d'une  espèce  de  corps  quelconque  comparéeà 
celle  d'un  autre  corps  que  l'on  prend  pour  type  et  pour  unité  avec  le  même  volume. 
C'est  ordinairement  l'eau  qui  seit  de  lerme  de  comparaison,  el  c'est  par  l'immersiofc 
que  l'on  délermine  la  pesanteur  comparative  des  corps  folides  que  l'on  peut  y  plonger 
tans  inconvénient.  Pour  les  gaz,  on  compare  à  l'air  atmosphérique. 

(a)  La  physique  nous  enseignera  toutes  les  propriétés  du  calorique  ;  il  importe  de  sa- 
Toir  seulement  ici  que  c'est  un  fluide  invisible,  élastique,  impondérable,  insaisissable, 
d'une  ténuité  Cîtrènic,  émanant  des  corps  en  jucandcsccnce,  ou  mis  en  mouvement 
par  leur  influence  ;  dont  la  source  peut  être  dans  le  sokil  ;  qui  pénètre  tous  les  corps, 
s'y  accumule  en  plus  ou  moins  grande  quantité  selon  les  circonstances,  cl  les  dilate  en 
proportion  de  cette  quantité;  que  le  corps  le  plus  froid  n'en  est  jamais  entièrement  dé- 
pouillé, enlin  qu'il  se  manifisle  à  la  vue  sous  forme  de  lumière  ou  seulement  au  loucher 
par  la  sensation  qu'il  fait  éprouver;  qu'il  tend  constamment  à  se  mettre  en  équilibre 
dans  tous  les  corps;  qu'il  s'en  dégage  par  la  compression  comme  par  le  frollement,  et 
qu'il  les  décompose  quand  il  s'y  accumule  en  trop  grande  quantité. 

Du  reste,  on  dislingue  le  calorique  spécifique,  c'est-à-dire  celui  nécessaire  à  tel  corps 
pour  se  maintenir  ou  s  élever  à  telle  tempérai urc,  comparativeuienl  à  tels  autres;  et  le 
caloritjue  rayounant ,  c'esl-àdire  celui  qui  s'échappe  aclucllcmtnt  des  corps  qui  ont 
one  tcmpcraluru  plus  élevée  que  ceux  enviroanaus. 

2.  39 


586 

Nous  verrons  plus  tard  (  en  parlant  du  diamant  à  l'art.  Carbone  ) 
que  les  corps  transparens  rérraclent  la  lumière  avec  d'autant  plus  de 
puissance  qu'ils  sont  plus  combustibles,  et  l'oxigène  est  de  tous  les  gaz 
celui  qui  est  le  moins  réfrangible  (l).  La  raison  s'en  offrira  tout  à 
l'heure. 

Puisqu'il  est  un  corps  simple,  il  ne  peut  être  décomposé;  aussi  le 
calorique  n'a  d'autre  action  sur  lui  que  de  le  dilater  plus  ou  inoins. 
Nous  avons  vu  combien  est  grande  son  appétence  pour  lui,  et  cepen- 
dant il  l'abandonne  volontiers  pour  se  porter  vers  tous  les  corps  sim- 
ples qui  en  sont  eux-mêmes  pénétrés,  et  c'est  en  quoi  consiste  le  phé- 
nomène de  la  combustion  qui  se  produit  souvent  sans  être  maniieste. 
C'est  pourquoi  il  est  temps  d'en  faire  connaître  la  théorie. 

De  la  combustion. 

Ainsi  qu'il  vient  d'être  dit,  la  combustion  n'est  autre  chose  que  la 
combinaison  de  l'oxigènc  avec  un  corps  simple  ou  avec  les  élémens 
d'un  corps  composé  qui  se  trouve  détruit  dans  l'ignition,  pour  donner 
lieu  à  des  corps  nouveaux  ;  car  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  s'anéantisse 
rien  dans  la  combustion  ;  rien  ne  se  perd  dans  le  grand  laboratoire  de 
la  nature;  ses  actes  ne  sont  que  des  transmutations  perpétuelles.  Or, 
la  condition  la  plus  favorable  à  la  grande  combinaison  de  l'oxigène  est 
l'élévation  de  la  température,  c'est-à-dire,  une  accumulation  de  calo- 
rique plus  ou  moins  considérable  dans  un  corps.  Alors  l'oxigène  qui 
fait  partie  de  l'air  atmosphérique,  se  porte  vers  eux  avec  une  sorte  de 
violence,  et  il  se  fuit  le  plus  souvent  un  dégagement  de  calorique  pro- 
portionnel aux  masses  qui  se  combinent  :  c'est  ainsi  que  nous  voyons 
se  comporter  le  bois  sur  nos  âtres,  l'huile  dans  nos  lampes,  le  gaz  in'- 
flamuiable  dans  nos  réverbères,  et  tous  les  corps  que  l'on  nomme  vul- 
gairement combustibles,  comme  le  charbon,  le  phosphore,  le  sou- 
fre, etc.,  mais  on  ignore  assez  généralement  que  parmi  les  corps  les 

(i)  La  réfraction  est  une  déviation  dos  rayons  Juniiiicux  quand  ils  passent  d'un  corpâ 
dans  un  autre.  On  donne  à  ces  corps  transparens,  quels  qu'ils  soient,  le  nom  de  nu- 
lieux.  Cette  déviation  produit  un  brisement  du  rayon  lumineux.  Ce  brisement  csl  d'att^ 
tant  plus  considérable,  que  le  milieu  est  plus  combustible. 

Nous  verrons  en  physique  que  ce  phénornèuc  est  dû  à  l'affiuilé  des  corps  pour  la  lu- 
mière ,  d'où  il  suit  que  leur  atlraclioa  réuipro(iue  est  eu  raison  du  degré  de  combus* 
tibilité. 


587 

plus  durs,  beaucoup  sont  susceptibles  de  brûler  aussi  bien  que  les  pré- 
cédcns  :  c'est  ainsi  que  le  diamant  brûle  sans  résidu;  que  les  métaux 
brûlent  et  donnent  des  produits  fort  précieux  dans  les  arts,  comme 
nous  le  verrons  en  parlant  des  oxides. 

Pour  démontrer  ce  fait,  singulier  au  premier  abord,  Toici  une  expé- 
rierice  décisive  que  l'on  fait  dans  tous  les  cours  de  chimie.  On  dispose 
un  fil  de  fer  en  spirale  ou  tire-bouchon  ,  de  manière  à  ce  qu'il  entre 
facilement  dans  un  grand  flacon  de  verre  à  large  tubulure  ,  et  on  le  fixe 
au  bouchon  qui  doit  fermer  ce  flacon.  On  emplit  celui-ci  de  gaz  oxigène 
obtenu  et  introduit  par  les  moyens  que  nous  indiquerons  plus  tard  ; 
puis  on  place  au  bout  inférieur  du  fil  de  fer  un  petit  morceau  d'amadou 
que  l'on  allume  et  qu'on  plonge  dans  le  flacon.  Dés  qu'il  se  trouve  dans 
le  gar  oxigène,  l'amadou  lui  communique  son  incandescence  comme 
s'il  s'agissait  d'un  fil  de  lin ,  avec  cette  différence  que  le  fer  brûle  avec 
une  toute  autre  intensité  de  chaleur,  comme  aussi  avec  rapidité  et 
avec  un  éclat  tel  que  les  yeux  ont  peine  à  en  supporter  la  vue  (i). 

Le  résidu  de  la  combustion  qui  tombe  au  fond  du  vase  est  de  l'oxide 
de  fer  ,  c'est-à-dire  du  fer  brûlé  a  un  certain  degré,  c'est-à-dire  combiné 
avec  une  certaine  quantité  d'oxigène,et  ceci  nous  mène  à  faire  com- 
prendre ce  que  l'on  entend  par  les  oxides  et  les  acides. 

Les  corps  simples  ont  une  aptitude  différente  pour  s'unir  à  l'oxio-ène, 
ou  l'oxigène  pour  s'unir  avec  eux,  car  l'action  est  réciproque  ,  et  leur 
degré  d'affinité  varie  aussi  selon  les  circonstances  qui  président  à  la 
c  mbinaison.  Lorsque  ces  circonstances  sont  telles  que  le  corps  a  pu 
absorber  tout  ce  dont  la  limite  de  son  affinité  lui  permet  de  s'emparer, 
on  dit  qu'il  y  a  saturation.  Mais  un  corps  peut  être  saturé  de  prime 
abord  sans  passer  par  aucunes  proportions  intermédiaires  ,  alors  il  n'y 
a  qu'un  degré.  Dans  le  cas  contraire  ,  le  premier  degré  de  combinaison 
avec  un  corps  combustible,  donne  lieu  à  un  corps  nouveau  que  l'on  a 
nommé  oxide ,  et  à  ce  nom  l'on  ajoute  le  nom  du  corps  qui  a  reçu  l'oxi- 
gène. C'est  ainsi  que  le  résidu  de  l'expérience  que  nous  venons  de  citer 
doit  s'appeler  oxide  de  fer,  comme  on  doit  appeler  oxide  de  cuivre  , 

(i)  Quand  on  fait  cette  expérience,  il  faut  prendre  deui  soins  accessoires;  le  pre- 
mier, c'est  de  mettre  environ  deux  doigts  d'eau  dans  le  flacon,  afin  d'empêcher  sa  rup- 
ture par  reffet  de  la  rive  chaleur  des  globules  enflammes  qui  tombent  au  fond,  et  dont 
rincandcsccnce  est  telle,  qu'ils  s'incrustent  quelquefois  dans  le  verre.  Le  second  est  de 
ménager  une  petite  rainure  au  bouchon  pour  favoriser  le  dégagement  du  gaz  dilaté 
par  la  chaleur,  qui  pourrait  faire  sauter  le  boucboo. 

39. 


588 

oxide  deploml»,  etc.,  la  combinaison  du  cuivre  ou  du  plomb  avec 
l'oxigène. 

Souvent  la  combinaison  ne  peutoutre-passerce  degré,  et  Ton  pourrait 
aussi  bien  l'appeler  acide  qu'oxide  (i)  ;  mais  certains  corps,  en  se  com- 
binant avec  l'oxigène  au  seul  degré  qui  leur  convienne,  donnent  un  pro- 
duit qui  a  des  qualités  toutes  particulières,  et  ces  qualités  Sont  1°  au 
moins  une  aigreur  styptique,  quelquefois  acre,  brûlante  et  corrosive, 
qui  est  bien  propre  à  l'aire  distinguer  ce  genre  de  composé.  Le  soufre 
nous  en  fournit  un  exemple  :  lorsque  par  la  combustion  il  se  combine 
avec  l'oxigène ,  le  produit  donne  l'un  des  deux  acides  ,  dont  le  plus 
connu  est  cette  liqueur  violente  si  utile  dans  les  arts,  nommé  acide 
sulfurique,  et  autrefois  huile  de  vitriol  ;  nous  verrons  pourquoi  en  son 
lieu.  Le  vinaigre,  qui  est  un  acide  à  base  composée,  offre  le  modèle 
des  acides  simplement  aigres  et  stimulans.  2"  La  propriété  de  changer 
en  rouge ,  avec  plus  ou  moins  de  puissance  ,  la  teinture  bleue  ({ue  l'on 
nomme  tournesol.  ^5°  La  propriété  plus  importante  de  s'unir  aux 
oxides  et  autres  substances  pour  former  des  sels  ;  c'est  pourquoi  ces 
substances  se  nomment  bases  saliQables. 

Quelques  substances  prennent  différens  degrés  d'oxidation  ,  d'autres 
différens  degrés  d'acidité,  d'autres  enûn  passent  successivement  par 
cl  ivers  degrés  d'oxidation  ,  puis  d'acidité.  Ces  nuances  ont  nécessité  des^ 
termes  particuliers  pour  s'entendre  à  peu  de  frais,  et  il  est  important 
de  les  bien  connaître. 

Quant  aux  oxides,  ils  sont  au  nombre  de  quatre,  qui  sont  :  protoxide, 
deutoxide  ,  tritoxide  et  peroxide. 

Protoxide  vient  de  -Kot^ixo-  [protos),  premier,  et  signifie  oxide  au 
premier  degré,  ou  bien  à  une  proportion  d'oxigène.  Nous  verrons  tout 
à  l'heure  pourquoi  cette  seconde  version. 

Deutoxide  est  une  abréviation    de  deuteroxide  ,  et  ^surffo;  (deuteros) 
signifie  second  ;  c'est  donc  l'oxideau  second  degré  ou  à  deux  proportions. 
Tritoxide  s'entend  assez  par  ce  qui  précède. 


(i)  Ce  nom  d'oxidc  ncsl  pas  Lcurcuscintnl  choisi,  car  il  vient  du  grec  oïwç  (oius),  qui 
•jgnific  acide,  et  cependant  il  désigne  les  corps  unis  à  une  porlion  d'oxigène  trop  faible 
pour  les  porlcr  à  l'élald  acide,  et  acide,  f|ui  virul  du  lalin  aciJus,[iii[  du  gr<.c  axi;  (akis), 
eiguific  aigre,  piquant,  accrhe,  or  les  oxides  n'ont  pas  ce  caractère.  .Mais  l'usage  est 
établi,  tl  il  sullil  du  bien  comprendre  la  nuance  cnire  oxide  et  atidi;  pour  oublicrlély- 
mologic  de  ces  mois  et  se  faire  une  juste  idée  de  leur  valeur. 


589 

Et  peroxide  indique  le  plus  haut  degré  d'oxidation  ,  d'où  Ton  voit 
qu'elle  ne  s'opère    que  dans  quatre  proportions. 

Ces  proportions  ont  été  appréciées  avec  justesse,  et  il  est  reconnu 
qu'elles  s'opèrent,  soit  en  volumes,  soit  en  poids,  selon  des  nombres 
simples,  comme  1,1^,2,3,4;  quek[uef'ois  ,  mais  rarement ,  dans  les 
rapports  de  deux  à  trois. 

Nous  reviendrons  sur  les  idées  qui  doivent  naître  de  cette  observa- 
tion précieuse ,  parce  que  les  notions  abstraites  arrêtent  facilement 
ceux  qui  entrent  dans  le  domaine  d'une  science;  mais  une  fois  bien 
éclaircies  ,  elles  servent,  au  contraire  ,  à  aplanir  la  voie,  et  ce  que  nous 
avons  a  dire  à  ce  sujet  trouvera  son  application  à  toutes  les  affinités 
chimiques,  à  toutes  les  combinaisons  qui  en  résultent. 

Le  même  phénomène  se  manifeste  à  l'égard  des  substances  que  la 
combustion  fait  passer  à  l'état  d'acide;  mais  comme  on  n'a  reconnu 
jusqu'ici  que  deux  degrés  d'acidité,  il  n'a  pas  été  difficile  de  trouver 
des  expressions  pour  rendre  les  deux  proportions  d'oxigénation  qui 
donne  naissance  aux  dilTérens  acides  ;  or,  l'artifice  du  langage  consiste 
à  donner  à  l'acide  un  nom  tiré  de  celui  de  la  substance  même  qui  y 
donne  lieu,  avec  une  terminaison  en  e»a:,  quand  il  s'agit  du  premier 
degré  d'acidité,  celui  où  l'oxigène  est  en  proportion  moins  considé- 
rable, et  avec  une  désinence  en  ique  quand  il  faut  exprimer  le  second 
degré,  c'est-à-dire  celui  où  l'oxigène  entre  en  plus  haute  proportion. 

Supposons  donc  qu'il  s'agisse  de  désigner  les  acides  auxquels  donnent 
lieu  le  phosphore  ou  le  soufre  ;  on  dirait  l'acide  phosphoreux  ou  phos- 
phorique  ;  l'acide  sulfureux  ou  sulfurique. 

Il  faut  observer  que  quand  un  corps  n'est  susceptible  de  recevoir 
qu'un  degré  d'acidification,  on  donne  à  l'acide  qui  en  provient  la  ter- 
minaison en  irjue,  puisque  c'est,  en  effet ,  son  plus  haut  degré  d'oxi- 
génation :  c'est  ainsi  que  le  carbone  donne  l'acide  carbonique  et  point 
d'acide  carboneux. 

La  découverte  de  l'oxigène  ,  sous  forme  de  gaz,  a  donné  lieu  à  beau- 
coup d'autres  substances  qui  existent  sous  cette  forme,  c'est-à-dire 
comme  vapeurs  permanentes  à  la  pression  de  notre  atmosphère  et  à  la 
température  de  notre  globe,  et  c'est  pourquoi  on  donne  quelquefois  à 
la  nouvelle  chimie  l'épithète  de  pneumatique;  mais  le  rôle  que  joue 
l'oxigène  dans  presque  tous  les  phénomènes  chimiques  ,  l'influence  que 
ce  gaz  exerce  sur  notre  existence  ,  son  passage  continuel  de  l'état  gazeux 
à  l'état  liquide  ou  solide  dans  sa  combinaison  avec  les  autres  corps  ; 


590 

enfin,  son  utilité  dans  les  arts,  le  mettent  hors  lig^ne  pour  l'intérêt  qu'il 
doit  inspirer,  et  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  de  comparer  l'ancienne 
chimie  avec  la  chimie  moderne  ,  ne  fût-ce  que  pour  bien  établir  les 
idées  et  faire  sentir  l'importance  des  services  rendus  à  la  science  par 
les  Lavoisier  ,  les  Fourcroy,  les  Berlhollct  ,  etc. 

Nous  ne  remonterons  pas  à  la  vieille  chimie  ,  où  tout  était  hasard, 
tâtonnement ,  mystère,  et  souvent  folie  ;  mais  déjà  Bccker ,  médecin  et 
chimiste  allemand  ,  qui  vivait  à  la  fin  du  dix-seplièaie  siècle  (i) ,  après 
avoir  beaucoup  réfléchi  sur  les  corps  en  ignition  ,  avait  imaginé  que  le 
feu,  c'est-à-dire  la  manifestation  de  la  chaleur  et  de  la  lumière,  devait 
être  du  à  un  principe  particulier  qu'il  appela  terre  inflammable.  Plus 
tard  ,  Stahl  a  pensé  que  ce  principe  était  le  feu  pur ,  ou  plutôt  la  ma- 
tière du  feu  qui  se  trouvait  fixée  dans  les  corps  combustibles  ,  et  qui  se 
dégageait  dans  l'acte  de  l'ignition  ,  c'est  pourquoi  il  désigna  ce  principe 
par  le  nom  de  phlogistique,  c'est-à-dire  principe  inflammable  ,  pour  le 
distinguer  du  feu  libre  et  en  action.  Or,  dans  sa  théorie,  tout  corps 
qui  brûlait  perdait  son  phlogistique  ;  et  quand  on  pouvait  le  lui  rendre, 
on  reproduisait  le  corps.  C'est  ainsi  que  ce  qu'on  appelait  la  calcination 
des  métaux  n'était  autre  chose  que  le  métal  privé  de  son  phlogistique, 
et  en  le  lui  rendant,  on  le  revivifiait;  aussi  les  métaux  étaient-iU 
censés  formés  de  terres  particulières  et  de  phlogistique.  Il  faut  convenir 
que  l'état  dans  lequel  la  nature  nous  en  présente  plusieurs  était  propre 
à  donner  du  crédit  à  cette  opinion  ,  notamment  celui  du  fer  ,  que  1  on 
trouve  rarement  natif ,  c'est-à-dire  à  l'état  de  métal ,  mais  presque  tou- 
jours sous  forme  de  terre  ou  de  pierrailles  jaunâtres  qui  ne  sont  autre 
chose  que  de  l'oxide  ou  rouille  de  fer  mélangé  avec  des  substances  hé- 
térogènes. 

Le  soufre  était  formé  d'acide  sulfurique  ou  d'huile  de  vitriol,  et  do 
phlogistique,  etc. ,  etc. 

Cependant  les  chimistes  observèrent  deux  choses  :  la  première,  qu'au- 
cune combustion  ne  pouvait  avoir  lieu  sans  la  présence  de  l'air  ;  la 
seconde,  que  les  métaux  dépblogistiqués,  c'est-à-dire  à  l'état  de  chaux, 
et  pour  nous  maintenant  à  l'état  d'oxides,  étaient  toujours  plus  lourds 
que  quand  le  prétendu  phlogistique  leur  était  rendu.  Bientôt  Prieslley, 
Ingenhousz,  Sennebier,  et  enfin  le  célèbre  Lavoisier,  trouvèrent  moyen 

(i)  Becker  est  né  à  Spire  en  i64S  et'mort  ca  Angleterre  en  iG85.  Il  occupa  une 
c]taire  à  Majcnce. 


591 

de  constater  la  quantité  d'air  nécessaire  à  la  calcination  des  métaux, 
et  de  s'assurer  que  le  métal  réduit  à  l'état  de  chaux  acquérait  en  poids 
ceque  l'air  avait  perdu  ;  puis  ils  reconnurent  que  l'air  qui  restait  n'était 
plus  le  même  que  l'air  atmosphérique  qui  avait  servi  à  l'expérience. 
Enfin,  ilsfinirentparimaijfinerque  puisque  le  métal  calciné  absorbai  tune 
portion  quelconque  de  l'air  en  augmentant  de  poids,  cette  même  por- 
tion devait  s'en  séparer  dans  l'opération  contraire ,  et  leurs  recherches 
les  conduisirent  à  recueillir  exactement  cette  portion,  et  à  constater 
non  seulement  que  le  résidu  de  l'air  qui  avait  servi  à  favoriser  la  cal- 
cination était  fort  diflérent  de  l'air  lui-même;  mais  que  la  partie 
absorbée  pendant  cette  calcination  avait  des  propriétés  toutes  diffé- 
rentes de  ce  résidu. 

Il  résulta  donc  de  la  série  d'expériences  qui  furent  faites,  deux  choses  : 
!•  que  les  métaux ,  loin  d'être  composés  ^  étaient ,  au  contraire  ,  partie 
constituante  de  ce  qu'on  appelait  chaux  métalliques,  et  que  ces  chaux  , 
au  lieu  d'être  des  métaux  déphlogistiqués ,  étaient  des  métaux  combinés 
avec  une  portion  de  l'air  qui  avait  présidé  à  la  calcination  ;  2°  que  l'air 
atmosphérique  n'était  pas  un  élément,  mais  un  composé  1"  d'une 
partie  qui  favorisait  la  calcination ,  et  2"  d'une  autre  qui  ne  lui  était 
point  propre. 

Les  études  et  les  efforts  des  chimistes  se  multiplièrent  en  partant  de 
ce  point  important,  et  après  une  longue  lutte  scientifique,  il  fut  bien 
établi  et  universellement  reconnu  que  toute  combustion  vive  ou 
lente,  avec  ou  sans  dégagement  de  lumière  ou  de  flamme,  et  même  de 
chaleur  apparente,  exigeait  l'absorption  de  cette  portion  ou  plutôt  de 
cette  partie  constituante  de  l'air  qui  produit  la  calcination  des  métaux  : 
que  le  résidu  n'est  plus  propre  à  la  combustion  ;  que  celte  même  partie 
est  aussi  la  seule  qui  soit  propice  à  la  vie  des  animaux  dans  l'acte  de  la 
respiration ,  ce  pourquoi  on  l'avait  d'abord  appelée  air  vital,  tandis 
que  le  résidu  les  tue;  que  cette  même  partie  constituante  de  l'air  est 
aussi  partie  constituante  de  l'eau,  aussi  bien  que  des  acides  ;  et  comme 
on  ne  connaissait  alors  que  ce  principe  qui  pût  donner  lieu  aux  acides, 
on  lui  donna  enfm  un  nom  qui  dut  exprimer  cette  idée,  de  là  cette  dé- 
nomination d'oxigène,  que  nous  avons  dit  signifier  générateur  des  aci 
des  aussi  bien  que  des  oxides,  c'est-à-dire  de  tous  les  produits  que  pré- 
sentent des  corps  briàlés. 

Nous  verrons  plus  tard  que  l'on  a  reconnu  un  second  principe  acidi 


592 

fiant;  mais  il  n'offre  encore  qu'une  sorte  d'exception  qui  ne  détruit  pas 
la  règle. 

Il  résulte  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  l'oxigène,  en  per- 
dant son  état  de  gaz,  prend  partù  l'éiat  liquide  comme  dans  l'eau,  ou  à 
lelat  solide  comme  dans  les  oxides,  selon  les  circonstances  de  la  com- 
binaison, et  que  l'oxidation  est  une  véritable  combustion  plus  ou  moins 
lente,  qui  ne  produit  que  plus  ou  moins  de  chaleur  et  pas  de  lumière 
dans  l'ordre  ordinaire  du  phénomène,  mais  que  l'on  peut  l'activer  jus- 
qu'à la  plus  vive  incandescence,  comme  nous  l'avons  vu  dans  la  com- 
bustion du  fer  dans  l'oxigène  pur. 

Enfin,  que  la  respiration  des  animaux  est  aussi  une  sorte  de  com- 
bustion dont  nous  examinerons  les  résultats  plus  loin. 

Il  reste  maintenant  une  question  grande  et  curieuse  à  résoudre,  c'est 
celle  qui  a  rapport  à  la  production  de  cet  être  chaud  et  lumineux  que 
Von  appelle  flamme.  Est-ce  du  corps  combustible  ou  de  l'oxigène  que 
provient  le  calorique  qui  se  dégage  sous  forme  de  flamme  ? 

Dans  la  seconde  édition  de  son  Cours  de  chimie  et  posiérieurcment, 
M.  Thénard  avait  adopté  l'opinion  que  c'était  l'oxigène  qui  en  était  au 
moins  la  principale  source,  et  voici  comment  il  raisonnait. 

L'état  de  gaz  est  celui  qui  exige  le  plus  de  calorique  latent(l);  or,  l'oxi- 
gène qui  agit  dans  l'acte  de  la  combustion  est  toujours  sous  forme  de  gaz  • 
mais  quand  A  vient  à  se  combiner  avec  les  corps  combustibles,  il  se 
solidifie  en  entrant  dans  la  combinaison,  et  il  ne  peut  le  faire  qu'en 
abandonnant  le  calorique  qui  le  tenait  jusqu'alors,  on  peut  dire,  en 
dissolution.  De  là  la  flamme  qui  se  manifeste  dans  toute  combustion 
"vive,  ce  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  combustions  lentes,  comme  celle  de 
l'oxidation  des  métaux. 

Cependant  ce  savant  chimiste  revient  sur  cette  opinion  dans  sa  cin- 
quième édition  (de  1827),  et  s'appuie  sur  la  théorie  ch^s  proportions 
chimiques  de  Berzélius  et  sur  le  mémoire  de  3I.M.  Dulong  et  Petit 
[Aiin.  de  Ckim.  et  de  P/iys.,  t.  X,  p.  SpS  )  pour  considérer  comme  pro- 
bable que  la  production  de  la  flamme  dans  les  corps  en  ignition  est  due 
à  la  rencontre  des  fluides  électro-positif  et  élei  iro-négatif,  qui  se  com- 
binent aussi,  lors  de  la  combinaison  des  corps  avec  l'oxigène.  Mais  ceci 


(i)  C'est  adiré  caché,  sans  cffcl  sur  le  (liirmonulro,  parce  que,  cIniU  nécessaire  à 
la  coas  UiuUoa  du  corps,  sa  combiaaison  est  iulime,  de  sorte  qu'il  fait  partie  iatégrauto 
duco  ps. 


593 

est  da  domaine  de  la  physique,  et  d'ailleurs  nos  idées  ne  sont  pas  assez 
développées  pour  traiter  une  (question  qui  n'est  pas  encore  résolue 
parmi  les  savans. 

JI  n'est  pas  inutile  de  citer  quelques  produits  de  combustion  que 
l'on  connaît  dans  l'usage  de  la  vie  et  des  arts,  afin  de  donner  une  idée 
des  résultats  de  ce  phénomène  si  général,  quoique  si  peu  observé  parle 
vulgaire.  Nous  éviterons  de  prendre  nos  exemples  dtns  les  corps  peu 
connus. 

L'oxigcnc  combiné  avec 

L'hydrogène,  produit  l'eau,  qui  est  un  véritable  protoxide  : 
Le  soufre...  deux  acides  fort  uiiles,  surtout  l'acide  sulfurique  : 
Le  l'er...  la  rouille  et  ce  que  l'on  appelle  le  colcothar  ou  rouge 
d'Angleterre,  etc.,  et  plusieurs  belles  couleurs,  jaune,  rouge  et  noir: 
L'arsenic...  un  poison  violent  que  l'on  nomme  arsenic,  mais  qui 
est  un  oxide  de  ce  métal  : 

L'antimoine...  cet  oxide  qui,  combiné  avec  un  acide  nommé  tar 
trique,  etc.,  donne  un  sel  nommé  éméiique  : 

Le  cobalt...  une  très  belle  couleur  bleue  dont  on  fait  usage  en  pein- 
ture : 

Le  chrome...  un  très  beau  jaune: 

Le  cuivre...  le  vert-de-gris,  très  belle  couleur  et  très  dangereux 
poison  : 

Le  plomb...  plusieurs  couleurs ,  notamment  le  blanc,  un  jaune  et 
un  orange  nommé  minium  ;  toutes  poisons  : 

Le  mercure...  plusieurs  couleurs,    parmi  lesquelles  ce  beau  rouge 
éclatant  nommé  vermillon  ;  toutes  poisons  : 

L'argent...  un  blanc  plus  éclatant  que  celui  de  plomb  : 
L'or...  Un  très  beau  pourpre  que  l'on  emploie  notamment  dans  la 
peinture  sur  porcelaine  et  dans  les  émaux. 

Nous  ne  parlons  pas  de  l'air,  parce  qu'il  est  plutôt  un  mélange 
qu'une  combinaison,  comme  nous  le  verrons  en  parlant  de  l'azote. 

Chacun  sait  l'effet  que  produit  l'action  de  souffler  sur  un  brasier  ou 
sur  un  corps  enflammé.  L'activité  et  l'intensité  de  chaleur  qui  en  ré- 
sulte n'est  due  qu'à  la  niasse  d'air  plus  considérable  que  l'on  verse  sur 
le  feu ,  laquelle  fournit  une  plus  grande  quantité  d'oxigcne.  C'est  aussi 
pourquoi  le  vent  vient  ajouter  aux  désastres  d'un  incendie  en  multi- 
pliant les  causes  de  sa  vivacité,  et  c'est  par  le  moyen  de  soufflets  très 
puissans  que  l'on  donne  aux  forges  et  à  ce  qu'on  appelle  les  hauts  four- 


594 

neaux  (1) ,  ce  degré  de  chaleur  nécessaire  pour  traiter  la  mine  de  fer,' 
la  réduire,  et  forger  ensuite  la  fonte  nommée  joueuse. 

Toutefois  le  souffle  éteint  une  bougie?...  C'est  qu'il  faut  deux  con- 
ditions pour  la  combustion  ;  la  piésence  de  l'oxigène  et  une  certaine 
élévation  de  température  qui  ne  peut  pas  être  moindre  que  de  550  de- 
grés pour  le  dégagement  de  la  flamme.  Or  le  souille  en  l'abaissant  au- 
dessous  de  ce  terme,  détruit  une  des  conditions  nécessaires;  mais  si 
vous  versez  ce  souffle  avec  ménagement  ,  comme  on  le  fait  avec  un 
chalumeau  de  métal,  vous  produisez  alors  une  très  vive  chaleur  ,  sus- 
ceptible de  fondre  des  métaux,  etc.  C'est  sur  cette  observation  qu'est 
fondé  l'art  de  l'émailleur,  du  souffleur  de  verre  et  celui  de  souder  à  l'or, 
à  l'argent,  au  cuivre,  àl'étain,  dans  l'orfèvrerie  ,  la  bijouterie  ,  etc. 

Nos  lampes  d'Vrgan ,  dites  quinquets  ,  fournissent  un  nouveau  té- 
moignage de  l'efficacité  de  l'oxigène  pour  rendre  la  couibustion  vive 
et  brillante.  En  effet,  en  observant  leur  construction,  on  reconnaît 
facilement  que  la  flamme  se  trouve  en  quelque  sorte  léchée  en  dedans 
et  en  dehors  par  un  double  courant  d'air  qui  apporte  un  double  tribut 
d'oxigène  ;  mais  si  vous  venez  à  enlever  la  cheminée  de  verre  qui 
produit  cet  effet,  vous  n'avez  plus  qu'une  lumière  terne,  et  cette 
quantité  de  fumée  qui  annonce  toujours  une  combustion  incomplète  , 
résultat  d'une  température  trop  basse. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit  sur  la  manière  dont  se  comportent  les 
corps  brùlans  dans  l'oxigène  pur,  on  sent  ce  qui  arriverait  si  l'on 
soufflait  cette  substance  sans  mélange  sur  un  corps  en  ignilion.  Aussi , 
un  physicien  a-t-iî  imaginé  un  chalumeau  qui ,  adapté  à  im  réservoir 
compressible  ,  comme  une  vessie  ,  sert  à  diriger  ce  gaz  sur  les  corps 
auxquels  on  veut  communiquer  un  degré  de  chaleur  impossible  à 
donner  jusqu'alors. 

(i^  Les  hauts  fonrncanx  sont  des  conslriictîons  en  matières  réfractaîres,  repré'senlant 
nn  cône  creux  en  cfrct  très  élové  ,  assis  sur  une  sorte  ilc  chambre  cul>i(|ue  dont  le  fond 
est  un  cul  de  chaudron  où  aboutit  la  lujère  de  deux  ou  trois  gros  soufflets  mis  cd  jeu 
par  une  roue  que  l'eau  fait  mouToir,  et  que  l'on  nomme  à  cause  de  cela  roue  hydraulique. 
Lorsque  le  feu  est  une  fois  en  activité  dans  ces  fourneaux  ,  on  jette  jour  et  nuit  pendant 
deux  ou  trois  mois,  et  quelquefois  davantage,  k  des  iutervalles  de  temps  réguliers,  par 
le  liant  df!  la  chcmim-c  fpii  est  aiii«i  cntrcicnnc  pleine  de  charbon,  do  la  mine  et  une 
matière  noram/jc  castine,  qui  n'est  autre  chose  que  de  la  pierre  à  ciiaux  qui  sert  de  fon- 
dant ao  minerai  do  for,  Noa<  verrons  plus  tard  (article  »ur  l'cxtractioa  des  métaux)  le* 
phcnomènef  qui  se  produisent  dans  celle  upcialion. 


59â 

Il  nous  reste  à  faire  connaître  comment  on  parvient  à  se  procurer 
l'oxigène  dans  son  état  de  purelé. 

Puisque  loxigène  se  combine  avec  beaucoup  de  corps  simples  ou 
composés,  il  nest  pas  difficile  de  le  renconlrer;  il  ne  s'agit  que  de 
choisir  le>  substances  dont  il  soit  le  plus  facile  de  le  séparer  ,  et  il  est 
évident  que  ce  sera  celles  avec  lesquelles  son  affinité  sera  la  moins 
puissante. 

On  se  sert  ordinairement  d'une  substance  noirâtre  que  l'on  trouve 
dans  différens  sols ,  et  que  l'on  nomme  peroxide  de  manganèse.  On  la 
préfère,  parce  que  cette  substance  est  peu  chère  et  qu'elle  dégage  une 
grande  quantité  d'oxigèuc. 

Pour  obtenir  celui-ci ,  on  introduit  du  peroxide  de  manganèse  en 
poudre,  dans  un  vase  en  grès,  que  l'on  nomnit;  rnatras  ;  on  le  place 
sur  un  réchaud ,  ou  mieux  dans  un  fourneau  à  réverbère  dont  nous 
parlerons  plus  tard.  On  y  adapte  un  tube  recourbé  en  verre,  dont  upe 
extrémité  vient  plonger  dans  une  terrine  ou  baquet  plein  d'eau , 
au  milieu  duquel  se  trouve  une  petite  planchette  trouée,  afin  que  la 
seconde  courbure  du  tube  puisse  y  passer,  et  qui  doit  être  noyée 
elle-même;  puis  on  place  sur  cette  planchette  au-dessus  de  l'ouver- 
ture du  tube,  une  petite  cloche  de  verre  renversée  que  l'on  appelle 
éprouvette ,   et   qui   doit   être   pleine   deau. 

Tout  cela  étant  disposé,  on  chauffe  la  cornue  ou  le  matras  jusqu'au 
rouge.  Alors  le  calorique  décompose  le  peroxide  de  manganèse  j  il 
s'empare  de  l'oxigèue  en  vertu  d3  leur  affinité,  et,  l'enlève  squs  forijg^ç 
de  gaz,  qui,  ne  trouvant  d  issue  que  par  le  tube,  est  obligé  de  se  rendrf^ 
sous  l'éprouvette,  dont  il  chasse  l'eau  en  raison  de  sa  légèreté  cornpa- 
rative. 

On  rejette  ordinairement  le  premier  produit  comme  mêlé  d'air  at- 
mosphérique qui  se  trouvait  dans  l'appareil ,  mais  on  enlève  ce  qui 
arrive  successivement  ensuite  ,  en  plaçant  les  éprouvetles,  au  fur  et  à 
mesure qu'ellesse  remplissent  de  gaz,  toujours  renversées  dans  des  sou- 
coupes où  se  trouve  un  peu  d'eau  qui  s'oppose  à  l'évasion  du  gaz. 

Ordinairement  on  l'accumule,  pour  l'usage,  dansdes  vessies  à  robinet, 
par  des  Iransvasemens  qui  doivent  se  faire  toujours  sous  l'eau. 

On  sent  que  si  l'on  pouvait  enlever  par  ce  moyen  tout  l'oxigène  au 
peroxide  de  manganèse,  on  obtiendrait  le  métal  pur;  mais  son  affinité 


596 

pour  1  oxigene  est  trop  forte  pour  que  l'on  puisse  réduire  le  métal 
par  ce  procédé.  Il  ne  se  prête  qu'à  l'abandon  d'une  partie  de  son  oxi- 
gène,  et  il  cesse  alors  d'être  un  peroxide,  et  passe  à  un  degré  d'oxigé- 
nation  inférieur;  mais  une  particularité  assez  remarquable,  c'est  qu'il 
ne  se  trouve  alors  ni  avec  les  proportions  qui  constituent  le  deutoxide, 
ni  avec  celles  du  protoxide;  il  reste  entre  les  deux,  et  paraît  un  mélange 
d'un  reste  de  peroxide  et  de  protoxide. 

Plus  tard,  nous  ferons  connaître  ces  proportions,  lorsque  nos  idées 
bien  éclaircies  et  habitudes  en  quelque  sorte  à  la  contemplation  des 
détails  dans  les  phénomènes ,  nous  auront  permis  d'aborder  les  quan- 
tités proporlionnelles  et  la  théorie  atonique  qui  a  si  puissamment 
contribué  à  la  réputation  méritée  de  M.  Berzélius;  car  ces  idées  ne 
laissent  pas  que  d'être  difficiles  à  saisir  ,  et  elles  étonnent  souvent  les 
personnes  qui  ne  sont  pas  encore  familiarisées  avec  les  phénomènes 
eux-mêmes,  et  avec  les  explications  que  la  science  en  donne. 

S'il  s'agissait  ici  de  manipulation,  nous  entrerions  dans  quelques 
détails  sur  de  légères  précautions  à  prendre;  mais  il  suffit,  pour  la 
théorie  ,  de  bien  se  rendre  compte  de  l'opération. 

Si  l'on  plonge  dans  ce  gaz  un  corps  enflammé  quel  qu'il  soit,  il  y 
brûle  avec  vivacité,  rapidité,  et  avec  un  éclat  étonnant. 

Si  l'on  y  introduit  un  animal ,  il  donne  d'abord  des  signes  de  bien- 
être  et  d'allégresse;  mais  bientôt  il  s'affaisse  et  meurt  :  il  a  vécu  trop 
vite. 

Aussi  la  sage  nature  a-t-elle  modéré  son  action  en  proportionnant  sa 
dose  dans  l'air  atmosphérique  ,  où  il  n'entre  que  pour  un  cinquième 
environ. 

Dans  les  articles  subséquens  ,  nous  examinerons  successivement  les 
corps  simples,  dits  combustibles,  que  nous  avons  signalés,  et  nous 
constaterons  surtout  les  résultats  de  leurs  combinaisons  avec  cet  oxigcne 
que  l'on  pourrait  appeler  agent  général  de  la  nature,  au  moins  pour 
notre  globe.  Gela  nous  fournira  l'occasion  d'étudier  la  composition  de 
l'air,  de  l'eau ,  et  les  divers  phénomènes  qui  se  rapportent  à  ces  com- 
posés si  imporlans  pour  notre  existence  et  pour  tous  les  besoins  de 
notre  condition. 

C''.   MlLON. 


LA    VIE. 


ÉLÉGIE. 

Il  est  une  heure  de  silence 
Qu'aiment  les  cœurs  infortunés 
Qui  dans  l'angoisse  ou  l'espérance 
Gémissent  seuls  abandonnés  ; 
C'est  l'heure  où  le  flambeau  du  monde 
Se  plongeant  à  demi  dans  l'onde, 
Suspendu,  s'arrête  un  instant, 
Et  sur  la  mer  vaste  et  tranquille 
Versant  sa  lumière  immobile 
Etend  une  moire  d'argent. 

Alors  caché  dans  le  feuillage 
Le  rossignol  retient  sa  voix  ; 
Le  faible  ruisseau  ,  sous  l'ombrage, 
Cesse  de  gémir  dans  les  bois; 
Le  doux  zéphyr  dans  la  prairie 
Nagiie  plus  l'herbe  fleurie 
De  son  souffle  mélodieux  ; 
Alors  l'univers  en  silence 
Semble  écouter  la  Providence 
Lui  tracer  ses  pas  dans  les  cieux. 

Alors  dans  sa  mélancolie, 
Une  âme  aride  à  son  printemps, 
Semble  aussi,  triste  et  recueillie, 
Préier  l'oreille  aux  pas  du  temps  : 
Celui  que  le  désespoir  mine, 


> 


e  598 

Celui  que  la  douleur  incline 
Comme  l'orage  un  arbrisseau, 
Aime  à  bercer  sa  rêverie, 
Foulant  aux  pieds  l'iiorbe  flétrie, 
Le  long  d'un  limpide  ruisseau. 

Comme  du  haut  de  la  montagne, 
Prêt  à  poursuivre  son  chemin^ 
Le  voyageur  dans  la  campagne 
^  Salue  encor  son  toit  lointain  ; 

Viens  ,  ô  mon  âme ,  et  dans  cette  heure 
Si  douce  à  l'œil  baissé  qui  pleure, 
Tournons-nous  vers  nos  jours  passés; 
Saluons  nos  beaux  jours  d'enfance 
Avant  que  1  âge  et  la  souffrance 
De  nos  pensers  les  aient  chassés. 

Adieu  ces  jours  si  pleins  de  charmes, 
Ces  jours  si  purs  et  si  joyeux, 
Où  le  souris,  les  douces  larmes 
Tour  à  tour  brillaient  dans  nos  yeux , 
Comme  on  voit  une  onde  immobile 
Réfléchir  sur  son  front  tranquille. 
L'immense  profondeur  des  airs 
Naguère  purs  et  sans  nuages^ 
Où  maintenant  de  noirs  orageâ 
Bouillonnent  sillonnés  d'éclairs. 

Adieu  ,  la  douce  imprévoyance 
Qui  présidait  à  tous  nos  pas, 
Et  ces  plaisirs  que  l'innocence 
Rendait  si  purs  ,  si  pleins  dappas  : 
Adieu  l'inconstance  folâtre 
Qui  sur  ce  séduisant  théâtre 
Dispersait  nos  joyeux  désirs, 
Comme  un  léger  peu])le  d'abeilles 
Se  répand  sur  les  fleurs  vermeilles 
Au  souille  embaume  des  zéphyrs. 


599 

Et  maintenant  qu'ont  fui  ces  heureuses  années, 
Que  nos  rêves  d  enfance,  espérances  fanées 
S'envolent  tour  à  tour  de  noire  souvenir, 
Vovons  ce  que  pour  nous  conserve  l'avenir; 
Quels  plaisirs  il  promet  à  noire  impatience 
En  échange  des  biens  que  nous  donnait  l'enfance  ? 
Oh!  qui  viendra  remplir  le  vide  de  mon  cœur  ! 
A  mon  âme  altérée  apporter  le  bonheur  ; 
Apaiser,  assouvir  la  vague  inquiétude 
Qui,  dans  le  sein  du  monde  et  dans  la  solitude, 
Acharnée  à  poursuivre  incessamment  mes  pas, 
Dans  mon  cœur  déchiré  livre  de  sourds  combats? 
Qui  viendra  ?  Viendrez-vous,  jeunes  filles  rieuses, 

Au  souris  frais  et  pur 
A  la  taille  flexible  ,  aux  voix  mélodieuses, 

Aux  longs  regards  d'azur. 
Car  déjà  dès  long-temps  dans  mes  rêves  de  flamme, 

Dans  mes  pensers  de  cœur, 
Célestes  visions  ,  vous  versez  dans  mon  âme 

Le  calme  et  la  fraîcheur: 
Toujours  votre  beau  front ,  votre  tête  volage, 

Votre  air  voluptueux, 
Comme  une  exhalaison  ,  comme  un  léger  nuage, 

Passent  devant  mes  yeux. 
Vous  passez,  vous  passez,  et  dans  l'espace  vide 

Je  vois  nager  toujours 
Voire  œil  humide  et  bleu,  votre  souris  timide. 

Vos  vaporeux  contours  ; 
Et  sans  cesse  j'entends  gl  sser  à  mon  oreille, 

Dans  les  airs  parfumés. 
Comme  un  souffle  d'amour,  ou  comme  un  vol  d'abeilles, 

Vos  accens  bien-aimés. 
Mais  cependant,  on  dit,  sexe  aimable  et  folâtre, 

Que  voire  cœur  borné 
Ne  peut  d'unamour  vaste,  indicible,  idolâtre, 

Elre  passionné. 
On  dit  que  le  plaisir  est  votre  seule  idole. 

Et  que  voire  pudeur, 


GOO 

Que  vos  yeux  si  touchans,  de  votre  âme  frivole 

Sont  un  miroir  menteur  :, 
On  m'a  dit ,  même  ,  hélas  !  que  ce  torrent  de  flammes, 

Cet  océan  d'amour 
<2ui  maintenant  bouillonne  et  brûle  dans  nos  âmes, 

Doit  tarir  quelque  jour. 

PouV  charmer  cet  ennui  qui  pèse  et  qui  tourmente, 
Celte  vague  douleur  qui  dans  le  sein  fermente  , 
L'étude  n'offrirait  qu'une  amère  douceur. 
Peut-on  cicatriser  les  blessures  du  cœur? 
Assouvir  cette  ardeur  passionnée,  inquiète, 
Qui  par  élans  de  feu  vers  le  bonheur  se  jette? 
Non ,  ce  n'est  qu'un  vain  mot ,  des  sages  l'ont  écrit , 
L'étude  enfle  le  cœur  et  pervertit  l'esprit  : 
Flambeau  trompeur  du  temps  ,  ses  lueurs  incertaines 
Dans  le  dédale  obscur  des  opinions  humaines, 
Traînent  de  doute  en  doute  et  d'erreur  en  erreur 
L'homme  qui  se  confie  à  ce  guide  imposteur, 
Jusqu'à  ce  gouffre  affreux  de  vague  incertitude 
Où,  flottant,  égaré,  rempli  d'inquiétude, 
L'esprit  n'enfante  plus  que  d'arides  pensers. 
Pareils  à  ces  vapeurs  qu'au  souffle  des  hivers 
Comme  de  noirs  corbeaux ,  précurseurs  des  tempêtes , 
Nous  voyons  fendre  l'air  et  passer  sur  nos  tètes. 
Alors  l'homme  effaré,  d'un  aveugle  regard 
Plonge  sans  regarder  dans  le  sombre  brouillard 
Qu'élève  autour  de  lui  le  flot  changeant  du  doute  ; 
Tel  celui  qui  des  airs  fixant  l'ardente  roule, 
Quand  le  soleil  brûlant,  blanchit  l'azur  des  cieux, 
Yoit  un  disque  obscurci  flotter  devant  ses  yeux. 
Loin  de  moi  les  plaisirs  et  leur  trompeuse  ivresse; 
Ils  corrompent  le  cœur,  flétrissent  la  jeunesse; 
Ils  ne  peuvent  offrir  qu'une  fade  douceur 
Que  suivent  les  regrets  et  le  remords  vengeur. 
Loin  ,  bien  loin,  les  combats  et  l'effroyable  guerre; 
Car  on  dit  que,  la  nuit,  les  vainqueurs  de  la  terre, 
Sur  leurs  lauriers  sanglans  ,  sans  trouver  le  repos, 


601 

Du  sommeil ,  vainement ,  implorent  les  pavots , 
Qu'ils  voient  avec  terreur  sur  leur  brûlante  couche 
Les  guerriers  se  pencher  avec  un  ris  farouche, 
El  leur  montrer  leurs  corps  déchirés  et  sanglans; 
Qu'ils  entendent  alors  avec  des  cris  perçans 
Les  épouses  en  pleurs ,  les  enfans  et  les  mères 
Redemander  leurs  fils ,  leurs  époux  et  leurs  pères. 

Et  j'ai  dit  maintenant ,  pourquoi  donc  suis-je  né? 
Pourquoi,  si  je  devais  languir  infortuné  , 

Suis-je  donc  entré  dans  la  vie? 
A  peine  du  printemps  ai-je  franchi  le  seuil , 
Et  voilà  que  déjà  l'ennui ,  le  sombre  deuil , 

Chargent  ma  têle  appesantie. 

Pourquoi  nous  donne-t-on  le  jour  malgré  nos  vœux  ! 
Pourquoi  quand  il  naquit  ne  put  le  malheureux 

Jeter  un  coup  d'œil  sur  la  terre  ? 
A  l'aspect  de  nos  maux  ,  surpris  ,  épouvanté , 
11  eût  pu  reculer,  et  dans  l'éternité 

Replonger  sa  vie  éphémère. 

Mélange  affreux  de  maux,  d'illusions,  d'erreurs, 
De  fades  voluptés,   et  de  plaisirs  trompeurs, 

La  vie  n'est  qu'un  pénible  rêve  , 
Rêve  affreux  qui  jamais  ne  fait  place  au  sommeil , 
Que  jamais  n'interrompt  un  consolant  réveil, 

Songe  que  la  mort  seule  achève. 

Hcurepx  qui  de  la  vie  ayant  atteint  le  seuil , 
Voyageur  fatigué  sur  le  bord  du  cercueil 

S'appuie,  eti^  retournant  la  tête, 
Sourit,  mélancolique,  au  jeune  homme  joyeux  , 
Et  contemple,  attendri,  celui  qui,  malheureux, 

Lutte  encor  contre  la  tempête, 

2.  40 


602 

Plus  heureux  qui  pourrait  s'endormir  au  berceau , 
Et  dans  un  long  sommeil  passant  toute  sa  vie, 
Ignorant  des  mortels  les  maux  et  la  folie, 
Ne  s'éveillerait  qu'au  tombeau  ! 

COMTE  Jules  de  Vaumale. 


SOUVENIRS. 


LA    MUSE. 


Quoi  I  toujours  évoquer  de  lointains  souvenirs!... 
Toujours  te  consumer  en  impuissans  désirs  I 
Que  te  fait  un  bonheur  qui  n'est  plus,  6  poète?... 
Que  t'importe  une  voix  expirante  ou  muette? 
Quand  le  vent  dans  les  pins  râle  un  suprême  accord , 
Pourquoi  monter  ton  luth  à  cet  hymne  de  mort? 


LE    POETE. 


O  muse  ,  c'est  l'automne  !  entends  le  chèvrefeuille 
Qui  pleure  et  qui  bruit  sur  sa  tige  sans  feuille  1... 
Ecoute  les  soupirs,  les  cris,  les  sifflcmens 
De  la  brise  qui  fuit  dans  les  rameaux  dormans, 
Sans  espoir  désormais  d'y  recueillir  encore 
Les  suaves  parfums  qu  à  chaque  pure  aurore 
Elle  y  cueillait  toujours  !...  Vers  l'amandier  noirci 
Qui  végète  sans  sève  en  ce  val  rétréci , 
Regarde  au  loin  errer  la  sylphide  plaintive 
Comme  une  ombre  du  soir,  errante  et  fugitive. 
Redemandant  au  ciel  ses  blanches  nuits  d'été  , 
Ses  grèves,  sa  clairière,  et  son  golfe  argenté  ; 
N'entends-tu  point  là  bas,  sur  cette  morne  rive, 
Gomme  un  gémissement  de  l'onde  qui  dérive  .^.. 


e03 

C'est  le  lac  désolé  !...  Qui  lui  rendra  ses  eaux 

Pures  comme  l'élher,  et  ses  mille  roseaux 

Que  la  saison  jaunit  et  courbe  dans  la  fange  ; 

Et  ses  saules  rêveurs,  son  ondine  ,  —  doux  ange 

Qui  toujours  éloigna  l'ouragan  de  ses  ports, 

Et  berçait  ses  esquifs  assoupis  près  des  bords? 

Et  moi ,  comme  la  brise,  ou  la  blonde  sylphide, 

Ou  la  tige  embaumée ,  ou  la  vague  limpide, 

Je  veux  pleurer  aussi!...  Ce  ne  sont  point  les  bois 

Dont  l'écho  si  souvent  a  répété  ma  voix, 

Le  fleuve  où  tant  de  fois  ma  nacelle  légère 

A  poursuivi  dans  l'ombre  une  barque  étrangère  , 

La  colline  où  ma  sœur  aimait  tant  à  s'asseoir, 

L'avenue  où  toujours  le  vent  pleurait  le  soir; 

Ni  les  frais  orangers,  ni  les  marronniers  sombres 

Où  dans  la  nuit  on  voit  passer  de  pales  ombres  ; 

Non  ;  pour  moi  ces  beaux  lieux  ont  perdu  leur  attrait... 

A  peine  dans  mon  cœur  je  leur  garde  un  regret... 

Vois  :  le  fleuve  est  houleux  ,  la  forêt  est  obscure , 

Les  sentiers  sont  couverts  d'une  poussière  impure, 

De  lointaines  vapeurs  brunissent  l'horizon  ; 

Sur  le  joyeux  coteau  se  flétrit  le  gazon; 

L'émondeur  a  fauché  les  couronnes  fleuries 

Des  sombres  marronniers,  et  les  brises  chéries 

Qui  parfumaient  les  prés  ont  perdu  leurs  parfums! 

Non;  de  mes  souvenirs  je  n'en  veux  pleurer  qu'un... 

Mes  songes  du  passé  ,  songes  de  mon  enfance. 

Quand  mes  jours  rayonnaient  de  joie  et  d'espérance, 

Mes  songes  du  passé  I...  C'étaient  mes  fleurs ,  à  moi , 

Mes  brises,  mon  éther  !  Illusions  et  foi, 

Harmonie  et  parfums  ,  c'était  tout  pour  mon  âme  ; 

Ils  la  ravissaient  seuls  de  leur  divine  flamme  ! 

Et ;naintenant  perdus]  —  Oh!  quand  j'étais  enfant, 

J'aimais  tant  à  rêver  loin  de  l'air  étouffant 

Et  des  bruits  de  la  ville  !  au  sein  des  solitudes, 

Simple  et  chaste  séjour  des  douces  quiétudes, 

J'aimais  tant  à  rêver  à  l'ombre  du  massif 

De  tilleuls  odorans!  Oh!  ^uc  de  fois  pensif 


40, 


604 

Comme  un  sylphe  des  nuits  dont  la  tête  se  penche , 
Aux  branches  du  buisson  cueillant  la  rose  blanche  , 
J'ai  songé  d'avenir ,  d'espérance  et  d'amour  1 
Que  de  fois,  en  pensant  qu'il  me  faudrait ,  un  jour  » 
Quitter  mon  fleuve  bleu  ,  mes  cascades  chéries , 
Mes  plaines,  mes  coteaux  ,  mes  pelouses  fleuries  ; 
Et  le  bois  où,  rêveur,  j'avais  taillé  mon  nom  , 
Lieux  que  je  chérissais ,  pour  un  chétif  renom  , 
Lin  bruit  vain  et  morte!,  une  gloire  lointaine, 
Préférer  au  bonheur  une  vie  incertaine, 
Je  me  pris  a  frémir  !  triste  dérision  , 
Serait-ce  là  le  but  de  toute  illusion! 
O  muse,  maintenant  qu'a  sonné  pour  moi  l'heure 
Des  soucis  et  des  maux  ,  je  me  souviens  et  pleure... 
Je  pleurerai  long-temps,  ô  muse  ,  car  toujours 
Ces  souvenirs  seront  l'ange  saint  de  mes  jours!... 

LA    MUSE. 

Poète,  laisse  donc,  laisse  tomber  tes  larmes! 
Pour  un  cœur  tendre  et  pur  la  douleur  a  des  charmes. 
Voici  le  soir ,  poète  !  Il  est  doux  de  s'unir 
Au  vent  qui  dans  les  pins  vient  glisser  et  gémir, 
A  l'oiseau  qui  soupire  ,  à  la  feuille  qui  tombe, 
A  l'humble  agonisant  qui  peut-être  succombe 
Oublié  près  de  nous  !  poète  ,  épands  tes  pleurs  : 
On  ne  peut  trop  pleurer  sur  de  telles  douleurs! 

10  août   i835. 
Joseph  Koenig. 


LA  FILLE  DE  L'AVEUGLE. 


Passans,  Ijaissez  votre  paupière 
Sur  la  pauvre  fille  ù  genoux , 


605 

Ah  !  voyez  couché  sur  la  pierre 
Notre  chien  tremblant  comme  nous; 
Oh  !  voyez  urt  vieillard  qui  pleure, 
Tendant  sa  suppliante  main  ; 
Ah!  voyez-nous,  car  voilà  l'heure 
Où  Dieu  console  l'orphelin. 

Il  fait  nuit ,  la  faim  dévorante 

Consume  notre  sein  flétri  ; 

Nous  n'avons  ,  dans  la  foule  errante, 

Pour  reposer  aucun  abri  : 

Notre  asile  à  nous...  c'est  la  tombe  ! 

La  tombe  !  avec  son  froid  cercueil  : 

Pitié  I  car  la  neige  qui  tombe 

Nous  engourdit  sous  son  linceul. 

Oh  pitié  I  de  notre  détresse  , 
Passans  ,  ne  vous  détournez  pas , 
La  jeune  fille  vous  en  presse , 
Ses  larmes  tombent  sur  vos  pas. 
Donnez  une  offrande  légère 
Pour  nous  avoir  un  peu  de  pain , 
Pour  alléger  notre  misère 
Et  pour  nous  conduire  à  demain. 

ISIais  vous  refusez  de  m'entendre  , 
Ma  voix  ne  peut  vous  attendrir , 
J'avais  ma  prière  à  vous  rendre  , 
J'avais  mon  cœur  pour  vous  bénir. 
Allons-nous-en  ,  ô  mon  vieux  père, 
Personne  ne  vient  plus  vers  nous, 
Us  ont  repoussé  ma  prière  , 
Ne  demeurez  plus  à  genoux. 

Mais  au  retour  de  l'aurore 
On  vit  deux  corps  inanimés; 


60© 

Ils  semblaient  se  parler  encore. 
Leurs  yeux  au  ciel  étaient  tournés: 
On  vit  aussi  le  chien  fidèle , 
Leur  seul  ami  dans  le  malheur  , 
Chercher  ,  dans  un  douloureux  zèle  , 
La  froide  place  de  leurs  cœurs. 


Victor  Marigot. 


(Ollîf  3(QTO  MT^Éli^miE. 


ALMARIA 

PAR  LE  COMTE  JULES  DE  RESSÉGUIER. 


Almarla  est  nne  jeune  erbelle  Espagnole,  issue  de  la  noble  famille  des  Hermandarei. 
Elle  est  élevée  dans  ^un  'couvent  de  l'ordre  de  Sainte-Thérèse ,  sous  la  conduite  d'une 
vieille  tante.  Ses  deux  frères ,  les  seuls  héritiers  du  nom  et  de  l'immense  fortune  d'une 
lignée  qui  comptait  des  grands  hommes  parmi  ses  aïeux,  sont  tués  à  la  bataille  de  Rocroi. 
Inconsolables  d'une  si  cruelle  perte,  les  infortunés  parens  d'Almariala  retirent  du  couvent 
où  elle  vivait,  et  veulent  la  marier  à  un  jeune  et  beau  chevalier  du  nom  d'Ilerman- 
darez,  mais  d'une  branche  pauvre,  Almaria,  qui  avait  secrètement  fait  vœu  au  pied  des 
autels  de  consacrer  à  Dieu  sa  virginité  ,  ne  se  croit  plus  libre  de  consentir  à  l'alliance 
projetée.  Mais  on  lui  dit  qu'un  saint  prêtre  ,  retiré  dans  une  île  ,  au  milieu  de  la  mer  'qui 
baigne  les  côtes  d'Espagne,  la  relèvera  de  ses  vœux.  On  l'envoie  auprès  delhomme  de  Dieu 
qui  en  effet  lève  tous  ses  scrupules  et  la  décide  à  épouser  celui  que  ses  parens  lui  pro- 
posent. Mais  pendant  la  traversée  ,  une  tempête  furieuse  soulève  les  flots  ,  et  la  barque 
qui  porte  Almaria  est  eugloutie ,  avec  tout  l'équipage.  A  celte  nouvelle  la  famille  tout 
entière  est  abîmée  dans  la  douleur. 

Fernand,  le  jeune  héros  qui  lui  était  destiné,  refuse  toute  consolation;  il  i"enonce  au 
monde  et  entre  dans  l'ordre  des  chevaliers  de  Malte. — Envoyé  au  secours  des  Vénitiens 
qui  défendaient  Candie  contre  les  Ottomans,  il  fait  des  prisonniers,  et  c'est  de  l'un  d'eux 
qu  il  apprend  que  la  reine  de  Tunis  avait  une  parfaite  ressemblance  avec  Almaria.  Celte 
idée  que  ce  pouirail  bien  être  elle  ;  le  poursuit  sans  cesse  ; —  au  retour  d'une  ambassade 
à  Madrid  ,  Fernand  apprend  d'un  chef  de  voleurs  que  celle  reine  de  Tunis  est  une  jeune 
Espagnole,  que  ce  chef  lui-même  avait  sauvée  dans  un  naufrage  ,  puis  vendue  comme 
esclave  sur  les  côtes  vPAfrique.  Or  ce  naufrage  coïncidait  parfaitement  avec  celui  d'Al- 
maria  et  la  peinture  que  le  pirate  faisait  de  la  princesse  africaine,  ressemblait  parfaite- 
ment à  sa  future.  Il  est  aussitôt  chargé  par  Fernand  d'un  message  pour  la  souveraine  de 
Tunis.  —  EnCu  le  roi  de  ce  pays  meurt  et  les  destinées  d'Almaria  changent.  Kous  citerons 
le  morceau  suivant,  qui  offre  un  vif  intérêt. 

TUNIS. 
La  coor  de  Tanis  était  agitée  par  les  prcxisioas  d'un  prochain  changement  de  règne. 


608 

—  L'empire  s'étendait  libre  et  puissant,  il  s'enrichissait  des  produits  de  la  poudre  d'or 
et  de  la  pêche  du  corail,  l'agricullure  et  le  commerce  remplaçaient  les  coutumes  barba- 
res de  la  piraterie  ;  mais  le  monarque  était  vieux,  et  son  successeur  enfant.  Une  reine 

jeune  et  belle  arrêtait  dans  ses  maius  Taulorilé,  ûotlaut  entre  deux  faiblesses...  la  vieil- 
lesse et  l'enfance. 

Tous  les  membres  du  divan,  chaoux,  oldarbachi,  écrivains  et  agas  saluaient  l'aurore 
du  nouveau  pouvoir;  et  les  prêtres,  cadhis,  mufiis  et  maraboulhs  mêlaient  le  nom 
d  une  femme  aux  prières  qu'ils  adressaient  au  Prophète  pour  la  piospéiilé  de  l'État. 

,  Cette  femme  surpassait  en  attraits  toutes  les  femmes  de  l'Orient.  IVulle  ne  portait  sur 
son  front  un  nœud  de  rubis  plus  magnifique,  dans  ses  cheveux  des  perles  plus  rares  ,  au- 
tour de  ses  bras  des  anneaux  plus  brillans ,  et  nulle  n'était  moins  vainc  d'elle-même  et 
de  sa  parure. 

Ce  n'est  qu'à  regret  qu'elle  se  montrait.  Mais  aux  jours  solennels  des  représentations 
et  des  fêles  ,  elle  brillait  entre  toutes  ces  femmes  séduisantes  qui  empruntaient  les  cou- 
leurs de  la  rose  pour  embellir  leurs  visages,  noircissaient  leurs  sourcils  pour  augmenter  la 
vivacité  de  leurs  yeux ,  et  ombraient  leurs  lèvres  pour  faire  ressortir  l'éclat  de  leurs  dents 
blanches.  Sa  beauté  à  elle,  fia  beauté  -si  vraie,  effaçait  toutes  ces  beautés  composées, 
comme  la  lumière  du  diamant  Tait  pâlir  les  reûets  des  pierres  factices. 

Etrangère  aux  voluptueuses  mollesses  de  sa  cour,  elle  s'occupait  d'administration,  de 
réforme,  d'économie,  de  bienfaisance. 

Pour  méditer  sur  ces  hauts  intérêts,  elle  se  réfugiait  dans  un  kiosque  solitaire,  caché 
au  milieu  de  groupes  fleuris  de  myrtes,  de  rosiers  ,  de  cytises  et  de  bananieis.  La  som- 
bre verdure  des  cyprès  contrastait  avec  l'éclat  des  murailles  blanches.  Cet  édifice  d'archi- 
tecture asiatique  s'élevait  au  bout  des  terrasses  extérieures.  Nul  n'en  pouvait  approcher 
sans  une  permission  expresse.  Un  faible  jour  y  pénétrait  h  peine  ;  mais  on  y  entendait  le 
chaut  des  oiseaux  ,  on  y  respirait  lair  embaumé  du  rivage,  et  quelques  ouvertures  étroi- 
tes laissaient  voir  l'immensilé  de  la  mer. 

Ce  magnifique  spectacle  charmait  souvent  et  distrayait  la  reine.  Elle  suivait,  dans  leur 
■vol,  uu  nuage,  un  aigle,  un  vaisseau.  Elle  apercevait,  par  un  temps  clair,  les  monta- 
gnes de  Sicile.  —  Du  pied  de  ces  montagnes  quelques  voiles  se  dirigent  tous  les  jours 
vers  l'Espagne  ;  et  son  cœur,  bercé  par  les  images  qui  enchantaient  sa  vue,  rêvait  alter- 
nativement de  patrie  et  de  liberté. 

Elle  était  seule  ,  absorbée  dans  de  graves  pensées  ,  et  des  pas  légers  glissaient  à  travers 
les  détours  du  jardin.  Une  esclave  noiro  arrive  près  d'elle  ,  et  se  prosternant  à  ses  pieds  y 
dépose  un  billet.  L'esclave  s'éloigne  ;  la  reine  lit.  —  Ses  yeux  ne  peuvent  quitter  le  papier 
où  ils  sont  attachés.  Son  corps  tremble  ;  sa  tête  se  trouble  ;  des  images,  des  îioins,  des 
évèncmens  qui  sont  toujours  présens  à  son  esprit ,  viennent  euseuible  l'as-^aillir.  —  La 
confusion  de  ses  idées  augmente.  Elle  tombe  à  genoux.  Ses  mains  soist  jointes,  ses  re- 
gards percent  la  voûte,  son  visage  réfléchit  l'éclat  du  ciel.  —  Elle  a  prié;  cl  rappelant 
•ei  len*  égarés^  plie  se  relève,  comme  si  ca  priant  elle  avait  retrouvé  sa  force.  —  EHo 


609 

lil  encore  :  puis  clic  sort  précipitamment,  rassemble  ses  officiers  clans  la  salle  du  divan, 
décide  des  questions  importantes  ,  donne  des  ordres  et  règle  d'avance  les  dispositions  du 
service.  —  Tout  cela  étant  achevé  ,  elle  fait  un  signe  ,  défend  que  durant  trois  jours  on 
lui  parle  d'affaires  ,  et  se  relire. 

Préoccupée,  inquiète  ,  elle  ne  sortait  de  sou  appartement  que  pour  passer  dans  celui 
du  roi.  Elle  embrassait  sou  fil- ,  le  pressait  sur  son  cœur;  elle  versait  des  larmes  ,  elle  re- 
lisait cet  écrit.  —  Quoi  secret  doue  rcii  fermait-il  ?  —  ce  n'était  ni  un  message  du  sultan, 
ni  de  l'empereur  de  Maroc  ,  ni  d'aucun  souverain  des  régences  barbaresques.  C  étaient 
seulement  quelques  mots  écrits  sur  la  plage  d'Espagne,  cl  que  le  chevalier  dlîermanda- 
rez  avait  fait  remettre  au  corsaire  Sléphano. 

Assise  sur  un  tapis  nuancé  de  mille  couleurs  ,  elle  restait  immobile  ,  et  sa  bouche  ré- 
pétait chaque  mot  de  ce  billet  :  «  Si  vous  pouvez  fuir...  >•  —  Et  ce  vieillard  ,  que  devien- 
drait-il? Mon  devoirme  retient  ici.  «Servez-vous  de  cet  homme...  »  Je  nem'en  servirais 
pas ,  moi ,  je  ne  m'y  fierais  pas;  mais  je  me  suis  toujours  trompée  :  Fcrnaad  le  veut ,  et 
c'est  lui  qu  il  faut  croire. 

Et  à  l'heure  où  du  haut  des  minarets  la  voix  du  muezzin  annonçait  la  prière  du  soir,  la 
même  esclave  remit  au  corsaire  la  réponse  qu'il  attendait.  —  Le  corsaire  partit  par  un 
bon  vent,  et  porta  cette  réponse  à  Malte.  —  Fier  de  son  succès,  il  se  présenta  au  che- 
valier d'IIermaudarez,  qui,  réprimant  le  mouvement  d'horreur  que  lui  inspirait  cet 
homme,  reçut  de  sa  main  un  paquet  vivement  désiré  et  qu'une  audacieuse  intelligence 
avait  su  rapporter  si  promptemcnt. 

Zéyn  se  hâta  d'emmener  le  messager. 

Fernand  resta  seul,  tenant  celte  enveloppe,  la  pressant  entre  ses  doigts ,  la  tournant, 
l'examinant  de  tous  côtés,  impatient  de  savoir  ce  qu'elle  contenait  et  craignant  de 
l'ouvrir. 

11  rompit  enfin  le  cordon  de  soie  verte  que  retenait  un  cachet  de  la  même  couleur; 
ses  yeui  fascinés  cherchèrent  sur  la  feuille  tremblante  le  sens  des  caractères  qu  il  regar- 
dait ;  une  émotion  trop  vive  l'empêchait  de  les  distinguer.  Il  essaya,  il  essaya  de  nouveau, 
et  parvint  à  lire  ces  pages  encore  tout  imprégnées  des  senteurs  de  la  rose  et  de  l'aloès. 


LETTRE  D'ALMARIA. 

Quel  pouvoir  a  fait  descendre  en  ce  lieu  ces  paroles  célestes?  Faut-il  y  croire?  Est-ce 
moi,  est-ce  Almaria  dont  on  se  souvient  ?  Est-ce  lui,  est-ce  Fernand  qui  m'appelle  ?  — 
Après  tant  d'épreuves,  après  tant  d'absence,  un  cœur  m'est  resté  dévoué  :  c'est  le  sien. 
—  Et  ce  cœur,  pour  me  sauver,  a  deviné  ma  retraite.  Comment  a-t-il  fait  ?  Il  m'aime 
donc.  Pculêtre  m'auraitil  aimée  toujours  ;  peut  êlie  aurions-nous  trouvé  le  bonheur  ,  si 
nous  avions  marché  ensemble  dans  le  chemin  qu'on  nous  avait  tracé.  —  0  mon  noble 
père,  ô  ma  mère  !  avez-voug  succombe  cp  perdant  tput  ce  qui  vpus  était  clier,  ou  traînez- 


GIO 

Tons  encore  dans  l'isolement  et  la  douleur  des  jours  qu'âne  fille  soumîse  attrait  dû 
consoler? 

Je  n'accuse  que  moi  de  mes  infortunps  ;  mais  elles  ont  été  bien  grandes  !  Ce  n'est  pas 
cette  tempête ,  celte  longue  agonie  sur  ce  rocher  ;  c'est  la  main  dont  l'impitoyable  secours 
a  rouvert  ma  paupière  ,  c'est  l'esclavage ,  ce  sont  mes  pleurs ,  mes  cris ,  mes  prières  vaines. 

Que  de  fois  dans  ces  scènes  violentes,  dans  ces  combats  terribles  ;  que  de  fois,  pensée 
criminelle  !  j'aurais  voulu  que  la  colère  d'un  maître,  par  un  coup  de  poignard  ,  me  dé- 
livrât de  la  vie!  Mais  la  mort,  qui  m'avait  fui  dans  les  flots,  nemVpas  été  ici  plus  secou* 
rable. 

Il  fallait  vivre ,  il  fallait  être  jetée  dans  ces  splendides  galeries ,  dans  ces  vapeurs  eni- 
vrantes, parmi  ces  femmes  demi*nues,  fatiguées  de  bains,  de  sorbels,  de  chants,  de 
danses  et  d'oiëiveté.  Il  fallait  partager  leurs  voluptueux  supplices ,  ou  porter  une  couronne 
dont  le  poids  m'a  si  souvent  accablée. 

Ne  pouvant  mourir ,  ne  pouvant  me  résigner  à  la  honte ,  et  relevée  que  j'étais  de  l'inu- 
tile vœu  de  mon  enfance  par  les  paroles  sacrées  du  prêlre  d'Iviça,  je  regardai  comme  un 
bienfait  du  ciel  mon  mariage  avec  un  vieillard ,  dont  la  protection  me  sauvait  de  l'op- 
probre. 

Une  pompe  royale  présida  à  ce  mariage.  — Le  bruit  des  clairons  et  des  tambours  de 
basque  étouffait  mes  soupirs  ;  et  dans  le  cristal  des  miroirs  qu'on  me  présentait,  je  voyais 
sur  ma  tête  des  fleurs  qui  retombaient  pour  cacher  mes  larmes. 

Mes  yeux  auraient  voulu  se  fermer  à  tous  les  objets ,  pour  ne  pas  rencontrer  les  signes 
d'un  culte  détesté.  — Un  songe  étrange,  qui  m'avait  agitée  dans  le  donjon  du  château  de 
mes  pères,  revint  h  ma  mémoire  et  me  parut  expliqué. 

Je  retrouvai  ici  tout  ce  que  j'avais  vu  dans  mon  sommeil.  C'étaient  les  mêmes  orne- 
mens ,  le  même  éclat ,  la  même  harmonie ,  sous  les  mêmes  voûtes  ;  c'était  le  même  jasmin 
soUsieqnel  la  figure  de  Fcrnaud  m'était  apparue  pâle  et  mourante  ;  c'était  la  même  fêle 
nuptiale,  et  c'étaient ,  pour  mon  cœur,  des  douleurs  plus  cruelles  que  celles  de  mon 
rêve. 

An  moment  de  former  les  nœnds  éternels  ,  de  contracter  l'engagement  irrévocable ,  un 
frisson  me  saisit.  La  pensée  du  bonheur  que  j'avais  perdu  s'offrit  à  moi  avec  l'image  de 
l'époux  qui  m'avait  été  autrefois  destiné.  Je  le  voyais  jeune ,  brillant,  paré  de  toutes  les 
vertus;  je  m'élançais  au  devant  de  ses  pas;  je  lui  tendais  les  bras  ,  et  cotte  main  ,  hélas! 
que  je  lui  avais  refusée. 

Des  battemens  douloureux  faisaient  trembler  sur  mon  cœur  la  croix  qui  y  était  cachée; 
et  quand  mes  regards  se  levèrent  sur  I!)rahim  ,  il  me  sembla  que  mon  Dieu  lui-même 
avait  besoin  de  sa  toule-puissancc  pour  ni'inspirer  le  courage  de  prononcer  les  paroles  du 
sacrifice.  —  Je  jurai  d'être  fidèle,  résignée,  soumise  ;  je  le  fus.  Je  ne  cessai  pas  d'être 
esclave  ;  maison  me  fit  asseoir  sur  un  Irôue  ,  et  on  m'appela  reine. 

Ibrahim  me  nomma  la  perle  de  sa  couronne,  le  lys  de  ses  jardins,  la  joie  de  son  cœur. 

Au  milieu  d'un  peuple  nouveau  pour  moi,  c'était  le  seul  être  qui  s'intéressât  à moa 


Gll 

sort. — Nul  sîtc  en  ces  climats  ne  m'offrait  l'image  des  lieux  qtn  m'avaient  vue  naître; 
nul  écho  ne  répétait  les  chants  de  mon  pajs.  —  La  couleur  de  l'horizon  ,  l'aspect  de  là 
nature  ,  les  figures  ,  les  mœurs  ,  le  langage  ,  tout  m'était  étranger. 

Je  vécus  ainsi  pendant  une  année ,  si  c'était  vivre  que  de  pleurer  toujours ,  que  de  souf- 
frir toujours  ,  que  de  n'avoir  ni  temple,  ni  autel,  ni  famille. 

Quand  ce  peuple  tombait  à  mes  genoux,  quand  des  enfans  balançaient  des  encensoirs 
devant  moi,  l'odeur  de  la  fumée  de  nos  temples  me  pénétrait  de  confusion  et  me  trans- 
portait dans  la  chapelle  des  carmélites.  — Je  me  sentais  humiliée  d'être  l'objet  de  ces 
hommages  idolâtres. 

Dans  la  foule,  personne  ne  me  devinait,  personne  ne  me  comprenait;  mais  quelque- 
fois, échappant  aux  respects  dont  on  m'entour.iit ,  je  priais,  prosternée ,  sans  témoins... 
seulement  alors  je  me  crojaîs  entendue  et  comprise. 

Enfin  ,  un  jour^  une  voix  remplit  mon  cœur  d'une  émotion  inconnue  ;  des  pleurs  ,  et 
plus  tard  des  sourires,  me  touchèrent  et  m'enivrèrent  de  joie.  — Un  être  charmant 
m'intéressa;  ce  n'était  pas  celui  de  mes  souvenirs...  et  cependant  je  l'aimais  ;  c''était  un 
amour ,  un  amour  sur  la  terre. ..  et  cependant  je  m'y  livrais  ! 

Jetais  mère,  et  je  pressais  mon  fils  dans  mes  bras. 

Je  l'offrais  à  mon  Dieu,  au  Dieu  de  mes  pères,  au  Dieu  de  Fernand,  à  son  Dieu  à  lui  ; 
car  j'avais  répandu  sur  son  front  l'eau  du  baptême,  pour  qu'il  fût  l'élu  du  Seigneur ,  et 
que  le  Seigneur  l'arrachât  aux  infidèles. 

La  naissance  de  ce  fils,  en  flattant  l'orgueil  d'Ibrahim,  augmenta  le  crédit  naturel  et 
involontaire  que  j'avais  sur  lui.  Je  n'en  profilai  que  pour  avoir  la  liberté  de  me  soustraire 
aux  somptueux  ennuis  des  hommages  et  des  fêtes. 

Je  n'assiste  aux  cérémonies  et  aux  jeux,  à  la  musique  et  aux  danses  ,  que  lorsque  l'exige 
1  étiquette  royale.  Et  tandis  que  les  femmes  turques  sortent  trois  frois  par  semaine  pour 
aller  à  la  promenade ,  au  bazar  et  au  bain,  je  passe  des  mois  entieis  sans  franchir  r«ii- 
ceinle  du  palais.  —  Mes  goûts  n'adoptent  des  mœurs  indolentes  de  l'Orient  que  ce  qui  me 
retient  dans  la  solitude. 

Quand  les  regrets  de  la  patrie,  quand  la  profonde  et  invariable  pensée  de  ma  famille , 
quand  une  autre  pensée  encore  éveillent  des  affections  qui  troublent  mon  cœur,  je 
cherche  la  paix  dans  les  pieuses  habitudes  de  mon  enfance. 

Ma  rêverie  m'appelle  et  me  retient  long-temps  au  fond  d'un  pavillon  d'où  j'ai  banni 
tout  le  luxe  qui  m'importune.  Là  ,  rien  n'éblouit  mes  yeux;  ni  le  cristal,  ni  la  soie  ,  ni  les 
treillis  d"or  ,  ni  les  riches  tapis.  Une  voûte  grise,  une  muraille  nue,  et  une  natte  de  paille 
sur  le  plancher  de  cèdre. — Cet  étroit  asile  plaît  à  mon  recueillement,  en  me  rendant 
1  austérité,  la  simplicité  et  le  silence  du  cloître  ;  c'est  l'image  de  ma  cellule,  le  souvenir 
des  heures  tranquilles  et  des  jours  qui  n'ont  pas  eu  de  pleurs. 

Taatquemon  fils  n'avait  d'intelligence  que  pour  comprendre  mes  ciare^ses,  et  de  voix 
que  pour  prononcer  mon  nom  ,  il  était  ma  consolation  ;  le  bonheur  qui  me  venait  de  Itû 


612 

était  sans  mélange.  I!  grandit ,  et  son  esprit,  en;se  développant ,  me  donna  dmeffable? 
joies  cl  d'inexprimables  tourracns. 

Je  lui  appris  ma  loi  sainte  ;  il  en  goûta  les  douceurs  :  il  la  connaît ,  il  laime  ;  il  m'écoute 
et  me  répond.  -Le  mystère  même  dont  je  8uis  obligée  d'entourer  ces  tendres  enseigne- 
inen5,  semble  avoir  un  délicieux  attrait  pour  son  âme. 

Mais  un  trône  est  devant  ses  yeux.  Je  tremble...  Je  me  demande  sil  pourra  résister  à  la 
dévorante  ambition. 

Jai  mis  cet  être  adoré  à  Ja  disposition  du  ciel ,  et  c'est  cet  abandon ,  celte  abnégation . 
cet  entier  sacriGce  qui  m'a  valu  sans  doute  le  message  que  je  reçois.  Cher  et  miraculeux 
message,  il  vient  m'apporler  des  promesses  divines  et  réaliser  mes  longues  espérances  : 
car,  dans  mes  malheurs,  j'ai  toujours  espéré. 

Je  sentais  que  ce  n'était  pas  sur  le  sol  mécréant  que  pouvaient  croître  les  germes  salu- 
taires  dont  je  nourrissais  mon  enfant  ;  et  je  disais  à  mon  Dieu  de  me  séparer  de  lui,  s'il  le 
fallait,  pour  le  conduire  parmi  les  chrétiens.  Je  le  disais,  et  je  le  dis  encore.  -  Oh! 
qu'une  main  fidèle  vienne  le  chercher;  je  ne  serai  pas  une  mère  faible.  Mon  cœur  se 
déchirera...  Mais  c'est  le  sort  de  ce  triste  cœur  détrc  toujours  déchiré  ! 

IMPRESSION. 

La  trompette  avait  appelé  la  milice  sur  le  port ,  les  bruyantes  manœuvres  avaient  clé 
exécutées,  la  retraite  avait  sonné;  Fernand  n'avait  rien  entendu.  —  Il  nenlendait  pas, 
il  n'écoutait  pas  :  il  lisait  cette  lettre  qui  confirmait  de  prodigieux  récits,  celle  lettre  qui 
lui  révélait  un  cœur  dont  jusqu'alors  il  n'avait  pas  connu  la  tendresse.  —  Celte  lettre 
absorbait  toutes  ses  facultés.  Ces  feuilles  s'ouvraient  et  se  refermaient  dûns  sa  main.  Les 
heures  s'écoulaient;  et  lui  ne  changeait  ni  d'occupation  ni  de  place.  II  était  incapable  de 
tajre  autre  chose  que  de  lire  ces  pages  et  de  les  recommencer  après  les  avoir  achevées. 
Elles  étaient  gravées,  syllabe  par  syllabe,  au  fond  de  son  ûme ,  et  pourtant  il  les  par- 
courait encore.  Ses  yeux  s'y  attachaient  et  les  dévoraient  avec  une  insatiable  avidité. 

Oh!  comme  il  revenait  et  s'arrêtait  longtemps  à  ces  expressions  pures  et  naïves  qui 
lui  faisaient  croire  qu'il  était  aimé! —Espoir  enivrant,  charme  adoré,  vous  êtes  plus 
brillans  que  les  rayons  de  la  lumière,  plus  pénélrans,  plus  retenlissans  cl  plus  doux  que 
les  notes  d'une  musique  harmonieuse  ! 

Ses  regards  s'cnfiammaient  à  la  pensée  d'obéir  au  vœu  d'Almaria  ,  d'accourir  à  sa 
voix  ;  car  elle  appelait  ;  cl  quel  autre  que  lui  pouvait-elle  appeler? 

Il  est  des  émotions  si  grandes  ,  que  le  cœur  de  Ihomme  ne  peut  les  contenir.  Une  àme 
trop  remplie  demande  h  s'épancher;  et  l'excessive  joie  et  reiccssive  douleur  cherchent 
également  à  se  répandre  d^ns  le  sein  d'un  ami. 

L  ami  que  Fernand  avait  besoin  de  chercher  était  celui  dont  la  puis.'^ancc  semblait 
émaner  de  Dieu  même,  celui  qui  lui  avait  toujours  ouvert  ses  bras  prolecleurs,  celui 
qui  avait  condamné  ses  passions  avec  une  sagesse  innexible  ,  cl  avait  accueilli  ses  souf- 
frances avec  uo  paternel  aUcoddsscmcat.  Cet  ami  nécessaire,  c'était  le  grand-maître, 


613 

En  présence  d*uue  haute  vertu  ,  comme  à  l'aspect  des  scènes  calmes  et  immenses  de 
la  création  ,  l'orgueil  de  l'homme  se  soumet.  —  Il  y  a  dans  une  autorité  sacrée  ciuelque 
chose  qui,  en  satisfaisant  la  conscienrc  et  l'honneur,  nous  fait  accepter  doucement  le 
sacrifice  de  nos  plus  chères  volontés. 

Le  vénérable  Jean -Paul  de  Lascaris  pénétrait  les  mouvemens  secrets,  les  troubles,  les 
anxiétés  ,  les  téméraires  désir»  du  chevalier.  Il  compatissait  aux  tourmens  de  son  cœur 
agité;  mais  il  en  arrêta  les  élans  impétueui;  il  lui  défendit  formellement  d'aller  dans 
les  lieux  dangereux  où  son  courage  et  sa  passion  voulaient  l'entraîner.  —  We  murmurez 
pas  contre  ma  décision  ,  mon  fils  ,  lui  disait-ii. 

Et  Fernand  n'osait  murmurer. 

—  Envoyez  à  voire  place  un  ami  sûr,  nn  homme  capable  de  discerner  ce  qui  est  sage 
de  ce  qui  est  téméraire  ,  d'exécuter  le  projet  le  plus  hardi  ,  s'il  est  utile;  mais  de  le  re- 
pousser,  s'il  est  vain. 

Et  Zéyn,  que  la  Providence  semblait  avoir  donné  pour  éclairer  ces  mystères,  fut  dé- 
signé. Le  pays,  les  esclaves,  le  palais  lui  étaient  connus.  Il  reçut  les  instructions  de  son 
maître,  et  apprit  de  sa  bouche  des  secrets  qu'il  avait  depuis  long-temps  devinés.  —  Ja- 
mais mission  plus  chère  ne  fut  confiée  à  des  soins  plus  fidèles. 

Le  navire  du  corsaire  était  prêt.  —  L'or  fut  encore  prodigue  à  Stéphano  ;  an  adieu, 
une  larme,  furent  accordés  à  Zéyn;  chacun  eut  sa  récompense    et  se  trouva  bien  payé. 

La  voile  partit.  —  Une  espérance  ranima  le  cœur  de  Fernand  ;  et  il  obtint  la  permis- 
sion d'aller  croiser  sur  les  côtes  d'Afrique  pour  protéger  et  attendre  le  succès  de  cette 
importante  entreprise. 

MOHAMED. 

Un  vaisseau  sortait  du  port  de  Tunis.  —  La  bannière  turque  flottait  sur  ses  mais  ;  un 
Espagnol  le  commandait:  et  dans  la  chambre  du  capitaine  un  enfant  était  alongé  sur 
des  coussins  de  brocart  vert  et  or.  —  L'éclat  de  son  costume  annonçait  un  prince 
d'Orient  ;  mais  les  plis  du  schall  qui  cachait  les  boucles  de  ses  cheveux  noirs  n'étaient 
pas  surmontés  par  les  pierreries  d'un  croissant. 

Une  beauté  géorgienne  aurait  envié  la  pureté  de  son  profil,  un  Castillan  son  air  intré- 
pide, un  Français  sa  grâce.  La  vivacité  de  ses  yeux  contrastait  avec  l'indolence  de  ses  po- 
ses. —  Le  jeune  prince  paraissait  avoir  dix  ans. 

Tourné  vers  la  croisée  circulaire,  'A  regardait  fuir  les  côtes  de  la  terre  natale.  —  L'in- 
stinct d'un  caractère  aventureux,  un  sentiment  profond,  une  résolution  au-dessus  de  son 
âge  retenaient  ses  larmes  prêtes  à  s'échapper.  —  Où  a-t-il  puisé  cette  force?  —  Dans  les 
entrailles  chrétiouncB  qui  Pont  porté,  dans  les  instructions  maternelles  et  dans  une 
grâce  invisible  et  surnaturelle  qui  lui  a  donné  la  connaissance  de  son  Dieu. 

L'ange  de  la  novice  du  Mont-Carme!  le  conduisait. 

Dans  cet  être^  né  d'un  enfant  de  Mahomet  et  d'une  illle  du  Christ,  uu  sang  musulman 
faisait  battre  uu  cœur  catholique. 


614 

C'était  Mohamed,  fils  d'Ibrahim  et  fils  d'Almaria.  Elle  Tavait  elle-même  consacré,  le 
jour  de  sa  naissance  ,  par  l'eau  de  la  régéuûralion. 

Le  \ieux  monarque  s'affaiblissait,  et  ses  mains  laissaient  peu  à  peu  tomber  le  pouvoir. 
—  Almaria  s'en  emparait  avec  toute  Ihabilelé,   toute  l'adresse  d'une  femme  ambitieuse. 

Elle  consultait  les   anciens,    flattait  les  grands,  comblait  de  faveurs  les  agas  et  les 

émirs,  et  par  ce  moyen  s'assurait  tous  les  suffrages. 

On  s'étonne  que  les  princes  aient  l'habitude  de  mépriser  les  hommes  ;  c'est  qu'ils  ju- 
gent les  hommes  par  certains  courtisans,  et  qu'ils  estiment  ceux-ci  au  prix  où  ils  les  achè- 
tcQt. —  Les  princes  seuls  peuvent  cou-naître  tous  les  synonymes  de  la  langue  des  cours  ; 
ils  savent  que,  dans  cette  langue,  corruption  et  conviclion  c'est  souvent  la  mêaie  chose. 
Il  faut  une  logique  nouvelle  pour  raisonner  juste  dans  un  monde  faux.  —  Là  quelque- 
fois ce  qui  est  un  droit  est  un  tort  ;  et  les  dignités  conférées,  les  emplois  accordés  ,  les 
trésors  répandus  sont  les  argumens  les  plus  utiles  et  les  moins  contestés. 

Aussi  la  reine  ne  rencontra  pas  le  moindre  obstacle ,  lorsqu'elle  proposa  au  divan  as- 
semblé de  faire  entreprendre  un  long  pèlerinage  à  son  fils,  pour  obtenir  la  prolongation 
des  jours  du  monarque. 

C'était  un  prétexte  pour  donner  son  unique  enfant  à  sa  religion  ,  à  sa  famille  ,  à  son 
Espagne  ;  pour  l'arracher,  jeune  encore,  à  un  trône  éclatant,  à  une  cour  voluptueuse,  et 
écarter  la  couronne  profane  de  celte  tête  qui  avait  reçu  le  baptême. 

Ces  leçons  d'humilité  ,  de  souffrance  et  de  pauvreté  au  milieu  des  richesses  du  sérail , 
CCS  enseignemens  secrets  du  dogme  de  la  croix  sous  la  domination  du  glaive,  ces  pensées 
de  l'Eglise  dans  la  mosquée,  prouvaient  une  préméditation  forte,  une  suite  d'idées  arrê- 
tées, et  cette  volonté  ferme  qui  n'avait  jamais  abandonné  Almaria. 

Enlever  son  enfant  à  la  loi  du  Prophète  ,  l'arracher  à  celte  terre  barbare,  était  au-des- 
sus de  sa  raison,  mais  non  pas  de  sa  foi.  Elle  croyait  en  celui  dont  la  bouche  divine  avait 
prononcé  ces  paroles  :  «  Avec  une  foi  vive,  si  vous  disiez  à  ce  mûrier,  déracine-loi  et  va 
te  planter  au  milieu  de  la  mer,  il  vous  obéirait.  » 

Et  le  jeune  descendant  des  princes  d'Afrique  et  des  ducs  de  Murcie  quittait  les  Pyrami- 
des, voguait  sur  les  flols,  et  allait  aborder  à  l'Occident. 

Zéyn  veillait  au  dépôt  que  la  reine  lui  avait  confié. — Sléphano  veillait  à  la  manœuvre. 
Lorsqu'ils  eurent  franchi  la  ligne  des  flottes  bafbaresquçs,  l'étendard  musulman  lut 
remplacé  par  l'étendard  de  la  croix.  —  Ce  signal  devait  avertir  le  chevalier  d'ilermanda- 
rez.  —  Mais  à  peine  le  drapeau  chrétien  est-il  arboré,  qu'ow  dislingue  an  loin  deux  petits 
bâtimens,  courant  à  toutes  voiles.  Légers  cl  bien  armés,  ils  s'approchent,  tl  comme  des 
mouettes  volent  sur  les  vagues. 

Un  cri  d'enthousiasme  el  de  joie  éclate  parmi  les  gens  de  l'équipage  à  l'espérance  du 
butin  ou  du  danger.  —  Mais  uu  mouvement  d  inquiétude  agite  l'âme  de  Zéyn.  Préoc- 
cupé d'une  seule  pensée,  il  se  demande  si  ses  tartanes  ne  seraient  pas  envoyées  de  Tunis 
pour  délivrer  le  jeune  héritier  de  ce  royaume.  —  Son  imaginalion  se  représente  une 
latte  lucgale ,  le^uombrc  cl  \n  i'urcu  lui  disputant  cet  ùim  remis  à  su  garde,  rccom- 


615 

maaclé  avec  tant  de  soins,  appelé  avec  tant  de  vœux!  Et  «on  entreprise  inutile, 
«a  mission  déjouée,  la  douleur  de  son  inaîire  sont  des  images  qu'il  ne  peut  consi- 
dérer sans  effroi-  La  seule  idée  qu'on  lui  arrachera  la  vie  plutôt  que  ce  trésor,  lui  apporte 
un  peu  de  calme  ;  et  il  ne  se  rassure  qu'en  reconnaissant  dans  ces  voiles  deux  bâtiraeus 
n'appartenant  à  aucune  nation,  sans  drapeau,  sans  aveu. 

La  brise  les  pousse  avec  rapidité  ;  ils  s'avancent,  le  combat  s'engage.  —  Aussitôt  une 
galère  de  IMalte  paraît  en  mer  ;  c'est  Feruand!  —  En  voyant  son  pavillon  mcuacé  ,  il  ac- 
court ;  mais  quand  il  a  reconnu  le  vaisseau  que  son  cœur  attendait,  par  une  manœuvre 
plus  prompte  il  vole  pour  le  secourir.  —  Il  le  délivre.  —  Les  pirates  se  disposent  à  la 
luite  ;  mais  avant  de  virer  de  bord ,  ils  lâchent  un  double  feu  d'artillerie  et  de  mousque- 
terie. 

Tous  les  marins  étaient  à  leur  poste  de  guerre  ;  et  l'enfHnt  lui-même  ,  impatient  de 
voir  un  combat ,  avait  échappé  à  lu  main  chargée  de  le  conduire  ,  et  s'était  élancé  sur 
le  pont. 

Electrisé  par  le  bruit  et  l'éclat  de  ce  spectacle  ,  il  bondissait  à  chaque  détonation  de  la 
poudre  ;  et  comme  une  étoile  qui  scintille  dans  des  tourbillons  de  vapeur,  les  pierreries  et 
l'or  de  son  costume  brillaient  au  milieu  d  un  nuage  de  fumée. 

Une  dernière  balle  siffle  dans  les  cordages;  elle  atteint  la  poitrine  de  Stéphane  ;  il 
tombe.  —  Et  l'Espagnol  est  encore  couché,  comme  dans  le  désert,  aux  pieds  de  l'Arabe; 
mais  cette  fois  le  sang  coule,  la  vie  s'en  va,  et  tous  les  soins  de  Zéyn  ne  pourront  la 
retenir. 

—  Ah!  malheureui  Sléphano  ,  lui  dit-il,  pourquoi  faut-il  que  tu  sois  frappé  à  l'in- 
stant où  tu  rends  à  mon  maître  un  si  grand  service  ! 

El  d  une  voix  éteinte ,  l'intrépide  Espagnol  répondit  : 

—  Sans  doute  en  expiation  de  mes  crimes  passés  ;  et  c'est  à  loi  que  je  dois  d'emporter 
daus  la  tombe  le  souvenir  d'une  bonne  action.  —  Je  te  recommande  Mikaëla. 

Il  répéta  :  Mikaëla  !  Mikaëla  !  —  Et  ce  nom  fut  son  dernier  soupir. 

L'équipage  donna  une  larme  au  chef  terrassé,  et  son  corps  fut  jeté  à  la  mer.  —  Un 
coup  de  canon  lui  dit  adieu.  —  Puis,  sous  les  ordres  du  contremaître,  la  chiourme  re- 
prit la  rame  ,  sans  répéter  la  chanson  monotone  ;  et  dans  un  religieux  silence ,  le  navire 
continua  sa  marche. 

Pendant  ce  temps ,  Zéyn  avait  fait  monter  le  jeune  prince  à  bord  de  la  galère  de  Malte. 
—  Cinquante  marins  courbés  à  la  manœuvre  relevèrent  la  tête,  et  contemplèrent  le  nou- 
veau passager,  dont  l'âge  et  le  costume  excitaient  leur  curiosité.  —  Fernand ,  sans  remar- 
quer cette  surprise  j  ouvrit  ses  bras  à  l'enfant ,  qui  par  une  attraction  invisible  sélança  vers 
celui  dont  le  mouvement  l'appelait.  —  La  pelisse  brodée  du  jeune  prince  disparut  à  l'iu- 
fitantsous  le  manteau  blanc  du  chevalier;  el  deux  cœurs  qui  se  devinaient  pal pitèreat  long- 
temps l'un  contre  l'autre. 

La  galère  suivait  sa  route,  voguant  de  l'est  à  Touesl;  elle  élincelait  aux  rayons  d'uAM- 


616 

leil  éclatant  ;  et  sous  la  banderole  écarlate  »  la  voile  triangulaire  se  balançait  gracieuse- 
ment dans  le  bassin  de  la  Méditerranée. 

Fcrnand ,  dontlc  trouble  cl  l'émolion  se  trahissaient .  couvrait  ce  jeune  être  de  caresses 
et  l'entourait  de  tous  les  soins  qu'un  père  prodigue  à  son  fils.  — Il  le  conduisit  lui-même 
dans  sa  chambre  de  bord  ;  et  l'ayant  fait  asseoir  sur  ses  genoux ,  et  passant  un  do  ses  bras 
autour  de  son  corps,  il  lui  disait  : 

Oh  î  que  j'ai  de  bonheur  à  vous  voir ,  à  vous  retrouver  !  car  j  e  vous  retrouve  ,  mort 

enfant  !  Vous  ressemblez  si  parfaitement  à  la  gracieuse  image.  .  . .  que  je  m'étais  faite  de 

^ous!!! Ce  sont  bien  ces  traits,  cette  voix,  qui  enchantaient  mon  sommeil!  —  Venez, 

approchez,  parlez...  J'ai  besoin  de  vous   regarder,  de  vous  entendre,  de    vous  tow 

ghe,- 1 Il  y  avait  tant  de  réalité  dans  mes  songes  ,   qu'aujourd  hui  la  réalité  me  semble 

un  rêve  ! 

Et  l'enfant  répondait  : 

Je  vous  reconnais  aussi.  Ma  mère  m'a  tant  de  fois  parlé  de  vous  !  elle  m'a  tant  de  fois 

raconté  la  forme  de  vos  traits,  la  couleur  de  vos  cheveux!  Elle  m'a  dit  que  je  vous  aime- 
rais tout  de  suite  ;  elle  m'a  dit  de  vous  obéir,  de  chercher  à  vous  imiter.  — Et  elle  ajou- 
tait en  soupirant:  La  vertu,  la  gloire,   la  perfection,  le  bonheur  sur  la  terre  ,  c'est 

Fernand! 

A  ces  mots ,  ces  deux  êtres  se  rapprochèrent,  s'unirent  plus  étroitement  encore.  —  Ils 
enlacèrent  leurs  bras  inégaux  :  dans  cet  embrassement ,  Fernand  croyait  presser  l'image 
dAlmaria  ;  l'enfant  croyait  retrouver  les  caresses  de  sa  mère. 

Par  les  soins  de  la  reine,  le  jeune  prince  avait  apporté  avec  lui  de  riches  bagages ,  des 
étoffes  précieuses,  des  tissus  d'or,  des  armes  magnifiquement  montées,  des  pierreries 
d'une  valeur  inestimable. 

Et  ces  richesses  auraient  moins  séduit  la  cupidité  d'un  juif,  ces  armes  l'ambition  d'un 
héros ,  CCS  parures  la  coquetterie  d'une  femme  ,  que  cette  naïve  révélation  damour  ne  sé- 
duisait le  cœur  du  chevalier  d  Ilerraandarez. 

C'élailla  première  fois  que  d'aussi  tendres  aveux  lui  étaient  faits  par  une  bouche  aimée. 
L'clre  quil  adorait  lui  avait  été  ravi  par  le  sort ,  par  la  tcmpcic.  —  11  avait  à  se  plain- 
dre de  linccnslance  des  flots,  et  non  pas  de  l'inconstance  des  hommes.  —  Almaria 
esclave  avait  été  vendue;  sa  jeunesse  et  ses  charmes  appartenaient  à  un  maître  ;  Al- 
maria libre  s'était  donnée;  son  âme  et  ses  pensées  n'appartenaient  qu'à  Dieu  et  à 
Fernand  ! 

Oh  !  quand  il  la  cherchait  sur  les  grèves  ,  quand  il  la  demandait  à  la  mer,  à  la  terre,  au 
ciel,  il  aurait  payé  de  tout  son  sang  l'espoir  qu'elle  eût  emporté  une  pensée  de  lui! 

La  certitude  dune  éternelle  indifférence,  l'impossibilité  d'apprendre  si  son  amour 
même  avait  été  compris,  arrêtait  ses  élans  saiis  les  étouffer,  amortissait   sa   passion  sans 

l'éteindre. Mais  celte  révélation  subite,   ce  bonheur  inespéré  de  savoir  qu'on  avait  si 

fidèlumenl  gardé  sa  mémoire,  ralluma  linccudic.  Il  retrouva  toutes  les  agitations  de  »e» 
premiers  jours  d'ivresse. 


617 

Pern.incî  aimé,  Fcrnand  aimé  d'Alinnria  n'a  plus  le  courage  que  le  malheur  lui  avait 
(lonnô;  il  se  livre  à  ce  Ion  iiil  <lc  joie  fjiii  iiioiule  son  roMir;  il  se  i  énèlc  :  Je  suis  aim«;  cl'Al- 
Mi.iri;i!  —  Kl  plnstîo  soiniiuil  ,  plus  <!(•  repos  pour  lui.  —  11  esl  alisorbé  par  une  |)cnsée 
unique,  investi  par  «les  iin.iges  brùlanles;  il  nie  vil  que  lorsqu  il  cnlcnd  des  paroles  qu* 
cxalleiil  son  délire,  il  écoule  Moliauied,il  inlcrrogo  Zéyn  :  el  quand  Zéyn  lui  raconte  que 
la  reiue  avait  pili  eu  appienanl  qu  il  avail  prononcé  ses  vœux  de  chevalier,  il  pâlit  à  soa 
tour  ;  il  enirevoil  une  de.-tinée  éclatante ,  et  semble  anéanti  par  une  vision  céleste.  — Ses 
vii'uv  le  fjilignent  comme  de  louidcs  chaînes.  Pourquoi,  se  demande-t-il ,  pourquoi  les 
avoir  formés?  pourquoi  ne  pas  les  rompre?  —  Le  grand-maître  lui  même  en  a  conçu  la 
crainte  !  ce  n'est  donc  [las  une  chose  iuipos>.iLle  !  —  Le  vieux  uionarfpie  peut  mourir,  la 
reine  cesser  délie  esclave  ,  le  chevalier  devenir  libre....  Amour  el  liberté  !....  Il  J  a  donc 
une  chance  de  lélicilé  parf.rite  ! 

El  lauilis  qu'il  était  agile  par  ces  combats,  dévoré  par  ces  pensées,  son  vaisseau  l'cm- 
porlait  V(  rs  un  but  qu'il  avait  oublié.  —  11  aboide  eu  Espagne  ;  et  à  tout  ce  qu'il  rencou- 
trait  sur  celle  heureuse  lerre  où  Alniaria  recul  le  jour,  il  aurait  voulu  dire  : 

—  Elle  n'a  point  péri  ;  rcltnue  loin  de  nous  parla  force,  elle  n'a  point  abandonné  son 
pays;  elle  lui  envoie  son  cœur,  ce  cju'cUe  a  de  plus  cher:  voilà  son  sang,  voilà  ses  traits, 
voilà  son  Cls. 

Et  c'est  en  tenant  ce  fils  dans  ses  bras  qu'il  arriva  sous  les  voûtes  du  palais  de  Murcîe 
pourcon>oler  la  vieillesse  cl  la  solitude.  Il  y  avait  dans  cet  enfant  de  la  joie  pour  tous  : 
pour  i'jlluslre  chef  d'une  famille  au  moment  de  s'éteindre  ,  cncoie  un  avenir;  pour  une 
mère,  encore  des  caresses;  et  pour  Fcrnand,  un  bonheur  plus  incllablc  ;  car  ainsi  que 
l'a  dit  un  poète  inconnu  : 

Tous  ces  rêves  brillans  dont  l'homme  est  si  charmé, 
La  gloire  et  l'avenir...  qu'est-ce  auprès  dêlre  aimé? 

SACRIFICE. 

Le  solitaire  palais  de  Murcie  retentissait  d'un  bruit  nouveau  et  s'anituait  d'un  mouve- 
ment inaccoutumé.  La  vie  était  renirce  dans  celte  silencieuse  demeure  ,  une  joie  était  re- 
venue dans  ce  lieu  de  douleur,  une  espérance  p.iimi  ces  découragomcns.  —  C'était 
comme  celle  clarté  du  matin  qui  blanchit  le  ciel  sombre,  comme  ce  soleil  de  mai  qui 
réveille  la  nature,  qui  rend  la  sève  an  tronc  épuisé,  les  feuilles  vertes  aux  branches  noi- 
res; c'était  comme  le  jeune  printemps  qui  fait  sourire  le  vieux  saule. — Et  l'aïeu!  souriait, 
et  la  duchesse  versait  des  |iliurs  en  pressant  sur  son  sein  l'enfant  qui  ressemblait  à  sa  fdle. 
Ses  larmes  coulaient  i^lus  (.louées  quand  elle  enldulait  cet  enfant  répéter  que  sa  mère, 
dans  ses  adieux  ,  lui  avait  dit  tout  bas  qu'elle  reviendrait  en  Europe. 

Des  consolations  inallendues  renaissaient  aux  cœurs  des  nobles  infortunés;  et  les  pro* 
messes  des  |Ours  à  venir  leur  faisaient  oublier  les  tlésespoirs  des  jours  passés.  —  Ce  rejc' 
tou  si  long-temps  désiré  ,  cet  être  dont  la  naissance  ,  la  conservation  et  l'arrivée  étaient 

41 


GIS 

autant  de  prodiges  ,  leur  causait  une  de  ces  joies  que  la  surprise  augmente ,  un  de  ces 
étonnemeus  qui  accompagnent  les  bonheurs  providentiels. 

Philippe  IV  l'avait  reconnu  pour  leur  héritier ,  et  lui  avait  accordé  la  transmission  des 
biens  ,  des  Gefs,  des  titres  et  des  prérogatives  que  possédait  lilluslrc  maison  dllcrmanda- 
rcz  ,  dont l'infaligablcrenommée  ,  toujours  croissante,  avait  été  des  saintes  murailles  de 
Jérusalem  aux  brillans  remparts  do  Grenade,  et  des  palmiers  de  la  Palestine  aux  forêts 
du  Kouveau-Monde. 

L'Espagne  se  réjouissait  devoir  se  perpétuer  un  nom  inscrit  depuis  si  long-tomps  dans 
le  livre  de  ses  gloires.  El  celui  qui  venait  de  recevoir  ce  nom  se  monliait  déjà  digne  de 
le  porter.  —  Un  éclair  brillait  dans  ses  yeux  comme  un  reflet  du  soleil  sous  lequel  il  était 
né  ;  il  avait  l'ardeur  des  peuples  de  l'aurore  ,  sans  en  avoir  la  mollesse.  Le  luxe  des  jar- 
dins et  des  palais  d'Occident  ne  pouvait  l'étonner;  il  avaitvu  sousun  ciel  plus  beau  toutes 
lessplendeurs  du  trône.  —  Aucun  objet  frivole  n'arrêtait  sa  pensée.  Mais  il  attachait  ses 
regards  sur  le  fer  rouillé  des  armures  ;  mais  il  lisait  avec  amour  les  pages  héroïcjues  des 
annales  de  la  vieille  Espagne.  —  11  n'aimait  qu'à  montera  cheval  ,  à  franchir  des  bar- 
rières ,  à  manier  des  armes.  Ses  plaisirs  étaient  sérieux,  ses  di\erlisseinens  chevaleresques; 
son  goût  était  le  mouvement.,  son  ambition  la  gloire,  son  instinct  la  guerre  ! 

On  conçoit comljien  de  telles  dispositions  rendaient  ce  jeune  héritier  cher  au  vieux 
duc,  et  avec  quelle  orgueilleuse  confiance  il  lui  remettait  ses  titres  et  le  décoraitde  son 
écusson  ,  qui  était  : 

MI-PARTI    GUEULES    ET    SABLE    A    l'ÉPÉE 

d'abgeivt  accompagné  en  chef 

DE  TROIS  CROISSANS   d'oR 
RENVERSÉS  SUR  UN 

CHAMP  d'azur. 

Fernand  avait  accompli  l'important  devoir  de  remettre  cet  enfant  à  sa  famille.  Il  avait 
été  appelé  et  était  accouru  ;  il  avait  rencontré  des  dangers,  et  les  avait  bravés  ;  il  avait  vu 
souffrir,  el  avait  consolé.  Il  avait  appris  des  secrets  de  tendresse  qui  réalisaient  toutes  les 
ambitions,  tous  les  rêvesde  son  cœur.  —  Les  obstacles  s'aplanissaient  au-devant  de  ses 
pas;  le  bonheur  se  présentait  à  lui  pur,  prochain  ,  facile  ;  et  cependant  une  grande  iti^- 
tesse  s'était  emparée  de  son  âme.  , , 

Il  savait  qalbrahim  succomberait  bientôt  à  son  âge  et  à  ses  souffrances;  il  savait  que 
pour  propager  lillustralion  d'une  antique  race,  Halte  relevait  quelquefois  dos  vœuxqu'ou 
avait  contractés;  il  savait  qu'Almaria  laimait  !  Quelle  pensée  pouvait  donc  l'effrayer,  cl 
qu'est-ce  qui  pouvait  l'arrêter  ? 

Ab  !  c'était  le  découragement  d'une  vie  trop  éprouvée  ,  le  mécoutenlcnicnl  d'unir  deux 
coeurs  flétris  par  les  revers  ;  c'étaient  des  souvenirs  amers  jetés  dans  une  union  si  douce; 
c'était  l'effroi  du  malheur,  ce  cri  qui  retentit  long-temps  après  les  infortunes,  cl  qui  em- 
pêche de  croire  à  la  félicité. 

Peu  du  temps  s'était  écoulé  lorsque  des  nouvelles  de  Tunis  auuouccrent  que  le  roi  était 


619 

mort,  elqu'Almaria,  reuQiiraut  au  trône  pour  elle  et  pour  soa  Gis,  se  disposait  à  rete- 
nir  en  Espagne. 

O  forluné  retour!  félicilc  immense,  mais  tardive! — C'est  Lien  là  le  sort  :  c'est  lui 
toujours  le  même,   qui   brille  quand  nos  ynux  affaiblis  ne  peuvent    plus  soutenir  sa  lu- 
mière, qui  nous  prodigue  le  pain  quand  lappétit  nous  manque  ,  et  nous  envoie  le  Iriom- 
phe  alors  qu  il  faut  mourir.' 

Les  vieillards,  épuisés  parles  larmes,  avaient  de  la  peine  à  supporter  toute  leur  joie. 
ElFernand,  qu'une  pensée  vague  ébranlait;  Fernaud,  si  faible  à  une  espérance  loin- 
laine,  s'arma  do  courage  contre  l'approcbe  de  faut  de  séduclions.  —  Elle  revient  ,  se  di- 
sait  il  ;  elle  revient ,  elle  compte  sur  moi ,  peut  être!  —  Celle  idée  le  presse,  le  sollicile  , 
et  se  présente  toujours  brûlante  à  son  esprit.  Comment  pourra-t-il  résister?  Comment 
trouvera- t-il  la  force  de  s'arracher  au  bouLear  dangereux  qui  le  menace  ?  Ah  !  c'est  que 
les  hautes  vertus  tcnlent  les  nobles  ûmcs  !  Les  sacriûces  ordinaires  n'éveillent  en  nous 
quun  vulgaire  courage  ;  ils  sont  plus  simples  et  plus  dilticiles  :  les  sacrifices  immenses 
nous  soutiennent  par  leur  propre  grandeur.  —  Le  caur  de  Fernand  s'exhalait  en  soupirs 
douloureux  ;  et  Zcju  l'entendait  exprimer  ainsi  ses  souffrances  : 

Almaria  !  mon  auge  !  ma  sœur  !  vous  qui  n'avez  pas  pu  être  ma  compagne  ,  vous  reve- 
nez, je  m'exile  a  jamais;  vous  allez  retrouver  ces  lieux,  je  dois  les  quilter;  vous  vous 
rapprochez  de  mol,  je  dois  vous  fuir.  Ah!  ccpeuJaut  si  je  pouvais  vous  revoir,  vous  re- 
voir un  seul  jour,  ce  jour  rachètcruit  des  années  de  martyre.  —  Mais  après...  je  ne  pour- 
rais plus  porter  mes  regard;  ailleurs,  je  ne  serais  plus  maître  de  mes  actions,  de  mes 
mouvcinens,  dénies  devoirs  ,  de  uia  volonté! 

El  au  milieu  des  tentations  qui  l'assiègent,  ilsouffrc,  il  se  débat ,  il  a  besoin  d'un  hé- 
roïque effort  pour  sortir  de  ce  palais  ,  oii  l'ombre  d'Almaria  exerce  sur  lui  tant  d'empire. 
—  C'est  parce  que  l'effort  était  héroïque  qu'il  l'entrepi-it.  Mais  il  n'attendit  pas  qu'il  fût 
impossible ,  il  n'attendit  pas  qu'elle  fût  revenue  ;  il  ne  brava  pas  sa  présence  ,  il  ne  fut 
pas  téméraire,  il  fut  malheureux;  et  c'est  dans  les  bras  du  graud-maitre  qu'il  alla  réfu- 
gier sa  douleur. 

Ses  traits  altérés  portaient  l'empreinte  des  déchircmens  de  son  àme.  Son  corps  affaibli 
marquait  la  violeucede  la  lutte  qu'il  soutenait. 

En  vain  lamilié,  en  vain  Ihouneur  lui  f.iJjaiont  entendre  leurs  voix  puissantes;  il  en- 
tendait d'autres  accens.  —  Ilevoir  Almaria  !  pensée  enivrante,  vous  le  jetiez  dans  de  pro- 
fonds délire^.  Tiompre  ses  voeux!  pensée  terrible,  vous  avitz  aussi  votre  énergie;  et  c'est 
là  qu  il  retrempait  la  sienne. 

Il  n'appartient  à  rien  d'Iiumain  d'apaiser  les  grands  bouleverscmens  de  l'àme. Ami- 
tié ,  vous  consolez,  vous  ne  guéiissez  pas.  Honneur,  vous  ne  donnez  qu'une  fermeté  ap- 
parente et  qa»  n'empêche  pas  de  mourir  intérieurement. — La  religion  seule  enveloppe  nos 
maux  passagers  ds  ses  consolations  éternelles  ;  et  sous  cet  abri  encore  la  vie  a  ses  combats 
sous  ce  manteau  sacré  le  cœur  de  l'hoiamc  souffre  et  palpite.  — Fernand  comptait  un  à 
Un  tous  les  sacrifices  qu'il  avait  à  faire. 

41. 


G20 

II  ne  foulera  plus  le  sol  que  doivent  fouler  encore  les  pas  d'Almaria;  il  ne  respirera  plus 
la  fleur  qu'elle  aura  touch(5e,  les  venls  du  soir  ne  porleronl  jilus  ses  clianls  à  l'oreille  do 
sa  bien-aiinée.  Il  n'ira  plus  sur  la  barque  fragile  confier  ses  amours  nu  courant  du  fleuve, 
se  pencher  au  balcon  ,  respirer  la  fraî.  lieur  des  nuits  ,  promener  ses  regaids  d'étoile  en 
étoile,  et  demander  à  laslrc  le  plus  brillant  si  ce  n'est  pas  dans  ses  rayons  que  naquit 
son  angélique  amante.  —  Il  ne  parcourra  désormais  que  les  rochers  de  son  île  et  les 
mers  orageuses  ;  il  ne  cherchera  que  les  combats  et  les  ausières  devoirs. 

Cependant  Almaria  revenait  ,  et  ses  projets  étaient  bien  au-ilessus  des  prévisions  hu- 
maines. Elle  ne  pouvait  plus  se  caclicr?  elle-même  la  passion  qui  l'animait.  L'absence 
avait  développé  cet  amour .  plante  vive  qui  avait  grandi  sur  la  terre  étrangère. — Sur 
celte  terre  soumise  et  idolâtre,  où  l'on  obéissait  à  sa  puissance,  où  l'on  rendait  un  culte 
à  sa  beauté,  accablée  d  hommages,  entourée  de  respects,  elle  était  isolée  d'alfections;  et 
sa  pensée  allait  incessamment  chercher  au-delà  des  mers  ces  sympalhiessecrèles  ,  ces  liens 
intimes  qui  lui  manquaient ,  et  f[ui  seuls  ralt  ichent  à  lexislence.  La  tendresse  de  Fer- 
nniid  lui  était  connue.  Mais  lorsqu'elle  eut  appris  les  larmes  qu'il  lui  avait  données,  ses 
renoncemens  à  tous  Its  intérêts  de  la  vie,  elle  sentit  avec  plus  de  force  cette  passion  non 
étouffée  et  toujours  combattue.  —  Zéjn  n'avait  rien  oublié  ,  et  le  cœur  d'Almaria  avait 
tout  compris. 

(luel  délicieux  avenir  s'offrait  encore  à  elle  !  la  patrie  retrouvée,  la  famille  complète, 
l'amour  sanctifié  par  le  mariage  !  Elle  pouvait  avoir  un  sort  digne  d'envie.  Le  monde  au- 
rait battu  des  mains  à  celte  union  éprouvée  par  tant  de  revers  ,  méritée  par  tant  de  con- 
stance.   Mais  Almaria  était  difficile  en  bonheur.  —  La  crainte  d'un   remords  enjpoi- 

sonnerait  pour  elle  les  biens  les  pins  doux.  Manquer  à  ses  premiers  engagemens,  ilésirer 
que  l'ernand  consente  à  trahir  les  siens,  croire  une  félicité  possilile  entre  ces  deux  par- 
iures  !  non;  elle  a  trop  besoin  d'admirer  ce  (|u'elle  aime.  —  Le  devoir  lui  était  cher... 
encore  plus  que  l'amour,  et  la  gloire  de  Fernand  plus  indispensable  que  Fernand  lui- 
même. 

Elle  ne  rentra  pas  sous  les  voûtes  dorées  du  palais  de  sa  famille;  ce  ne  fut  qu'au  mo- 
nastère dAvila,  et  en  relevant  le  voile  épais  qui  pour  jamais  la  séparait  du  monde, 
fiu'elle  vit,  de  loin  en  loin  ,  les  seuls  êires  que  la  règle  des  caiméliles  lui  permettait  de 
revoir  :  son  père  ,  sa  mère  et  son  fils. 

Et  puis  tous  les  jours  ,  à  toutes  les  heures  du  jour,  le  silence  et  la  solitude  du  cloître , 
ces  pratiques  invariables,  ces  exercices  déterminés,  ces  travaux  mesurés,  ces  prières  con- 
claules;  et  à  côté  de  tout  ce  (]iii  règle  cl  subjugue  l'esprit,  tout  ce  qui  ré|)rime  et  mor- 
tifie la  chair  :  les  instans  du  sommeil  cakuh'S,  les  paroles  conqîlécs,  les  jeûnes  frétpiens, 
l'abstinencu  perpétuelle. 

Ainsi  la  belle  Almaria,  la  noble  lille  de  l'Espagne,  la  reine  de  Tunis,  sélait  soumise  à 
ce  ioug  sévère.  —  Elle  com.hail  sur  une  planche  étroite  couverte  de  paille;  elle  portait 
hur  ses  meudires  frêles  l'habit  de  laine  rude  ,  autour  de  ses  pieds  délicats  des  sandales  de 
corde  ;  les  niaibics  du  sanctuaire  élaieul  mouillé»  de  ses  hirmes.  Cependant  clic  n'avait 


G21 

point  de  crime  à  expier,  sn  vie  pure  n'nv.iit  poinl  de  remords;  mais  devant  Dieu  elle  se 
reprochait  ce  temps  où  des  élans  secrets  envoyaient  à  Fernand  les  pensées  d'un  cœur 
quelle  devait  cutièremenl  à  son  cponi  ;  elle  se  reprochait  ce  sentiment  dominateur,  ex- 
clusif, dont  rcnlraiucmeut  éloigne  et  dégoûte  de  tout,  ce  sculimcnt  que  l'abscuce  n'avait 
fait  qu'cicitér,  et  qu'une  retraite  austère  cl  sainte  devait  calmer. 

Ah  !  les  passions  ont  beau  faire  ,  elles  out  beau  se  présenter  sous  les  plus  gracieuses 
formes  et  les  plus  fraîches  couleurs;  elles  out  beau  prendre  des  figures  charmantes,  une 
voi.v  do  ucecu  relcnlissaiitcj  et  nous  crier  :  Ami ,  restez  ;  restez  avec  nous  ;  nous  donnons 
le  bonheur,  nous  sommes  toutes  puissantes,  nous  sommes  éternelles  ;  les  plus  opiniâtres 
ne  résistent  pas  à  ces  faligucs  du  corps;  leur  n.mimc  séleint  daus  cette  froide  atmos> 
phère  ,  et  leur  trouble  s'apaise  dans  celle  paix  profonde. 

Les  devoirs  d'épouse  et  de  rciue ,  la  distance  ,  les  mers  ,  les  janissaires  ,  la  triple  en- 
ceinte du  sérail  n'avaient  |>u  empêcher  l'ardente  pensée  d'Almaria  de  s'élancer  vers  Fer- 
nand ,  et  le  simple  rideau  qui  couvre  la  grille  du  cloître  l'en  avait  séparée  pour  jamais.  » 

Une  idée  liés  chrélienne  a  pré.-iJé  à  la  composition  de  ce  roman.  Il  faut  en  féliciter 
l'aulcur  :  on  peut  le  lire  sans  danger.  C'est  partout  l'amour  chaste  et  pur  des  âmes  ver- 
tueuses :  les  idées  religieuses  dominent  dans  cet  ouvrage.  On  y  rend  perpétuellement 
hommage  à  la  foi  calholique.  C  esl  un  progrès  louable. 

Mais  ce  que  nous  ne  pouvons  louer,  c'est  la  marche  décousue  du  roman;  c'est  la  lan- 
gueur avec  laquelle  il  se  traîne  de  faiîs  en  faits  ;  c'est  le  défaut  d'ensemble  dans  le  lout , 
c'est  l'invraisemblance  des  évèucmcns  et  la  gaucherie  avec  laquelle  ils  sont  préparés;  ce 
sont  les  descriplions  froides,  sans  intérêts ,  vagues,  banales,  que  lauleui  prodigue  à  tout 
propos,  soit  des  lieux,  des  décorations;  soil  des  vêleinens  ,  des  armes  et  des  personnes. 
Les  comparaisons  manquent  per|-.étuel!ement  de  justesse,  de  goùl  et  de  clarté.  Ainsi  pour 
nous  donner  une  idée  du  visage  céleste  d  Almaria  qui  répandait  la  paix  autour  d'elle,  il 
dil  :  •  Une  étoile  dissipe  l'obscurité  de  la  nuit ,  un  grain  d'encens  suffit  pour  parfumer  un 
temple,  un  seul  ange  sur  terre  donnerait  presque  une  idée  parfaite  du  ciel.  »  Que  signifie 
ce  qui  suit  :  «  Ces  trésors  ,  ces  palais,  etc. ,  il  les  maudissail  comme  autant  d'obstacles  an 
vœu  qn'il  aurait  pu  former;  et  il  n'en  formait  point  :  (7  laissait  aller  son  âme  vaguement  et 
sans  but  sous  des  parfums  d'aloés,  des  regards  de  femme  et  la  molle  impression  de  ce  séjour...» 

Il  rêvait  à  des  combinaisons  d'avenir,  a  des  chants  heureux,  et  son  espril  s  égarait 

dans  lies  pensées  errantes  et  coufuses,  comme  les  légers  nuages  de  fumée  qui  s  échap- 
paient do  son  cigare.»  Voici  ce  qu'il  dil  du  navire  qui  portait  Almaria  :  «  Elégamment 
pavoisé ,  tout  brillant  de  guirlandes  suspendues  à  ses  mâts  et  dans  ses  cordages ,  il  se  balan- 
çait frappe  par  des  vents  opposés  ;  il  semblait  comme  un  nageur  limicle  qui  s'incline  cl  se 
redresse  avant  de  plonger  dans  les  flots  ;  il  relevait  sa  proue,  se  penchait  en  arrière,  comme 
on  cheval  qui  liépigne  et  se  cabre  au  moment  de  s'ebmcer  dans  l'espace  qu'il  va  parcou- 
rir. •  l'enl-on  sérieusement  s'iinéUr  à  dire  de  |iar(  illes  choses? 

l>isez  encore  les  lignes  suiv.inles  :  "  Quelques  uns  de  ces  gens  étaient  velus  d'un  simple 
pantalon  rayé,  ainsi  que  des  marius  qui  se  disposent  à  la  pèche  ;  le  reste  portait  la  guêtre 


G22 

de  cuir,  la  calotte  couric,  le  coslnme  léger  des  chasseurs.  8l('pliano,  rpiî  paraissnit  leur 
maître,  le  feutre  sur  la  têlc  ,  les  pistolets  à  la  ceinture,  était  tkliout ,  imnioliilo  ,  les  hras 
croisés.  IMais  il  travaillait  plus  qu'eux;  —  il  |H'nsail.  » 

Qu'y  a-t-il  en  tout  cola  diotércssaut  ^  que  uous  foui  à  nous  les  guêtres  de  cuir,  le  pan- 
talon rayé  ,  les  culottes  courtes,  les  vestes  ?  muis  tout  cela  n'est  rien  en  comparaison  de 
la  réflexion  de  l'auteur  :  «  Stéphane  travaillait  plus  qu'eux  :  —  il  pensait.  »  Que  veut 
donc  dire  raufcnr?  Les  autres  hommes  ne  pensaient  donc  pas?  Où  donc  M.  J.  de  Ressé- 
gaier  a-t-il  vu  que  les  hommes  ne  pensent  pas  ?  cela  est-il  philosophique?  ne  pourràil-on 
pas  en  induire  que  l'auteur  n'est  pas  fort  sur  la  métaphysique,  et  notamment  sur  la  psyco- 
logie  ?  Des  critiques  avoueront  peut-être  que  si  ce  livre  n'est  pas  une  preuve  que  l'homme 
ne  pense  pas,  il  est  au  moins  une  preuve  que  heaucouji  d  hommes  pensent  faiblement. 
M.  J.  de  Ilességuier  nous  dit  ensuite  que  «  les  projets  que  Siéphano  roulait  dans  sa  tête, 
imprimaient  les  plis  de  1  âge  sur  son  jeune  front.  —  Que  ses  yeux  assez  grands  étaient  k 
demi  cachés  par  un  large  sourcil,  que  ses  traits  semblaient  animés  par  une  passion  indé- 
finissable, etc.  »  Ainsi,  quand  vous  verrez  des  rides  ,  des  fronts  plisses,  de  longs  sour- 
cils, dites  :  cet  homme  pense.  Ne  voilà-t-il  pas  un  bon  symbole  de  la  pensée  !  Non,  la 
pensée  ne  se  manifeste  point  par  de  tels  signes.  Les  chagiins  et  les  douleurs  opèrent  lc8 
marques  précoces  de  la  caducité;  mais  la  douleur  est  un  senlimeul;  et  penser  et  sentir 
ne  sont  pas  absolument  synonymes. 

Nous  pourrions  multiplier  les  cilalions  ;  mais  en  voici  assez  pour  conclure  que  cet  ou- 
vrage n'est  pas  d'une  bien  haute  portée.  On  ne  trouve  un  véritable  intérêt  que  dans  un 
seul  endroit,  et  cet  endroit  est  le  dénouement.  C'est  le  morceau  qu'on  vient  de  lire. 

J.-A.  JUIN  D' ALLAS. 


UNE  APOSTASIE, 

PAR  M.  EMILE  DE  LACOMBE. 


I 


Un  jeune  et  estimable  professeur  vient  de  se  faire  honorablement  con- 
naître, en  livrant  à  l'impression  un  ouvrage  qui  a  pour  titre  une  Jjyosta- 
sie.  Membre  de  l'Université,  M.  de  Lacombe  a  vu  dans  le  collège  même 
oîi  il  professe,  un  abbé  son  commensal,  qui  avait  déployé  tous  ses  moyens 
pour  combattre  l'Université ,  révéler  par  une  chute  éclatante  toute 
la  perversité  de  son  cœur.  Et  aussitôt  il  saisit  sa  plume  tour  a  tour 
sévère,  gracieuse  ,  ou  légère,  et  il  esquisse  le  portrait  de  celui  (jui  est 
'objet  rrici  aposixsie.  On  aura  peine  à  croire  le  parti  que  l'habile  piofes-' 


623 

seur  a  tire  de  cet  événement.  Groupant  autour  de  l'abbé  de  Breuil  plu- 
sieurs personnages  dont  le  caractère  est  heureusement  dessiné ,  il  amène 
naturellement  celte  combinaison  d'aventures  enchaînées  les  unes  aux 
autres ,  qui  fixent  l'attention  du  lecteur  sur  le  personnage  principal.  Pro' 
gression  d'incidens  qui  augmentent  sans  cesse  l'intérêt  et  redoublent  la 
curiosité,  peinture  fine,  agréable  et  vive  des  mœurs  ou  des  ridicules: 
M.  de  Lacombe  met  tout  en  usage  pour  donner  à  son  ouvrage  ce  tout" 
original  qui  lui  a  mérité  déjà  tant  de  succès. 

Julie,  héroïne  qui  contraste  admirablement  par  sa  candeur  et  sa  beauté 
avec  le  portrait  de  l'abbé  de  Breuil  ;  Luceval,  gai,  vif,  spirituel;  Char- 
les digne  d'un  meilleur  sort;  M.  de  Valory,  type  d'un  heureux  épicurien  ; 
Chalancey,  helléniste,  grand  admirateur  de  Pindare,  offrent  des  tableaux 
qui  p'airont  à  toutes  les  classes  de  lecteurs.  Mais  ce  qui  intéresse  vive- 
ment, ce  qui  saisit  lame,  l'émeut  doucement,  ou  la  transporte  d'indi- 
gnation, c'est  l'innocence  poursuivie  par  de  Breuil.  Cet  homme,  dont 
le  cœur  agité  par  des  passions  fougueuses ,  ne  reconnaît  plus  de  bornes , 
se  précipite  dans  un  abîme  dont  il  n'a  point  su  calculer  la  profondeur. 
D'abord  il  aime; ensuite,  irrité  par  un  refus,  il  devient  criminel  et  se  fait 
protestant.  Ici  la  scène  est  attachante  et  terrible  ;  l'homme  se  dévoile  tout 
entier  dans  le  prêtre  parjure,  son  cœur  orageux  est  pour  lui  un  enfer. 
Au  moment  où  sa  victime,  tranquillement  assise  sur  un  banc  de  gazon, 
se  laisse  aller  au  cours  de  ses  pensées  et  réfléchit  à  ces  instans  où,  près 
de  Charles  son  fiancé,  la  vie  était  pour  elle  une  ivresse  et  un  enchante- 
ment! de  Breuil  lui  apparaît  debout,  immobile,  possédé  par  la  colère, 
l'amour ,  la  haine ,  la  pitié.  Il  lui  révèle  un  funeste  secret ,  et  bientôt 
Julie  sent  son  cœur  brisé  par  la  douleur  et  voit  son  avenir  autrefois  plein 
de  charmes,  détruit  pour  toujours.  Je  m'arrête;  le  lecteur  intelligent 
saisira  facilement  le  but  de  l'auteur.  Eclairé  à  la  vue  de  ce  sinistre  ta- 
bleau ,  il  reconnaîtra  l'avantage  que  l'Université  peut  retirer  d'une  Apo- 
stasie. L'ouvrage  de  M.  Emile  de  Lacombe,  qui  d'abord  ne  semble  promet- 
tre que  la  peinture  de  l'intérieur  d'un  collège  ,  s'agrandit  par  une 
heureuse  disposition  de  scènes  singulièrement  variées  ;  il  plaît  par  un  style 
proportionné  au  sujet  et  mérite  d'être  distingué  ,  aujourd  hui  que  nous 
voyons  surgir  de  toutes  parts  des  milliers  d'ouvrages  qui  ne  sont  pas 
moins  une  école  de  mauvais  langage  que  de  mauvais  goût. 


624 

Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  transcrire  ici  un  fragment  ^une  Apos- 
tasie,  qui  mérite  de  figurer  dans  les  Soirées  Européennes. 

«  Octobre  fait  place  à  novembre,  et  le  pâle  automne  en  s'enfuyant  dé- 
pouille les  forêts  de  leur  feuillage  vert.  Tout  est  triste  ,  et  dans  les  vallées 
et  sur  les  coteaux  qui  retentissaient  naguère  du  chant  joyeux  des  vendan- 
geurs. Les  premiers  froids,  précurseurs  de  l'iilver.  se  sont  fait  sentir  et  ont 
chassé  à  la  ville  la  plupart  dos  propriétaires  des  jolies  maisons  siiuées  sur 
les  bords  de  la  Loire.  A  peine  si  l'on  voit  parfois  quelque  promeneur  soli- 
taire venir  à  la  chute  du  jour  pour  assister  au  deuil  de  la  nature.  Cepen- 
dant ces  gazons  qui  jaunissent,  ces  arbres  qui  se  dépouillent,  ces  (euilies 
qui  se  balancent  dar.s  les  airs,  ces  oiseaux  voyageurs  qui ,  par  troupes 
nombreuses  traversent  le  ciel  et  vont  chercher  des  zones  lenifiérécs  ;  cetie 
Loire  qui  se  plaint  à  ses  rives,  ce  vent  qui  gémit  dans  le  silence  des 
grands  bois  ,  inspirent  à  l'àme  une  tendre  mélancolie  !  Ces  débris  ijui  lui 
présagent  le  sort  qui  attend  lous  les  hommes,  loin  d'aiiristir  Julie,  la 
remplissent  de  je  ne  sais  quelle  espérance  toute  de  mystère  et  de  char- 
me    C'est  qu'elle  sent  que  la   terre  n'est  pas  sa  patrie,  c'est  qu'elle 

aspire  au  jour  où,  se  dégageant  de  la  prison  des  sens,  elle  ira  se  réunir 
aux  êtres  chéris  que  la  mort  lui  a  ravis...  le  soleil  dorait  à  peine  de  ses 
feux  mourans  la  cime  des  arbres  ilu  parc  de  Bassigny.  Aladame  l\en«.e- 
ville  avait  des  lettres  à  écrire;  Julie,  voulant  profiter  de  la  belle  soirée 
qui  invile  à  la  promenade  ,  prend  un  volume  de  Bernai  din  de  Saint- 
Pierre  ,  et  va  dans  le  parc.  Elle  lit  deux  ou  trois  pages  ,  referme  ensuite 
le  livre,  puis  se  laisse  aller  au  cours  de  ses  pensées.  Elle  réfléchii,  la  jeune 
fil!e,à  ces  deux  moiscpii  viennent  des'écouler.  Heureux  lempsdes  vacances! 
oh!  comme  il  a  fui  rapidement!  (jue  n'a-l-elle  pu  en  prolonger  le  cours!... 
il  y  a  quinze  jours  encore  ,  son  promis,  son  Charles,  l'acconipagnait  en 
ces  lieux  !  il  est  parti  !  le  reverra-t-elle  jamais.^...  Elle  s'assit  sur  u)i  l);inc 
de  gazon  ;  il  y  avait  à  peine  cinq  minutes  qu'elle  y  était,  lorsque,  levant  la 
tête,  elle  aperçut  devant  elle  de  IJreuil  immobile.  —  Vousi;e  m'attendiez 
pas  sitôt,  dil-il.  Julie  frissonna  à  son  aspect,  et  voulut  appeler  à  son  se- 
cours. —  Ne  criez  pas,  lui  dit-il  d'un  air  délern)iné,  vous  n'avez  rien  à 
craindre  de  moi;  je  veux  vous  parler,  voilà  tout.  —  i^Ionsieur,  laissez- 
moi.  De  Breuil,  la  saisissant  par  la  main,  la  foi  ça  de  s'asseoir,  et  s'assit 
près  d'elle.  —  Ecoutez^  dit-il;  vous  savez  les  larmes  que  jai  versées,  le 


625 

désespoir  auquel  je  me  suis  livré  ;  ch  bien  I  je  vous  pardonne  tout  le 
mal  que  vous  m'avez  lait ,  j'oublie  vos  froideurs,  vos  dédains,  vos  mé- 
pris, j'oublie  tout,  je  vous  renouvelle  l'offre  de  ma  main  et  de  ma  for- 
tune. —  Vous  le  savez,  monsieur,  je  ne  puis  être  à  vous;  j'ai  disposé  de 
mon  cœur  en  faveur  d'un  autre,  cessez  donc  de  me  poursuivre  ainsi.  Elle 
se  leva  de  nouveau.  —  Belle  fiancée  ,  arrêtez  ;  vous  croyez  ([ue  vous  avez 
porté  le  désordre  dans  mon  esprit,  la  révolte  et  la  perturbation  dans 
mes  sens,  l'enfer  dans  mon  cœur  ,  et  que  je  vous  verrai  passer  aux  bras 
de  Charles!...  Sachez  donc  que  vous  ne  pouvez  être  à  lui  ;  soit  que  vous 
acceptiez,  soit  que  vous  refusiez  ma  main,  vous  ne  le  pouvez  plus  !... 
11  y  a  deux  mois,  lorsque  vous  m'avez  poussé  à  bout ,  j'écoutai  la  voix  de 
mon  désespoir.  Une  idée  inspirée  par  Satan  s'empara  de  moi  ,  je  la  saisis 
avec  transport ,  j'allai  trouver  une  femme  que  j'avais  achetée,  je  lui  or- 
donnai de  vous  verser,  à  la  fin  du  bal ,  un  narcotique  dans  les  rafraîchis- 
semens  que  vous  lui  demanderiez...  puis  elle  m'introduisit  près  du  vous... 
Vous  vovez  bien  que  vous  ne  pouvez  plus  appartenir  à  Charles.  —  Ah! 
malheureux!  lui  dit-elle...  elle  tomba  sans  vie  sur  le  gazon.  De  Breuil  con- 
sidéra quelques  insians  sa  victime  privée  de  vie  à  ses  pieds.  Son  àme 

était  tour  à  tour  possédée  par  la  colère,  l'amour,  la  haine  ,  la  pitié 

Ce  dernier  senlinient  l'emporta,  une  larme  vint  humecter  sa  paupière,  en 
voyant  celte  jeune  et  belle  existence  qu'il  avait  flétrie,  qu'il  avait  con- 
damnée aux  pleurs  ,  au  désespoir  ;  il  avait  brisé  ce  cœur  si  tendre,  si  af- 
fectueux, il  était  parvenu  à  rendre  la  pauvre  fille  aussi  malheureuse  que 
lui.  11  se  mit  à  genoux  devant  elle  ,  et  tandis  qu'il  s'occupait  du  soin  d'es- 
suyer le  sang  tjui  coulait  de  ses  mains  déchirées  par  un  caillou  tranchant, 
il  entendit  un  léger  bruit  dans  l'éloignement,  s'enfuit  à  travers  les  massifs 
du  parc  et  disparut.  C'était  madame  de  Renneville  inquiète,  qui  venait 
à  la  rencontre  de  Julie;  à  son  aspect  elle  pousse  un  cri  d'effroi,  lui  pro- 
digue les  seco;irs  de  l'amitié  :  mais  vains  efforts,  la  malheureuse  jeune  fille 
rappelée  pour  quelques  jours  à  la  vie  ne  pourra  plus  supporter  son  mal- 
heur. Charles,  son  promis,  éloigné  d'elle,  n'arrivera  bientôt  que  pour 
assister  à  ses  tristes  funérailles. 

«Charles  en  effet  s'était  mis  en  roule  aux  premiers  jours  des  vacances, 
j  oyeux ,  plein  d'espérance  et  de  bonheur  ;  il  arrive  ,  il  porte  ses  regards 
"vers  la  maison  de  31.  Chalencey,  espérant  que  sa  fiancée  bien-aimée  se- 


626 

rait  à  sa  fenêtre,  ou  sur  le  seuil  de  sa  porte.  Est-ce  que  ses  yeux  ne  le 
trompent  pas?  Ciel!  il  aperçoit  des  voitures  de  deuil  devant  la  maison! 
et  un  char  funéraire  dans  lequel  était  un  cercueil,  couvert  d'un  linceul, 
orné  de  fleurs  blanches  !  il  fait  arrêter,  descend  hors  de  lui ,  et  demande 
quelle  est  la  victime  que  la  mort  a  frappé  !  —  C'est  le  convoi  de  made- 
moiselle Julie  de  Chalencey,  lui  répondit-on;  elle  était  belle  comuie  les 
anges  !  —  Charles  tombe  évanoui.  Lorsqu'il  eut  recouvré  l'usage  de  ses 
sens,  pouvant  à  peine  se  soutenir,  il  voulut  suivre  à  toute  force  le  char 
funéraire  qui  était  parti  depuis  quelque  temps.  Ses  sanglots  brisaient 
tous  les  cœurs;  les  assisians  se  retirèrent,  Charles  resta  seul.  Les  fos- 
soyeui's  recouvrirent  le  corps;  l'infortuné  s'agenouilla  auprès.  La  nuit 
arriva,  et  le  surprit  à  la  même  place,  priant  et  pleurant  toujours;. 
Epuisé  de  fatigue ,  anéanti  sous  le  poids  de  ses  douleurs,  Charles  s'était 
évanoui  sur  la  tombe  de  Julie.  Il  resta  privé  de  sentiment  pendant  près 
de  trois  heures.  Une  pluie  fine,  chassée  par  un  vent  d'ouest,  tombait 
depuis  un  quart  d'heure  lorsqu'il  revint  à  lui.  Frissonnant  sous  ses 
vétemens  mouillés,  il  cherche  à  débrouiller  ses  idées  vagues,  confuses, 
tourbillonnantes...  malgré  le  désordre  de  ses  esprits,  l'agitation  de  son 
cœur,  la  fièvre  qui  le  brûle  intérieurement  ,  il  parvient  à  les  fixer.  Cette 
heure  avancée  dans  la  nuit,  ce  lieu ,  où  tout  fait  silence  ,  excepté  le  vent 
qui  se  plaint;  cette  terre  nouvellement  remuée,  tout  le  rappelle  à  son 
malheur.  Et  lorsqu'il  en  sonde  l'étendue ,  il  frémit  d'épouvante  et 
pousse  un  lugubre  gémissement,  qui  va  se  mêler  au  bruissement  des 
arbres  qui  se  balancent  ou  plient  au  souffle  de  l'aquilon.  «  Elle  est  là  sa 
jeune  fiancée  ,  sous  cette  terre  arrosée  de  ses  larmes!  maintenant  l'éter- 
nité la  presse  de  tout  son  poids.  Il  est  donc  vrai...  tout  est  fini...  il  ne 
verra  plus  celle  qui  devait  être  la  compagne  de  sa  vie,  celle  de  qui  il 
attendait  tout  son  bonheur!  grâce,  beauté  ,  jeunesse ,  la  tombe  a  tout 
dévoré  !  la  mort  les  sépare  à  présent  pour  jamais  !  !  !  Oh!  s'il  eut  eu  du 
moins  la  consolation  de  la  voir  dans  ses  derniers  momens!  de  recevoir 
son  dernier  soupir!  Mais  ,  non  ,  la  cruelle  destinée  lui  a  envié  cette  triste 
faveur  !...  » 

n  L'obscurité  dont  les  objets  étaient  enveloppés  cessa  tout-?»- coup;  la 
lune  se  dégageant  d'un  sombre  nuage,  éclaira  celte  scène  funèbre  de  sa 
pâle  lumière,  et  Charles  promena  ses  regards  égarés  autour  de  lui...  Doit- 


627 
il  en  croire  ses  veux?  n'est-ce  pas  une  hallucination?  il  aperçoit  un  homme 
à  quelque  distance  de  là  !  il  croit  même  distinguer  de  Breuil  !  au  mouve- 
ment qu'il  fait  pour  se  relever,  ce  mystérieux  personnage  s'éloigne... 
Malgré  sa  faiblesse,  Charles  le  poursuit  à  travers  les  détours  du  parc; 
mais  agile  et  léger,  il  se  dérobe  à  sa  poursuite.  Charles  ignore  cependant 
que  cet  homme  a  précipité  Julie  au  tombeau;  néanmoins,  à  son  aspect, 
la  colère  s'est  allumée  dans  son  cœur.  Tandis  que  le  rapide  esquif  qui  porte 
de  Breuil  rase  les  flots  argentés  de  la  Loire,  il  le  suit  de  ses  yeux  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  disparu  dans  l'atmosphère  vaporeuse  qui  couvre  au  loin  le 
fleuve.  Il  a  je  ne  sais  quel  pressentiment  qu'il  n'est  pas  étranger  à  ses 
malheurs...  qu'est-il  venu  faire  en  ces  lieux?  qui  lui  a  donné  le  droit  de 
venir  pleurer  sur  ces  cendres?  l'aposiat!  sa  présence  ne  peut  être  qu'une 
profanation,  ses  larmes  sont  un  vol  qu'il  me  fait.  Et  il  tomba  épuisé  au 
pied  d'un  arbre,  ne  voyant  plus,  ne  pensant  plus,  ne  sentant  plus  !  Avec 
le  jour  Charles  sortit  de  cet  élat  de  torpeur  ;  il  se  promena  sur  les  bords 
de  la  Loire,  espérant  que  les  brises  matinales  calmeraient  l'ardeur. de  la 
fièvre  qui  le  dévorait;  ensuite  il  alla  prier  sur  la  tombe  de  mademoiselle 
de  Chalancey.  Mais  la  douleur  et  le  désespoir  ne  pouvant  s'éteindre  dans 
ses  larmes  ,  il  ne  veut  pas  épargner  le  misérable  qui  a  flétri  et  moissonné 
.Tulie,  cette  pauvre  fleura  peine  arrivée  à  son  printemps,  et  lorsque  la  vie 
s'offrait  à  elle  si  belle  et  si  riante.  Vengeance!  dit-il,  et  aussitôt  il  met 
ordre  à  ses  affaires,  et  court  disputer  la  vie  à  son  rival  (1)!...  » 

D. 

(i)  Se  vend  à  la  librairie  de  L.  Marne  ,  rue  Guénégaud,  n"  20,  et  au  bureau  de  L'Epo- 
que.  —  Sous  presse ,  du  même  auteur,  L'Artiste  et  l'Epicier. 


m^lUB,  'TmÈk^f^MM 


iLÀ% 


THEATRE  FRANÇAIS.  —  Lxwrnn  ,  drame  en  cinq   actes  et  en  prose, 
par  MM.  Rochefort  et  Brisset. 

Ce  drame,  représenlé  de  par /a  loi ,  a  obtenu  si's  trois  exliibitions  lé- 
gales; encore  la  dernière  a-l-elle  eu  heu  au  milieu  d'une  sal'e  presque 
déserte;  et  cependant ,  il  a  longuement  occupé  la  critique  ,  et  rempli, 
dans  le  domaine  de  la  littérature  du  jour,  une  place  que  des  pièces  à 
grand  succès  chercheraient  souvent  en  vain.  C'est  que  le  nom  de  Gas- 
pard Lavater,  ce  grand  anatomiste  de  l'àme  humaine,  qu'une  époque 
matérialiste  avait  laissé  tomber  dans  un  injusie  oubli,  a  trouvé  un 
écho  au  sein  de  no're  société  moderne  ,  et  fourni  un  aliment  inattendu 
à  l'insatiable  curiosité  de  notre  siècle,  aussi  porté  aujourd'hui  à  tout 
admettre,  qu'il  l'a  été  jadis  à  tout  rejeter. 

Le  système  de  Gall  et  de  Spurzheim  a  fait  son  temps,  quoi  qu'on  en 
dise;  et  tout  le  savoir-faire  de  ses  preneurs  ne  servira  cju'à  prolonger 
de  quelques  jours  son  existence.  La  phrénologie  est  venue  se  briser  con- 
tre le  crâne  du  grand  homme;  Napoléon  lui  a  donné,  après  sa  mort, 
un  complet  et  inattaquabhi  démenti.  Que  dire,  d  ailleurs,  d'un  svstème 
qui  n'a  rien  de  fixe ,  rien  de  certain  ,  rien  de  précis  ,  que  ses  sectateurs 
doivent  torturer  suivant  les  besoins  de  chaque  jour,  et  qui,  au  moyen 
des  noms  mirifiquement  élastiques  et  malléables  qu'il  a  imposés  aux 
protubérances  ou  circonvolutions  cérébrales,  a  établi  une  porte  secrète 
qui  pût  le  tirer  d'affaires,  même  dans  les  cas  les  plus  désespérés. 

Le  système  de  Lavater  e^t ,  au  contraire,  simple  et  sans  charlata- 
nisme. C'est  le  sentiment,  l'instinct  moral,  réduit  en  art,  et  soumis 
à  des  règles  fixes.  Si  Lavater  n'a  point  élcNé  la  physiognomonie  à  la  hau- 
teur des  autres  sciences  naturelles ,  c'est  que  tout  était  à  créer  dans  le 
vaste  champ  qu'il  a  d^ifriché  ,  et  que  jamais  la  vie  d'un  homme  n'a  mis 
à  fin  une  pareille  œuvre.  Son  grand  ouvrage  n'est  encore  ,  si  l'on  veut, 
qu'un  recueil  de  faits  et  d'observations  curieuses;  m;us  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'un  grand  nou)bre  tie  ses  remarques  resteront  comme  des 
jalons  dont  ses  successeurs  ne  pourront  s'écarter  sans  faillir. 

La  pièce  de  1\LVL  Rochefort  et  Brisset  aura  cela  d'utile,  qu'elle  aura 


M' 


6-29 

en  partie  ramené  les  regards  du  public  savant  sur  des  doctrines  qui 
peuvent  grandement  contribuer  à  l'amélioration  de  l'espèce  humaine. 
La  science  physiognomoniquc,  mieux  étudiée  et  perfeclionnée  ,  devien- 
dra une  source  de  jouissances  nouvelles,  en  même  temps  qu'elle  of- 
frira un  moyen  de  lutter  avec  succès  contre  les  mœurs  mensongères  et 
égoïstes  de  notre  époque.  Elle  nous  apprendra  à  analyser  nos  sympa- 
thies et  nos  antipathies,  ces  instincts  inexplicables  que  le  ciel  a  donnés 
à  l'homme  ,  comme  aux  animaux  celui  de  rechercher  les  plantes  bien- 
faisantes, et  de  fuir  constamment  celles  qui  renferment  des  poisons.  Ce 
système  a  été  presque  deviné  par  notre  AJontn'pie ,  lorsqu'il  dit  :  t  II 
semble  qu'il  y  ait  aucuns  visages  heureux  et  d'autres  malenconireux; 
et  crois  qu'd  y  a  quelque  art  à  distinguer  les  visages  débonnaires  des 
niai?,  les  sévères  des  rudes,  les  malicieux  des  chagrins,  les  dédaigneux 
des  mélancoliques,  et  telles  autres  qualités  voisines.  » 

Quel  que  soit  le  degré  de  certitude  qu'on  leur  accorde,  les  doctrines 
de  Lavater  nous  semblent  mériter  d'être  y)lus  connues  qu'elles  ne  le 
sont.  Tous  les  hommes,  d'ailleurs  ,  sont  plus  ou  moins  doués  du  tact 
physiognomonique,  suivant  la  délicalessede  leur  organisation. Qui  ne  lit, 
comme  en  un  livre,  sur  une  figure  humaine,  les  diverses  expressions 
des  passions,  la  joie,  le  chagrin,  la  colère,  etc.  ?  Qui  niera  que  l'habi- 
tude de  ces  passions  ne  doive  donnera  la  longue  aux  traits  un  carac- 
tère particulier?  Ainsi  des  traits  ouverts  peignent  l'homme  franc  et 
véridique,  tandis  que  la  physionomie  du  méchant  est  presque  toujours 
voilée  et  ténébreuse.  Ainsi  certaines  figures  nous  repoussent  d'instinct, 
tandis  que  d'autres  attirent  et  intéressent.  Nous  croyons  ,  pour  notre 
part ,  à  cette  seconde  vue  mystérieuse  qui  lit  dans  la  conformation 
physique  le  secret  de  notre  vie  morale;  nous  pensons  que  les  opéra- 
lions  de  ce  sixième  sens  seront  tôt  ou  lard  déterminées  d'une  manière 
certaine  et  positive;  et  Lavater  aura  Ihonneur  d'avoir  frayé  largement 
la  voie  à  ces  grandes  découvertes. 

'J^  Nous  arrivons  au  drame  de  MM.  Brisset  et  Rochefort.  Nous  sommes 
en  Suisse,  dans  le  château  d'un  certain  baron  de  Sieinbach  ,  «^rand 
partisan  de  Lavater  et  de  son  système,  et  qui  a  juré  de  naccurder  la 
main  de  sa  fille  Lisly  qu'à  celui  qui  réunira  en  sa  personne  tous  les 
signes  physiognomoniques  que  Lavater  assigne  à  un  mari  parfait.  Deux 
poursuivans  sont  en  présence.  L'un  ,  qui  se  donne  le  nom  de  chevalier 
d'Osterwald,  est  particulièrement  dans  les  bonnes  grâces  du  baron 
et  a  des  grandes  chances  pour  devenir  son  gendre  ;  l'autre,  qui  a  été 


630 

distingué  par  Lisly,  est  un  jeune  peintre  français,  nommé  Charles 
Dumonleil ,  qui  est  venu  en  Suisse  tout  à  la  fois  pour  dessiner  de  beaux 
sites,  et  pour  découvrir  la  retraite  d'un  certain  beau-frère  à  la  mode 
de  Gretna-Grecn,  qui,  en  passant  par  Besançon,  séduit  et  abandonné  par 
Caroline  Dumonleil ,  la  sœur  du  peintre  ,  après  avoir  trompé  la  fa- 
mille de  la  jeune  fille,  au  moyen  d'un  mariage  fictif.  Cependant  il  pa- 
raît que  le  mariage  est  plus  valable  que  ne  l'a  cru  le  ravisseur.  Celui-ci 
est  un  bandit  italien,  nommé  Donelli ,  qui,  en  ce  moment,  mène  le 
train  d'un  grand  seigneur.  Il  a  à  son  service  un  certain  Zingaro,  bo- 
hémien d'origine  ,  qui  s'est  mis  dans  la  tète  de  faire  aller  son  maître 
aux  galères.  Ce  Zingaro  est  une  sorte  de  Yago  ou  (ï  Atar-Gidl ,  qui  ne 
s'est  attaché  à  Donelli  que  pour  tirer  une  vengeance  éclatante  de  ce- 
lui qui  a  exterminé  sa  famille.  Pour  parvenir  à  ses  fins  ,  il  a  commencé 
par  lui  faire  faire  un  bon  et  légitime  mariage,  au  lieu  de  la  masca- 
rade qu'avait  arrangée  Donelli,  qui  n'est  autre,  comme  on  le  pense 
bien  ,  que  notre  chevalier  dOsterwald  ;  et  il  n'épargne  rien  mainte- 
nant pour  lui  faire  contracter  un  second  hymen,  et  le  rendre  ainsi 
passible  des  peines  dont  la  loi  punit  le  bigame. 

Cependant  le  portrait  d'Osterwald  est  adressé  à  Lavater  par  le  baron 
deSteinbach;  mais  Zingaro,  qui  n'a  point  une  confiance  bien  robuste 
dans  la  physionomie  de  son  maître  ,  et  qui  craint  une  réponse  peu  fa- 
vorable à  ses  projets  ,  escamote  le  portrait  d'Osterwald  ,  et  le  remplace 
par  celui  du  jeune  peintre.  Lavater  donne  sur  l'original  de  la  peinture 
les  renseignemens  les  plus  avantageux,  et  le  mariage  d'Osterwald   et 
de  Lisly  est  sur  le  point  d'avoir  lieu.   Mais  Lavater  lui-même  arrive 
bientôt  au  château  du  baron,  accompagné  d'une  jeune  femme  qui  est 
venue  implorer  son  appui:  cette  jeune  femme,  c'est  Caroline  Dumonteil. 
Un  duel  s'ensuit  entre  Charles  et  Donelli  ,dans  lequel  celui-ci  succombe. 
Zingaro  se  console  avec  peinede  la  demi-vengeance  qu'il  vient  d  obtenir, 
et  se  résout,  après  bien  des  façons,  à  révéler  la  légitimité  de  l'union  de 
son  maître  avec  la  sœur  de  Charles. 

En  définitive,  MM.  Rochefort  et  lîrisset  ont  fait  une  mau"aise  pièce. 
Leur  drame  est  surcharp:é  d'incidens;  il  étouffe  dans  une  intrigue  qui 
esl  un  véritable  dédale.  Lavater  n'est  là  que  comnie  un  figurant ,  ou  ce 
qu'on  appelle  au  ihéàtre  une  qraiule  iifiJ/féçsa  présence  ne  sert  qu'à  alour- 
dir et  embarrasser  la  pièce.  Beaiivalleta  tiré  lotit  le  p^rii  possible  du. 
rôle  de  Zingaro.  Duparai,  chargé  de  celui  du  baron  de  Sleiidjach,  mérite 
aussi  des  éloges.  Mademoiselle  Vcrueuil  joue  le  personnage  de  Caroliue 


631 
avec  beaucoup  de  grâce  et  de  naturel.  Quant  à  mademoiselle  Plessis , 
nous  l'engageons  à  se  défier  et  des  applaudissemens  d'un  parterre  bien- 
■veillant ,  et  des  éloges  exagérés  de  certains  journalistes.  C'est  ainsi  que 
des  artistes  qui  donnaient  les  plus  brillantes  espérances  ont  vu  avorter 
leur  talent.  Mademoiselle  IMessis  esi  bien  jolie,  c'est  vrai  ;  mais  elle  a 
encore  besoin  de  travailler  avant  de  mériter  tous  les  éloges  qu'on  lui 
accorde.  Nous  espérons  qu'elle  ne  nous  saura  point  mauvais  gré  de 
notre  franchise ,  qui  doit  lui  prouver,  au  contraire,  tout  l'intérêt  que 
nous  aliachons  à  ses  succès  futurs. 


THÉ\TRP:  du  GYMN.\5E-DI\\MATIQUE.  —  Le  Pauvre  Jacques, 
Drame-vaudeville  en  un  acte  ,  par  MM.  Cogniard  frères. 

Voyez  le,  ce  joyeux  artiste,  s'acheminant  lestement  vers  le  pays  des 
myrtes  et  des  citronniers,  le  sac  sur  le  dos  et  le  cœur  léger  comme  la 
bourse.  Comme  il  salue  avec  enthousiasme  cette  Italie  à  laquelle  il  a 
tant  de  fois  rêvé!  comme  il  sourit  à  l'aspect  de  ce  beau  ciel  !  comme  son 
àme  s'échauffe  et  s'exalte  en  présence  de  cette  patrie  des  arts!  Mais 
l'artiste  subit  encore  une  autre  influence  dans  cette  contrée  chaude  et 
vivifiante;  c'est   celle   de  l'amour.  Jacques  le  musicien  n'y   a  point 
échappé.  Admis ,  à  Palerme  ,  chez  le  seigneur  de  San-Carlo,  pour  don- 
ner des  leçons  à  sa  fille,  Jacques  n'a  point  tardé  à  aimer  Mariana,  et  les 
deux  enfans  oublièrent  bientôt  l'un  près  de  l'autre,  et  la  musique,  et  le 
monde  entier.  Un  jour,  cependant,  la  fille  du  grand  d'Espagne  vint  ap- 
prendre à  son  amant  que  son  noble  père  veut  la  marier  à  un  autre.  Mais 
sa  résolution  est  déjà  prise;  ce  n'est  plus  cette  jeune  fille  douce  et  crain- 
tive comme  une  colombe  ;  c'est  l'amante  ,  et  l'amante  dans  les  veines  de 
laquelle  bouillonne  du  sang  espagnol.  Non,  ce  mariage  ne  se  fera  point; 
plutôt  mourir.  Un  vaisseau  est  prêt  à  mettre  à  la  voile;  ils  y  montent* 
Mais  à  peine  ont-ils  quitté  le  rivage  ,  qu'une  chaloupe  armée  s'élance 
à  leur  poursuite;  Mariana  est  arrachée  du  navire;  Jacques  est  saisi  et 
reconduit  à  Palerme ,  où  il  est  jeté  dans  un  affreux  cachot. 

Plus  d'espoir  ;  l'artiste  ne  reverra  plus  la  lumière  du  jour  qu'il  aime 
tant;  il  a  perdu  la  liberté  qui  est  sa  vie,  et  sa  Mariana  qui  lui  est  plus 
chère  encore.  Mais  un  ange  apparut  dans  sa  prison  ;  cet  ange,  c'était  la 
fille  de  San-Carlo.  Ses  geôliers  avaient  été  séduits;  ses  chaînes  tombè- 
rent;  mais    cette    fois,    Mariana    n'eut  plus  le   courage    d'exposer 


632 

son  amant  au  courroux  de  son  père;  il  Tut  forcé  de  partir  seul} 
IMariana  lui  proinil  de  le  rejoindre.  Cet  adieu  ne  brise  point  l'exis- 
tence du  jeune  musicien  ;  mais  il  a  brisé  sa  raison.  Dcs-lor>  commence 
la  vie  du  Paiwre  Jacques;  bien  pauvre,  en  t-iTet ,  puisqu'il  a  pertlu  tout 
ce  qu'il  avait  de  plus  précieux  au  monde.  11  a  été  transporté  à  Marseille, 
puis  jeté  dans  un  liôjiital  de  fous,  ou  l'épuisement  physique  a  fini  par 
rétablir  tant  bien  que  mal  l'équilibre  dans  ses  sens  bouleversés. 

C'était  là  v,nc  liis;oire  qui  offrait  toutes  les  situations  nécessaires  à 
la  vo£;ue  d'un  brillant  mélodrame  ;  mais  les  auteurs  de  Pauvre  Jacques 
ont  fait  mieux  que  cela.  Leur  pièce  ne  commence  que  vingt  ans  après 
les  incidens  que  nous  venons  de  raconter.  Le  jeune  musicien  a  bien 
changé  depuis  lors.  Voyez  ,  à  cette  espèce  de  soupirail  aérien  ,  à  la  fe- 
nêtre de  cette  mansarde,  cette  tète  blanchie  par  les  chagrins  bien  plus 
que  par  rà"^e;  voyez  ce  front  couvert  de  rides  ,  ces  traits  amaigris,  ces 
yeux  caves  et  dont  l'étrange  éclat  semble  renfermer  toute  la  vie  de  l'être 
qu'ils  animent;  contemplez  c«  .squelette  couvert  de  vètemens  miséra- 
bles, et  dont  les  regards  semblent  vouloir  percer  cette  ligne  noirâtre 
qui  sépare  la  mer  du  ciel  ;  ret  homme  c'est  le  pauvie  Jacques  S'il  vit, 
s'il  respire  encore  ,  on  pense  bien  que  c'est  pour  IMariana.  Mais  c'est  en 
vain  que  ,  chaque  jour  ,  en  apercevant  quelque  voile  au  loin  ,  il  a  couru 
vers  le  port  pour  souhaiter  la  bien  venue  à  sa  bien  aimée  :  Mariana  n'a 
point  reparu. 

Cependant  le  Pauvre  Jacques  n'est  point  seulement  malheurc'ix  par 
le  souvenir  ;  la  misère  l'élreint  encore  chaque  jour  de  ses  bras  déchar- 
nés. Ne  pouvant  paver  le  loyer  de  son  taudis  ,  il  compose  pour  son  pro' 
priétaire ,  le  digne  M.  Bernard ,  des  œuvres  de  génie  dont  il  ne  recueille 
aucune  gloire.  Car  la  gloire  aussi  s'achète  ;  il  faut  de  l'argent,  ou  de  bien 
puissantes  prolectiori>  pour  l'obteiiii";  le  Pauvre  Jacque  n'a  rien  de  tout 
cela  ,  donc  il  mourra  ignoré,  et  ses  mélodies  si  brûlantes,  si  origina- 
les, serviront  uniciuement  à  payer  son  droit  d'abri  sur  cette  terre.  On 
voit  que  .M.  Bernard  est  un  de  ces  négriers  <le  peaux  blanches  comme 
on  en  rencontre  tant  de  nos  jours.  M.  Bernard  est  mélomane;  et,  comme 
il  trouve  les  romances  de  .Fac(jues  d'une  facile  et  lucrative  défaite,  il  les 
reçoit  en  paiement  de  ses  loyers.  .JaC(jues  a  composé  un  opéra  intitulé 
Mariana.  Il  va  être  peut-être  forcé  de  fabandonncr  à  son  misérable 
usurier,  lorsqu'enfin  une  femme  vient  frapper  à  la  porte  de  sa  ujansarde. 
Cette  femme,  c'est  la  fllh;  de  .San-(Jario,  lelle  (|u'elle  était  lorsque  .lac- 
qucs  la  vit  pour  la  première  fois;  elle  arrive  de  l'Italie,  de  Paierme; 


elle  lui  apprend  qu'il  ne  doit  plus  altendre  Mariana  ;  car  celle-ci  est 
morte  depuis  long-temps,  en  donnant  le  jour  à  une  fille,  la  fille  de 
Jacques,  qui  est  devant  ses  yeux.  Enfin  le  pauvre  musicien  est  heureux, 
sa  fille  ne  le  quittera  plus  ,  et  il  pourra  aussi  se  montrer  reconnaissant. 
Car  Jacques  n'a  pas  toujours  été  seul  dans  sa  mansarde  :  souvent,  un 
jeune  poète,  nommé  Marcel,  est  venu  l'arracher  à  ses  ennuis,  lui  a  ap- 
porté des  consolations,  l'a  secouru  de  ses  faibles  moyens,  et  lui  a  rendu , 
par  les  plus  tendres  soins  ,  l'existence  moins  pénible.  Marcel  aura  la 
main  de  son  Amélie  ;  et,  tous  ensemble  .  ils  pourront  encore  connaître 
d'heureux  jours. 

Cette  donnée  dramatique,  qui  ne  manque  ni  d'intérêt,  ni  de  situa- 
tions louchantes,  est  empruntée  à  une  pièce  de  Kotzebue  ,  intitulée  le 
Pauvre  poète  (  der  Arme  poet).  Mais  ce  qui  a  fait  l'immense  succès  de 
ce  petit  drame ,  ce  qui  a  excité  au  dernier  point  l'enthousiasme  ,  ce  qui 
fait  couler  les  larmes  à  chaque  représentation  de  la  pièce  que  nous  ve- 
nons d'analyser,  ce  n'est  point,  il  faut  le  dire,  la  composition  de 
MM.  Cognard,  toute  remarquable  qu'elle  est  pour  le  temps  qui  court, 
mais  bien  le  jeu  de  Bouffé.  Ce  comédien,  que  les  rôles  qu'il  remplit 
dans  les  pièces  de  Michel  Perrin  et  de  la  Fille  de  V avare ,  avaient  élevé 
au  rang  de  nos  meilleurs  acteurs,  s'est  placé,  dans  celai  de  Jacques ^  à 
une  hauteur  où  il  est  sans  rival.  Jamais  comédien  n'a  mis  plus  dame, 
plus  de  profondeur  et  plus  de  vérité  dans  son  jeu.  Bouffé  est  un  grand 
observateur ,  toujours  simple ,  toujours  maître  de  lui-même,  et  qui  saisit 
avec  un  art  admirable  toutes  les  faces,  toutes  les  nuances  du  caractère 
qu'il  représente.  Bouffé  a  surtout  excité  l'enthousiasme  dans  la  scène 
où  il  apprend  de  la  bouche  de  sa  fille  la  mort  de  Mariana.  Il  a  exprimé 
d'une  manière  parfaite  les  sentimens  si  opposés  que  cette  situation  doit 
exciter  dans  son  âme,-  ces  pleurs  au  milieu  de  la  joie,  cette  joie  au  mi- 
lieu de  la  douleur ,  ce  mélange  d'émotions  si  diverses  ;  tout  cela  ,  rendu 
par  Bouffé  ,  fait  de  cette  scène  l'une  des  plus  pathétiques  qu'il  y  ait  au 
théâtre. 

La  pièce  de  Pauvre  Jacques  ramènera  la  vogue  dans  la  salle  de  M.  Poir- 
son,  en  même  temps  qu'elle  prouvera  à  nos  dramaturges  modernes  que, 
quoi  qu'ils  disent  et  qu'ils  fassent,  le  vrai  et  le  naturel  seront  toujours 
de  mode  à  la  scène. 


42 


634 

THÉ\TRE  DU  VAUDEVILLE.  —  Rigoletti  ,    Vaudeville  en  un  acte, 
de  MM.  Alhoise  et  Jaune. 

Je  ne  sais  quel  moraliste  a  dit  que  les  peuples  ne  seront  heureux 
que  quand  les  rois  auront  des  philosophes  pour  ministres.  Toute  l'his- 
toire des  fous  de  cour  en  titre  prouve,  au  contraire,  que  le  susdit  axiome 
méritait  d'arriver  à  leur  adresse.  Plus  d'une  îols  la  marotte  a  lait  pré- 
valoir ses  avis  dans  le  conseil  des  monarques  ;  et  je  ne  sache  pas  que  le 
populaire  s'en  soit  trouvé  plus  mal. 

Rigoletti  est  un  de  ces  bouffons,  de  la  famille  des  Wamba  et  des 
Triboulet,  qui  sont  beaucoup  moins  fous  que  ceux  qu'ils  amusent  ;  ou 
plutôt  Iligoletti  n'est  bouffon  que  par  circonstance,  et  comme  tant 
d'entre  nous  sont  hommes  de  lettres.  Rigoletti  n'a  point  toujours  été 
si  bas  placé;  lui  aussi  a  été  jeune  et  beau  ;  et  il  parait  que  ses  mérites 
ont  été  jadis  appréciés,  en  haut  lieu.  Toute  la  pièce  dont  il  est  le  hé- 
ros rouie  sur  une  intrigue  d'amour.  Un  grand-duc  de  Baden-Bade  a  la 
fantaisie  d'épouser  la  jeune  comtesse  de  Wurlzbourg  dont  il  est  le  tu- 
teur •  mais,  sans  doute  à  raison  de  la  constante  défaveur  qui  s'attache, 
quand  il  est  question  de  mariage,  à  ces  fonctions  quasi-paternelles,  le 
grand-duc  n'est  point  aimé  de  la  charmante  Laura.  Sa  pupille ,  à  tort 
ou  à  raison,  lui  préfère  un  simple  officier  des  gardes,  nommé  Al- 
phonse, qui ,  ainsi  que  beaucoup  de  héros  modernes,  n'a  point  eu  le 
bonheur  de  connaître  les  charmes  de  l'affection  paternelle.  Néanmoins 
ce  jeune  officier  obtient  un  avancement  rapide,  et  son  protecteur,  son 
bon  génie,  c'est  le  fou  du  prince,  Rigoletti  lui-même.  C'est  encore  le  fou 
qui  entre  en  lutte  avec  le  grand-<luc  pour  l'empêcher  d'épouser  celle 
qu'il  aime,  et  qui,  par  son  adresse,  le  force  à  donner  la  main  de  sa  pu- 
pille à  son  jeune  et  obscur  rival.  Mais  pourquoi  Rigoletti  n'est-il  bouf- 
fon qu  à  son  corps  défendant?  pourquoi  encore  s'inléresse-t-il  si  vive- 
ment à  Alphonse?  c'est  que  celui-ci  est  le  fruit  des  amours  de  Rigoletti 
et  de  la  sœur  du  grand-duc,  dont  il  a  été  autrefois  le  secrétaire  intime  j 
c'est  que  Rigoletti  veut  pousser  Alphonse  aux  honneurs,  et  qu'il  n'a 
point  trouvé  de  meilleur  moyen  pour  arriver  à  ce  but  que  de  se  faire 
le  bouffon  du  prince.  La  dernière  scène  de  la  pièce,  dans  laquelle  Ri- 
goletti révèle  au  duc  de  Raden  le  secret  de  la  naissance  d'Alphonse,  est 
fort  remarquable.  Alphonse  épouse  Laura  de  Wurt/bourg,  et  le  prince 
cherche  à  se  consoler  de  son  désappointement ,  en  faisant  demander  la 
main  d'une  princesse  de  Hcsse-Cassel. 


035 

11  y  a  clans  celte  pièce  un  rôle  de  bamlit  fashionable  ,  qn'un  nouvel 
acteur,  nomme  Bardou,  rend  d'une  façon  très  plaisante. 

Quant  au  personnage  de  Rigoletti ,  il  a  été  confié  à  Lcpeinlre  aîné, 
qui  l'a  joué  avec  beaucoup  de  verve  et  de  naturel.  A  lui  appartient  en 
grande  partie  le  succès  de  la  pièce. 


THEATRE  DES  VARIETES.  —  M.  Potard,  ou  le  N^gre  blanc, 
parade-vaudeK'ille  en  un  acte,  de  MM.  Brazier  et  Rougemont. 
C'est  ici  une  grosse  farce  de  carnaval  qu'on  peut  encore  mettre  au 
nombre  des  erreurs  de  nos  vaudevillistes  hommes  d'esprit.  Celui  qui 
voudra  voir  M.  Potard,  ex-épicier  de  la  rue  Quincampoix  ,  métamor- 
phosé en  un  nègre  superbe,  et  cela  à  l'aide  d'une  bouteille  d'excellent 
cirage  anglais,  avec  laquelle  il  a  été  débarqué  assez  brusquement ,  au 
milieu  d'une  tempête  ,  sur  les  côtes  de  l'Amérique,  pourra  satisfaire  sa 
curiosité  en  allant  au  Théâtre  Montmartre.  Il  y  sera,  en  outre,  régalé 
d'une  certaine  harmonie  imitative,  qu'il  pourra,  en  y  mettant 
un  peu  de  bonne  volonté,  prendre  pour  les  sifflemens  de  l'ouragan, 
dont  le  digne  M.  Potard  a  été  la  victime.  Quant  aux  saillies,  elles  cou- 
lent à  pleins  bords  dans  la  pièce  ,  et  sont  de  premier  choix  ,  comme  on 
peut  en  juger  par  la  suivante  :  M.  Potard  a  retrouvé  aux  colonies  son 
aimable  épouse  qui  s'était  égarée  au  milieu  du  déménagement;  dès  lors 
il  se  décide  à  se  faire  colon,  et  s'écrie,  en  contemplant  madame  Potard: 

Ah  !  qu'on  est  fier  d'être  Français 

Quand  on  regarde  la  colonne! 
Bon  public  ,  va.' 


THÉÂTRE  DE  L'AMBIGU-COMIQUE.   —  Ll  Gvelx  de  Mek  ,  ou  la 
Belgique  sous  Philippe  h  ;   mélodrame   eu  trois  actes ^  par  MM.  La- 


grange  et  Eugène  Cormon. 


Un  roiijan  de  M.  Moke,  le  Walter  Scott  de  la  Belgique,  a  fourni  les 
données  principales  de  cette  pièce.  Les  Gueux  de  Mer^  ainsi  que  Les 
Gueux  des  Bois  sont  le  titre  sous  lequel  était  désigné  le  parti  patriote  qui 
disputa  la  Flandre  au  duc  d'Albe  et  à  l'inquisition  espagnole.  Pour  ré- 
sister au  large  système  d^ intimidation  que  le  sanguinaire  et  bigot  Phi- 
lippe II  faisait  peser  sur  la  Belgique,  Guillaume  de  Nassau ,  prince 
d'Orange  ,  avait  rassemblé  un  grand  nombre  de  soldats  plus  riches  en 
ijravoure  qu'en  tout  autre  bien,  et  que  les  Espagnols  avaient  cru  llétrir 
en  leur  donnant  Iq  nom  de  gueux.  Les  mcconlcns  adoptèrent  ce  nom. 


G3G 

et  s'en  firent  un  titre  de  gloire.  Quant  à  la  pièce  de  MM.  Lagrange  et 
Cormon,  elle  n'a  rien  d'historique  que  son  litre  :  on  en  pourra  juger  par 
l'analyse  rapide  que  nous  en  allons  faire. 

Don  Sandoval,  l'un  des  favoris  de  Philippe  II,  est  sur  le  point  d'é- 
pouser Léonor,  fille  du  comte  de  Gruthuyse,  que  Winchester,  capi- 
taine des  gueux  de  mer,  aime  ,  et  dont  il  est  aimé.  Celui-ci  s'est  déguisé 
en  moine  pour  surprendre  les  secrets  du  duc  d'Albe  et  de  ses  partisans. 
C'est  aussi  au  moyen  de  ce  déguisement  qu'il  parvient  à  avoir  une  en- 
trevue avec  Léonor,  et  qu'il  la  décide  à  fuir  avec  lui.  Il  lui  donne,  à 
cet  effet,  un  dernier  rendez-vous  dans  une  auberge  située  sur  les  bords 
de  la  mer  ;  Léonor  s'y  rend  le  lendemain  ;  mais  elle  y  a  été  précédée 
par  don  Sandoval ,  qui  a  surpris  le  secret  des  amans.  Caché  sous  les 
vêtemens  d'un  palefrenier,  il  apprend  de  la  bouche  même  Ue  Winches- 
ter qu'une  conspiration  contre  les  Espagnols  est  sur  le  point  d'éclater. 
Léonor,  qui  craint  pour  la  vie  de  son  père  ,  ne  trouve  de  son  côté  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  dénoncer  la  conspiration  ;  et  c'est  à  Sandoval 
lui-même  qu'elle  remet  les  noms  des  conjurés,  à  l'exception,  toutefois, 
de  celui  de  Winchester.  Aussi,  au  moment  où  les  gueux  sont  réunis 
pour  agir,  ils  sont  entourés  par  des  forces  imposantes  qu'amène  San- 
doval. Winchester  est  chargé  de  chaînes,  et  jeté  dans  un  cachot.  Léo- 
nor alors  met  tout  en  œuvre  pour  sauver  son  amant,  qu'elle  a  elle- 
même  ,  sans  le  vouloir,  livré  à  ses  ennemis;  elle  obtient  enfin  un  sauf- 
conduit  de  Sandoval ,  mais  Winchester  refuse  d'abandonner  ses  frères. 
Un  grand  tumulte  se  fait  entendre  en  ce  moment  dans  la  ville;  ce  sont 
les  gueux  de  mer  qui  viennent  de  s'y  introduire,  et  qui  ont  surpris  les 
soldats  espagnols.  Sandoval  est  tué  dans  la  bagarre ,  et  la  bonne  cause 
triomphe. 

Cette  pièce,  où  il  y  a  peu  d'invention,  et  dont  les  caractères  sont  mal 
tracés,  a  néanmoins  réussi ,  grâce  à  quelques  situations  rendues  avec 
talent.  L'acteur  Guyon  s'est  fait  remarquer  dans  le  rôle  de  Winchester. 

Henuy  li 


ERRATA. 

ISuméro  d'août. 
Page  /(5ô,  ligne  17,  au  lieu  de  :  Sur  un  théâtre  où  lu  nous  vis  éclorc  ;  lisez  :  Sur  rc  ikd'A 
tru  immense  ,  etc. 

—  4^4'  •'["•■sie  vers:  Va  donc  apprendre  à  la  niiitr{ui  t'ahimc  ;  ajoutez  celui  ci  :  Que 

lu  vjsr|uaud  le  nioutle  a  croulé  dans  l'abîme. 

—  ô6y,  li^ne  ly  ,  au  lieu  de  :  Oui  ont  des  maris  plus  ;  lisez:  Qui  ont  des  maris. 

PAl'.lb.  _  lillll>llliUlb   l't   h'JhHhOUSt  El   MAUTI.NKT    m.-  -lu  Ciuiuhicr     iO. 


ou 


LES  SOIRKES   EUROPEENNES. 


(  Traductions  de  l'Epoque.  ) 


CLÉMENTINE. 


ï. 


La  table  était  mise,  l'heure  du  dîner  était  arrivée.  Clémentine  et  sa 
sœur  Augustine  regardaient  à  la  fenêtre;  la  maman  se  promenait  à 
pas  lents  dans  sa  chambre  et  dans  sa  cuisine,  —  et  le  conseiller  n'ar- 
rivait pas. 

t  Trois  quarts  pour  une  heure  I  s'écria  la  conseillère  après  avoir  jelé 
un  coup  d'œil  sur  la  pendule;  trois  quarts  pour  une  heure  !  C'est  ainsi 
que  nous  vivons  depuis  qu'on  a  eu  la  maudite  idée  d'établir  un  conseil 
dans  cette  ville  !  Dans  leur  zèle  pour  le  bien  public,  les  voilà  qui  siè- 
gent déjà  cinq  heures  de  suite  comme  une  chambre  de  députés,  et  ils 
ne  se  soucient  guère  si ,  pendant  qu'ils  sont  à  bavarder... 

>  —  Voilà  papa  au  coin  de  la  rue,  s'écria  Clémentine. 

»  —  Enfin  !  »  répondit  l'épouse  indignée;  et  elle  courut  à  la  fenêtre. 
«  Mais,  mon  Dieu  !...  » 

Le  conseiller  entra  et  dit  au  trio  féminin  :  «  .J'ai  besoin  de  rafraî- 
chissemens. 

»  —  Je  le  crois  sans  peine,  répliqua  sa  femme  en  souriant  d'un  air 
moqueur. 

3,  1 


2 

„  —  Nous  avons  bien  travaillé  aujourd'hui,  continua  le  bon  con- 
seiller. 

„  —  Je  le  crois  bien!  ->  répondit  la  conseillère  du  même  ton.  Et 
Augustine  de  chanter  un  joyeux  refrain,  quoique  la  douce  Clémentine 
lui  marchât  sur  le  pied  pour  la  faire  taire. 

«  Au  reste,  le  plaisir  a  adouci  pour  nous  toutes  les  fatigues.  » 

Ces  paroles  déchaînèrent  la  tempête. 

i'  Je  m'en  aperçois,  s'écria  la  mère  en  colère  en  agitant  avec 
violence  la  terrine  à  soupe  ;  et  ce  plaisir,  vous  l'avez  trouvé  dans  le  jar- 
din public,  à  vous  enivrer,  tandis  que  nous  étions  ici  à  vous  attendre. 

,  _  Oui ,  je  suis  ivre  ,  dit-il ,  mais  c'est  de  joie,  i 

Ces  mots  opérèrent  comme  un  coup  de  théâtre. 

i  Et  quel  est  donc  le  motif  de  cette  joie  si  grande?  » 

Mais  le  conseiller,  pour  se  venger  des  injurieux  soupçons  qu'elles 
avaient  conçus  sur  son  compte  ,  prit  un  innocent  plaisir  à  ne  pas  satis- 
faire de  suite  la  curiosité  de  ces  dames. 

f  Mais  parle  donc  ,  cher  ami ,  ajouta  la  conseillère  en  prenant  sa  voix 
la  plus  douce  ;  parle  donc  !  Tu  vois  que  nous  désirons  vivement  de 
partao-er  ta  joie!»  — Le  conseiller,  sans  s'émouvoir,  se  versa  gravement 
un  verre  de  vin  ,  jela  un  coup  d'œil  circulaire  sur  son  impatient  audi- 
toire ,  et  se  décida  enfin  ù  parler  : 

Le  roi  vient  !  s'écria-t-il  d'une  voix  solennelle  ,  le  roi  accompagné 
de  son  aimable  épouse.  C'est  la  première  fois,  depuis  qu'il  porte  la  cou- 
ronne, qu'il  visite  sa  bonne  ville  ,  et  il  compte  s'y  arrêter   quelque 

temps. 

,  Le  roi  !  s'exclamèrent  la  mère  et  les  filles  transportées  et  en 

joignant  religieusement  les  mains.  Que  Dieu  le  bénisse,  cet  excellent 
prince  1  l\lais  ne  fera-t-il  pas  comme  tant  d'autres,  et  tiendra-t-il  au 
moins  sa  promesse? 

,  ]\e  crains  rien,  Salomé,  répondit  "Wiexler,  il  viendra  sûrement. 

Le  courrier  est  arrivé  à  neuf  heures  avec  les  dépèches,  et  nous  avons 
sié"é  jusqu'à  présent,  afin  de  prendre  toutes  les  dispositions  nécessai- 
res pour  la  réception  de  sa  majesté. 

,  Mais  quand,  quand  vieut-il?  demandèrent  en  chœur  les  trois 

femmes. 

,  Jeudi  prochain.  Nous  n'avons  pas  de  Lcin))S  à  perdre,  car  de  sa- 
medi à  mercredi  soir,  où  tout  doit  être  prêt,  il  n'y  a  pas  loin.  La  garde 
nationale  doit  y  paraître  en  grande  tenue,  des  arcs  de  triomphe  doivent 


être  élevés  sur  le  passage  de  sa  majesté ,  des  barangnes  doivent  être 
faites  et  apprises,  car  il  n'est  pas  donné  à  chacun  do  posséder  ù  un  aussi 
haut  de^ré  que  notre  excellent  prince  le  talent  diniproviser.  Et  tout 
cela  est  nécessaire,  on  ne  peut  pas  faire  aujourd'hui  moins  qu'autre- 
fois. Il  y  aura  en  outre  bal,  illumination  ,  Te  Deiun  ,  feu  d'artifice  ,  pa- 
rade, festin... 

»  —  Ah  !  que  ce  sera  beau!  s'écrièrent  les  jeunes  filles  en  frappant 
joyeusement  dans  leurs  mains. 

>  —  Ce  n'est  pas  tout,  ajouta  Wiexler,  et  il  me  reste  à  vous  appren- 
dre une  chose  qui  me  fait  presque  autant  de  plaisir  que  l'arrivée  du 
roi.  Les  plus  jolies  demoiselles  de  la  ville  doivent  présenter  des  cou- 
ronnes et  des  vers  à  sa  majesté  au  moment  où  elle  passera  sous  la  porte 
de  la  ville  ,  et  l'une  de  vous  doit  être  du  nombre. 

»  — Ah!  .Tésus!»  s'écrièrent  lesjeunes  filles  en  devenant  rouges  comme 
du  feu.  Quant  à  leur  mère,  on  pouvait  lire  sur  sa  grosse  figure  réjouie 
tout  le  plaisir  qu'elle  ressentait.  «  Quoi  !  une  de  mes  filles  !  Et  laquelle 
donc?  parle  vite! 

»  —  La  plus  belle,  la  plus  habile  et  la  moins  timide,  répondit  le 
père  en  riant.  Qu'elles  décident  entre  elles  laquelle  des  deux  possède 
ces  avantages  à  un  plus  haut  degré  que  l'autre.  Mais  si,  comme  il  est 
fort  à  craindre,  la  vanité  féminine  les  empêchait  de  décider,  ce  serait 
affaire  au  sort. 

>  —  Ah!  dit  Augustine  en  relevant  son  petit  nez  d'un  air  dédai- 
gneux, je  puis  me  passer  de  la  préférence.  Que  Clémentine  brille  tout 
à  son  aise. 

>  —  Moi  devant  le  roi  et  la  reine!  s'écria  Clémentine  effrayée  ;  oh  1 
je  craindrais  trop. 

>  —  Bah!  bah!  répondit  le  père,  la  fille  du  bourgmestre,  Adé- 
laïde, celle  du  conseiller,  Philippine,  celle  du  réviseur  des  tailles, 
Péronelle  ,  y  seront  aussi ,  et  ne  trembleront  pas  moins  que  toi.» 


lî. 

Madame  Weixler  était  tellement  absorbée  dans  ses  pensées,  qu'elle 
laissa  tomber  le  large  couteau  que  depuis  un  quart  d'heure  elle  tenait 
levé  sur  un  appétissant  cochon  de  lait...  «  En  tout  cas,  s'écria-l-elle 
c'est  Clémentine  qui  s'acquittera  le  mieux  de  cette  charge 5  le  séjour 

1. 


4 

qu'elle  a  fait  à  la  Résidence  lui  a  donné  un  pli  que  n'a  pas  la  petite 
Augustine.  11  y  aurait  à  craindre  d'ailleurs  que  cette  dernière  ne  se 
permît  de  rire  devant  le  prince  et  sa  gracieuse  épouse.  Enfin  le  cousin 
Pépin  sera  flatté  du  rôle  que  jouera  Clémentine,  et  les  noces  s'en  fe- 
ront d'autant  plus  tôt.    » 

Une  pâleur  subite  se  répandit  sur  les  joues  de  Clémentine.  «  Ma  sœur 
tombe  en  faiblesse  lorsqu'elle  entend  parler  du  cousin  ,  observa  An- 
gustinc  d'un  air  moqueur.  Ménagez-la  donc  sur  ce  sujet. 

t  J'espère  cependant  qu'elle  ne  pense  plus  au  jeune  fat  dont  elle 

a  fait  connaissance,  il  y  a  quatre  ans,  à  la  Résidence?  dit  le  conseiller. 

ï  —  C'est-à-dire  ,  répondit  la  mère  ,  qu'à  chaque  instant  Théodore 
vient  regarder  à  travers  les  feuilles  du  bosquet,  comme  le  chasseur  noir 
dans  la  pièce  infernale  que  nous  avons  vu  jouer  dernièrement  ici. 
Jusqu'à  présent  j'ai  fermé  un  œil,  quelquefois  les  deux  sur  ce  désor- 
dre; mais  quand  Pépin  sera  son  époux,  il  en  sera  bien  autrement. 

)  —  Grâce  ,  grâce!  mes  bons  parens,  ne  me  tourmentez  pas  ainsi, 
répliqua  Clémentine  d'une  voix  suppliante.  Depuis  que  j'ai  quitté  la 
Résidence,  je  ne  l'ai  plus  revu  ,  je  n'en  ai  plus  entendu  parler. 

.  C'est  ce  que  vous  pouviez  faire  de  mieux  ,  répondit  M.  Weixler. 

Si  tout  était  resté  dans  le  même  état  qu'auparavant...  je  ne  dis  pas... 
vous  étiez  destinés  l'un  à  l'autre-.. 

>  Oui ,  s'écria  la  conseillère;  mais  alors  le  vieux  Hubert  n'avait 
pas  fait  banqueroute  et  ne  nous  avait  pas  volé  six  mille  écus.  Homme 
sans  conscience!  Il  est  mort  depuis,  c'est  vrai,  de  chagrin,  dit-on; 
mais  notre  argent  n'en  est  pas  moins  perdu.  Il  laisse  son  fils  sans  une 
obole,  et  il  ne  peut  plus  être  question  de  mariage.  Cependant  Clémen- 
tine a  toujours  conservé  un  caprice  pour  cet  amant ,  et  cela  malgré  les 
sa^^es  remontrances  de  sa  tante  Klappermund.  Pourquoi  n'as-tu  pas 
fait  comme  ton  beau  Théodore?  A  peine  étais-tu  partie,  que  cet  incon- 
sidéré jeune  homme  a  fait  gaiement  son  paquet ,  et  s'en  est  allé  en 
Grèce  au  milieu  des  païens  et  des  rebelles. 

,  —  Ah  !  il  est  sans  doute  tué  depuis  long-temps  !  murmura  Clémen- 
tine en  soupirant. 

>  —  Hem!  répliqua  le  conseiller  d'un  ton  important.  Il  est  certain 
que  les  Turcs  n'entendent  pas  la  raillerie  ,  et  qu'ils  mettent  dans  leurs 
combats  assez  ])eu  de  procédés.  Elle  lui  aura  passé  ,  à  ce  jeune  homme, 
l'arrogance  avec  laquelle  il  se  pavanait  dans  les  rues.  Parce  qu'il  reve- 
nait de  l'académie,  ne  croyait-il  pas  être  un  puits  de  science  et  de  sa- 


5 

gesse.  N'a-t-il  pas  eu  l'audace  dédire  au  trésorier  qu'il  avait  oublié  le 
droit,  et  de  me  soutenir  en  lace  que  je  ne  savais  plus  le  latin  !  Aussi  dès 
cet  instant  cessâmes-nous  de  nous  entendre.  Je  suis  lier  de  mon  latin, 
moi ,  et  si  j'ai  dit  une  fois  itinerern  pour  iter,  cela  ne  peut-il  pas  arriver 
à  tout  bon  chrétien  ,  et  même  à  un  garde-des-sceaux  ? 


III. 


e  Avec  tout  cela  ,  ajouta  M.  Weixler  après  une  longue  pause,  avec 
tout  cela  je  serais  fort  charmé  de  l'avoir  pour  le  moment  sous  la  main. 
On  doit  présenter  des  vers  au  roi ,  et  malheureusement  notre  ville  n'a 
pas  encore  produit  d'autre  poète. 

»  —  Comment  I  s'écria  Augustine  ;  mais  j'en  connais  moi-même  au 
moins  une  douzaine,  qui,  pleins  de  zèle  et  d'ardeur,  ne  laissent  pas  pas- 
ser une  feuille  périodique,  une  revue,  un  almanach,  sans  y  déposer  leur 
petit  grain  d'encens. 

»  —  C'est  vrai ,  répondit  le  conseiller  ;  mais  ce  n'est  pas  un  encens 
digne  d'un  roi.  Le  bourgmestre,  qui  a  beaucoup  d'esprit,  dit  qu'il 
faudrait  offrir  à  sa  majesté  quelque  chose  de  distingué  ,  d'original ,  et 
Dieu  sait  cependant  s'il  y  a  quelque  chose  d'original  dans  nos  poètes. 
Donnez-leur  des  rimes  telles  queyo?/r  et  amour,  plaisir  et  soupir^  cœur  et 
douleur,  ils  vous  broderont  là-dessus  une  petite  pièce  fort  gentille, 
peut-être;  mais  il  faut  plus  que  cela  pour  un  roi.  Théodore  s'en  serait 
tiré  sur-le-champ  et  avec  honneur,  car  il  avait  les  idée^'s  du  diable,  ce 
jeune  homme  ,  on  ne  peut  le  contester.  Mais  Dieu  sait  si,  à  l'heure  qu'il 
est ,  il  ne  doit  pas  composer  quelque  épithalame  pour  Ibrahim ,  ou  s'il 
ne  repose  pas  dans  le  sein  d'Abraham,  où  l'on  ne  rime  plus,  à  ce  que  je 
pense.  > 


IV. 


La  porte  s'ouvrit,  et  des  éperons. retentissans  annoncèrent  M.  André 
Pépin,  brasseur  au  Soleil-d'Or,  fiancé  de  Clémentine,  qui  parut  bientô  t 
en  grand  uniforme  de  garde  national.  Sa  figure  joufflue  et  parée  des 
roses  de  vingt-huit  printemps,  était  couverte  de  sueur.  Tout  eo  cher- 


G 
chant  à  reprendre  haleine  ,  il  déboucla  son  grand  sabre  ,  s'étendit  dans 
un  fauteuil,  serra  la  main  de  Clémentine  avec  une  lourde  galanterie, 
but  un  grand  verre  de  roussillon  que  l'attentive  madame  Wcixler  ve- 
nait de  placer  devant  lui;  puis  il  se  mit  à  se  lamenter  sur  l'excessive 
chaleur  qu'il  faisait,  et  sur  l'obligation  où  il  était  de  courir  chez  tous  les 
tailleurs,  selliers,  armuriers  de  la  ville  ,  afin  de  leur  faire  voir  en  lui, 
André  Pépin ,  un  modèle  de  la  forme  qu'ils  devaient  donner  aux  arti- 
cles qu  ils  confectionnaient.  Puis  il  parla  de  ses  vers. 

«  Des  vers!  oui,  des  vers!  ô  maudite  poésie!  »  murmura  Weixler 
avec  un  profond  soupir,  tourmenté  qu'il  était  par  la  disette  de  poètes. 

Pépin  s'informa  de  la  cause  de  son  inquiétude.  L'ayant  apprise  ,  il 
se  mit  à  réfléchir  profondément ,  hocha  sa  grosse  tète  d'un  air  mysté- 
rieux, fit  claquer  ses  doigts,  et  s'écria  enfin  :  «  Que  vous  semblerait, 
mon  cher  cousin  le  conseiller,  si  je  vous  donnais  ces  vers?  » 

Augusline  se  mit  à  chanter  tout  haut,  les  autres  le  regardaient  stUr- 
péfaits  de  sa  témérité. 

Pépin  devina  le  sujet  de  leur  étonnement  :  «  Ce  n'est  pas  mon  des- 
sein de  les  faire  moi-même.  Non,  que  le  cordonnier  reste  à  sa  forme. 
Parlez-moi  houblon  ,  orge,  drêche  ,  et  autres  choses  pareilles,  à  tout 
cela  je  m'entends  fort  bien ,  mais  la  poésie  est  pour  moi  de  l'algèbre. 
.T'ai  à  Scherau  un  ami  qui  fait  les  vers  comme  un  vrai  diable,  et  qui  a 
déjà  complimenté  empereurs  et  rois.  C'est  de  lui  que  je  vous  ferai 
avoir  ce  que  vous  désirez,  après-demain  au  plus  tard. 

»  —  Ce  sera  le  dernier  moment,  répondit  le  conseiller.  Mais  si  vous 
nous  manquiez  de  parole,  cousin  Pépin  ,  ou  si  les  vers  étaient  si  mau- 
vais que  l'on  n'osât  les  présenter... 

»  —  Eh  !  s'écria  Pépin,  pour  qui  nousprenez'vous  donc?«uis-jc  un 
benêt,  à  votre  avis?  mon  ami  en  est-il  un?  La  ga/.etle  de  Scherau  n'est- 
elle  pas  remplie  des  vers  qu'il  fait  à  toutes  occasions,  pour  la  paix, 
pour  la  guerre,  pour  la  république  ou  la  monarchie?  IS'est-il  pas  prié 
à  tous  les  baptêmes?  Y  a-t-il  une  noce  à  laquelle  il  n'assiste  pas?  Il  se 
plie  à  tout,  vous  dis-je  ,  et  je  vous  réponds  de  lui.  jMais  à  propos,  j'y 
mets  une  condition  :  c'est  que  si  je  vous  procure  les  vers  pour  le  temps 
convenu,  mon  mariage  avec  Clémentine  sera  conclu  aussitôt  que  faire 
se  pourra. 

»  — Oh!  Dieu  m'en  préserve!  »  murmura  la  pauvre  enfant  effrayée. 
Augustine  cette  fois  ne  rit  plus,  mais  elle  jeta  sur  son  père  un  regard 
courrouce.  La  maman  approuva  la  proposition  d'un  signe  de  tête  ,  tan- 


7; 

dis  que  son  ^ari  avalait  lentement  les  dernières  gouttes  4iQ  vi^  <|uisc 
trouvaient  au  fond  de  son  verre. 

«  Qu'eutendez-vous  par  là,  mon  futur  beau-fils?  demanda  ma- 
dame Weixler.  Expliqucj-nous  vos  intentions. 

»  —  Mes  intentions?  répondit  Pépin.  Mais  ,  je  n'ai  aucune  intention, 
j'ai  des  vues  chrétiennes  sur  Clémentine,  et  voici  ce  que  j'calendais.  Le 
roi  arrive  jeudi ,  n'est-il  pas  vrail*  Mous  n'avons  donc  ni  l'un  uj  laulre 
Le  temps  de  nous  marier.  Moi,  je  dois  escorter  le  prince;  Cléraentiije 
doit  le  complimenter.  Vendredi  a  lieu  une  grande  revue.  - —  Ainsi  pas 
de  mariage  ce  jour-là  non  plus.  Samedi  est  le  jour  où  l'on  prépare  sa 
toilette;  dimanche  enfin  se  donne  le  grand  bal  à  la  porte  duquel  je 
dois  monter  la  garde,  et  où  Clémentine  doit  danser  avec  le  roi ,  aiusi 
que  ses  compagnes.  Il  ne  peut  donc  être  question  de  mariage  Mais 
lundi...  oui,  lundi,  je  ne  suis  pas  d'avis  d'attendre  plus  long-temps. 
Pour  faire  plus  de  sensation,  ma  fiancée  mettra  la  robe  qu'elfe  avait  le 
jour  de  l'arrivée  du  roi,  et  moi ,  l'uniforme  de  garde  national.  Car, 
entre  nous,  il  me  va  fort  bien,  quoique  j'éprouve  quelque  dAWiculjLé  à 
me  remuer.  » 


V. 


Tout  fut  arrangé  comme  Pépin  l'avait  demandé,  sans  qu'on  se  don, 
nât  même  la  peine  de  consulter  la  partie  intéressée  à  laffaire.  M.  et 
madame  Weixler  se  retirèrent  alors  pour  faire  leur  sieste  ,  Clémentine 
disparut  pour  aller  pleurer  dans  sa  chambre  ,  et  Pépin  se  dirigea  pe- 
samment vers  son  schako.  Augustine,  qui,  assise  silencieusement  près  de 
la  fenêtre,  paraissait  n'attendre  qu'une  occasion  favorable,  le  prévint, 
et  se  plaçant  devant  la  porte  par  où  Pépin  voulait  sortir  :  i  Voilà  de 
belles  choses!  s'écria-t-elle  irritée,  il  a  maintenant  jeté  le  masque,  l'ai 
mable  cousin,  et  moi  je  vais  faire  comme  lui.  Je  ne  suis  pas  ime  brebis 
aussi  paisible  qu'il  se  l'est  imaginé,  et  je  ne  m'en  laissepas  faire  accroire. 
J'ai  jusqu'à  présent  regardé  toute  cette  histoire  de  mariage  comme  une 
vaine  plaisanterie.  Clémentine  ne  veut  pas  de  lui ,  et  je  ne  pouvais 
prendre  au  sérieux  ses  grimaces.  Mais  il  s'est  expliqué  aujourd'hui  si 
clairement,  que  je  ne  me  tairai  pas  plus  long-temps.  Que  m'a-t-il  pro 
mis?  Qu'avons-nous  décidé  le  dernier  joUr  de  la  Saint-Martin  où  nous 
avons  mangé  l'oie  grasse?  Hein?  » 


8 
Pépin ,  embarrassé,  ne  put  trouver  un  mot  à  répondre.  Augustine 
continua  donc  avec  une  véhémence  toujours  croissante.  «  Il  ne  me  ré- 
pond pas.  Nierez-vous  que  vous  m'avez  promis  le  mariage  ,  à  moi  ?  Vous 
aviez  à  payer  une  lellrc  de  change,  et  l'argent  vous  manquait  ce  jour- 
là.  II  vous  fallait  encore  quatre-vingts  écus.  Vous  ne  vous  adressâtes 
pas  à  notre  père  ,  car  vous  saviez  qu'il  ne  vous  prêterait  rien  ;  mais  à 
moi,  vous  m'avez  suppliée  de  vous  donner  mes  épargnes...  le  savez- 
vous  encore?  Et  vous  êtes  revenu  tout  joyeux,  le  soir,  et  vous  m'avez 
répété  cent  fois  :  (]hère  Augustine  ,  je  ne  l'oublierai  de  ma  vie...  Au- 
gustine ,  veux-tu  être  ma  femme?...  Augustine  ,  nous  serons  unis  avant 
la  fin  de  Tannée.  Vous  en  souvenez  vous  encore,  hein?  Vous  me  l'avez 
dit  dans  la  cuisine  pendant  que  je  préparais  le  café. —  Pépin,  vous  dis- 
je...  mon  cher  cousin  ,  vous  êtes  ivre  ou  fou  ,  ou  bien  parlez-vous  sé- 
rieusement? —  Alors  vous  vous  mîtes  à  rire  ,  vous  bî'ites  une  tasse  de 
calé. — Que  ce  café  me  serve  de  poison,  répondites-vous,  si  je  ne  parle 
pas  sérieusement.  —  Vous  m'offrîtes  alors  votre  bague  en  souvenir,  et 
je  vous  donnai  la  mienne,  que  vous  me  demandâtes  avec  instance  ;  ose- 
rez-vous  nier  ces  faits  ? 

>  — Non,  chère  Augustine,  murmura  Pépin  tout  confus  ;  mais  les 
circonstances...  ont  changé. 

»  —  C'est  une  défaite  ,  répliqua  avec  emportement  Augustine  ,  rien 
n'est  changé.  Neuf  mois  se  sont  écoulés  depuis  ,  et  voilà  tout.  Que  trou- 
vez-vous de  si  attrayant  dans  cette  pâle  Clémentine  qui  ne  peut  vous 
souffrir? 

»  —  Chère  cousine...  permettez  que  j'aie  l'honneur  de  vous  dire...  il 
faut  que  je  me  marie  à  cause  de  mon  commerce...  .l'ai  sondé  le  terrain 
à  plusieurs  reprises...  j'aurais  voulu  vous  avoir  pour  femme  ;  mais  vos 
parens  ont  déclaré  positivement  que  Clémentine  devait  être  mariée  la 
première. 

»  —  Belle  excuse  !  sonder  le  terrain  !  Pourquoi  n'avezvous  pas  dit 
clairement  votre  motif  véritable?  Ce  n'est  pas  à  moi  de  le  faire...  cela 
ne  convient  pas  à  une  demoiselle  ,  mais...  patience...  nous  ne  sommes 
pas  encore  au  bout. 

»  —  Puisque  vous  ne  pouvez  pas  marcher  à  l'autel  avant  Clémen- 
tine ,  il  faut  bien  que  je  prenne  celle-ci  pour  femme. 

>  —  Homme  faux  et  menteur!  s'écria  Augustine.  Savez-vous  ce  que 
je  ferai ,  si  vous  me  poussez  au  désespoir?  J'ai  votre  bague...  je  forme» 
rai  opposition  devant  le  consistoire...  > 


9 

VI. 

Le  lendemain  le  magister  Vermicularius  à  Scherau  reçut  par  la 
poste  un  petit  billet  renfermant  trois  thalers  et  ces  mots: 

«  Excellent   magisler   et  collaborateur    de    la   célèbre    gazette    de 
»  Scherau  ,  le  Héraut  b/asonné , 

»  Selon  toute  apparence,  quelques  heures  après  la  réception  de  cette 
»  lettre,  vous  recevrez  la  visite  de  Pépin,  hôte  du  Soleil  dans  celte 
»  ville,  pour  vous  prier  de  composer  des  vers  que  la  bourgeoisie  d'Ap- 
>  pelhausen  puisse  présenter  au  roi  lors  de  son  arrivée.  Vous  savez  que 
»  Pépin  est  votre  ami,  et  que  par  conséquent  il  ne  vous  paiera  pas  pour 
»  cela.  Ci-joints  trois  thalers  ,  afin  de  vous  engager  à  ne  point  faire 
»  ces  vers.  Vous  en  recevrez  en  outre  trois  autres  si  Pépin  revient  les 
»  mains  vides.  —  Il  s'agit  d'une  gageure  qu'il  faut  absolument  qu'il 
»  perde. 

>  En  attendant,  etc. 

»  Appelhausen ,  le...  »  A.  B.  C  » 

A  la  lecture  de  ce  billet  qui  ne  brillait  pas  par  son  orthographe ,  le 
magister  d'un  air  sournois  mit  l'argent  dans  sa  casette  toujours  vide, 
et  attendit  plein  d'assurance  l'arrivée  de  Pépin,  qui  effectivement  ne 
tarda  pas  à  paraître. 

Mais  quelle  fut  la  stupéfaction  de  ce  dernier  lorsque  son  ami,  ordi- 
nairement si  complaisant,  lui  fit  une  réponse  négative,  appuyée  sur 
des  raisons  futiles  et  des  lieux  communs,  à  sa  demande,  qu'il  avait 
cherché  à  arranger  de  la  manière  la  plus  persuasive  possible.  Vermicu- 
larius se  retrancha  derrière  le  manque  de  temps  ,  l'ouvrage,  la  mala- 
die ,  etc.  Pépin  fut  presque  réduit  au  désespoir. 

«Mais,  au  nom  de  Dieu!  que  ferai-je?...  ma  fiancée...  je  perds 
tout...  si  je  reviens  sans  les  vers. 

»  —  Votre  fiancée?  »  demanda  le  magister  en  riant. 

Pépin  ne  put  résister  au  désir  de  lui  tout  raconter  avec  sa  franchise 
ordinaire. 

Le  magister  devenant  plus  traitable  :  «  Me  donnerez-vous  quelque 
chose  pour  ma  peine  ,  mon  cher  ami  ?  demanda-t-il.  Pour  vous  satis- 
faire, il  me  faudrait  laisser  de  côté  des  travaux  importans.  » 

A  cette  proposition  inattendue  ,  l'hôte  du  Soleil  se  grattïi  la  tête  ; 


10 

mais  l'urgence  des  circonstances  ne  permettait  aucune  discussion.  «  Et 
qu'exigeriez-vous  donc?  deraanda-t-il  tout  abattu. 

»  —  Un  fréderic  d'or  pavé  d'avance,  repondit  le  magister,  et  une 
pareille  somme  à  celui  qui  vous  remettra  les  vers.  Alors  demain  soir 
vous  les  aurez.  » 

Que  faire?  se  demanda  le  garde  national  tout  perplexe;  il  faut  bien 
y  consentir.  Pépin  retourna  toutes  ses  poches  afin  de  rassembler  assez 
de  pièces  de  six  gros  pour  faire  le  fréderic  d'or  qu'il  devait  payer  d'a- 
vance, et  à  les  aligner  sur  le  pupitre  du  magister. 

«Voilà,  voilà,  mon  cher  ami,  s'écria-l-il  après  avoir  terminé 
son  ouvrage  ;  voilà  votre  argent.  A  présent,  voire  parole  d'honneur  que 
les  vers  seront  faits  sans  faute  pour  demain  au  soir. 

i  —  Soyez  sans  inquiétude,  excellent  hôte  du  Soleil.  Tout  sera  fait. 
Au  reste  ,  adieu  ,  et  préparez,  en  attendant,  le  second  fréderic  d'or.   » 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  protestations  réciproques  que  le  magister 
accompagna  Pépin,  puis  rentra  dans  son  cabinet  en  se  frottant  joyeu- 
sement les  m^in§.  Ce  jour  était  en  effet  pour  lui  un  jour  d'or.  Neuf  écus 
étaient  tombés  dans  sa  caisse  comme  par  enchantement,  et  il  en 
avait  encore  autant  en  perspective j  car,  casuiste  habile,  il  avait  déjà 
trouvé  un  moyen  de  satisfaire  les  deux  partis.  Pépin  retournait  les 
mains  vides;  l'anonyme  devait  donc  payer.  Les  vers  seraient  faits  et 
portés  par  un  tiers  ;  Pépin  ne  pouvait  donc  refuser  le  second  fréderic. 
Après  cet  expédient  trouvé,  le  magister  ferma  son  bureau,  et  se  glissa 
chez  l'italien  le  plus  proche  pour  s'y  reconforter  d'une  excellente  sa- 
lade aux  sardines  et  aux  olives. 


VII. 


\  son  retour,  Pépin  entra  dans  la  maison  de  M.  Wcixlcr,  fort  em- 
barrassé des  moyens  qu'il  emploierait  pour  excuser  le  retard.  Mais  le 
conseiller  étant  absent,  les  difficultés  s'aplanirent.  Madame  Weixler, 
mieux  disposée  en  sa  faveur,  loin  de  le  blâmer,  chercha  à  le  consoler. 
Puis  elle  sortit  pour  faire  servir  le  souper.  Clémentine,  qui  jusqu'alors 
n'avait  pas  ouvert  la  bouche,  s'approcha  de  lui  :  «  Mon  cher  cousin, 
lâii  dit-elle  avec  des  larmes  dans  la  voix,  est-il  donc  bien  vrai  (jue  vous 
persistiez  à  m'épouser,  après  que  je  vous  ai  déclaré  positivement  que 


11 

je  ne  puis  pas  vous  aimer;'  J'obéirai,  s'il  le  faut,  à  mes  parens,  comme 
une  fille  soumise  doit  le  faire, ,  mais  nous  serons  malheureux  tous  les 
deux.  Réfléchissez  à  cela,  o 

Elle  sortit  aussi ,  et  Pépin  aurait  Lien  Jésiré  prendre  la  fuite ,  car  il 
se  trouvait  alors  seul,  tout  seul  avec  la  terrible  Augustine;  il  s'atten- 
dait à  une  tempête  effroyable,  mais  il  en  fut  autrement. 

M  Votre  voyage  vous  a-t-il  réussi?  lui  demanda-t-elle  en  minaudant: 
avez-vous  été  heureux? 

»  —  Oh!  oui,  balbutia  Pépin  tout  tremblant,  me  voici  de  retour 
sain  et  sauf,  et  bientôt  je  me  retrouverai  chez  moi ,  chère  cousine. 

»  —  Cela  me  fait  un  sensible  plaisir  ,  reprit  Augustine.  Quand  nous 
serons  mariés,  je  ne  vous  permettrai  plus  de  me  quitter  d'un  seul  pasj 
un  malheur  est  sitôt  arrivé  ! 

>  —  Oui...  oui...  sans  doute,  bégaya  Pépin  stupéfait  ;  mais  les  affai- 
res sont  souvent... 

»  —  Du  tout ,  répondit  Augustine  ;  tout  peut  se  traiter  par  corres- 
pondance, et  comme  je  sais  que  vous  n'êtes  pas  très  fort  sur  celte  partie- 
là  ,  je  me  charge  de  ce  soin  ,  et  mon  petit  mari  ne  sera  plus  exposé  seul 
aux  dangers  d'un  voyage. 

» —  Eh  !  qu'est-ce  à  dire  ?  demanda  Pépin  immobile  de  surprise.  Je  ne 
sais  pas...  est-ce  que  j'entends  bien  ou  non?  Vous  parlez  précisément 
.comme  si  vous  étiez  ma  femme. 

»  —  Si  je  ne  le  suis  pas  encore,  cela  peut  se  faire,  répliqua  Augus- 
tine avec  un  air  d'indifférence  affecté,  ou  plutôt  cela  se  fera,  enten- 
dez-vous, monsieur  mon  cousin. 

»  —  Dieu  ait  pitié  de  nous  !  s'écria  le  cousin  en  gémissant.  Je  donne- 
rais beaucoup  pour  que  vous  n'eussiez  pas  conçu  un  si  furieux  amour 
pour  moi.  Vous  seriez  vraiment  capable  de  faire  quelque  sottise. 

»  —  Je  ne  ferai  jamais  que  des  choses  raisonnables,  répondit  Augus- 
tine en  riant  ;  vous  verrez.  Aussi,  tenez-vous  bien  sur  vos  gardes,  et 
soyez  prudent,  je  vous  le  conseille.  » 

A  ces  mots  elle  lui  tourna  le  dos.  Pépin  voulut  ajouter  quelques  mots 
et  la  menaça  de' tout  découvrir  à  ses  parens;  mais  Augustine  lui  rit  au 
nez,  se  mit  à  fredonner  un  petit  air,  et  le  laissa  bouder  tout  à  son  aise. 

Pépin  seniit  enfin  qu'il  faisait  là  une  assez  sotte  figure,,  et  il  courut 

cacher  dans  sa  maisoii  ses  espérances  et  ses  chagrins, 
ôf,  3o  êauii  «I  Jnoin23ilqtn6  :  ô'b  iQiv 


12 

VIII. 


Je  ne  sais  quel  Dieu  eut  pitié  de  lui  ;  mais  le  magister  tint  sa  promesse. 
Le  lundi  soir  un  bon  génie  ou  un  factotum  de  Vermicularius,  ou  tout  ce 
que  vous  voudrez,  parut  devant  lui.  A  voir  son  habit  râpé,  ses  guêtres 
couvertes  de  poussière,  son  chapeau  usé,  il  était  difficile  de  le  prendre 
pour  quelque  être  d'une  nature  supérieure;  mais  pour  Pépin  ce  fut  un 
véritable  messager  du  ciel,  puisqu'il  lui  apporta  les  complimens  du  ma- 
gister et  les  vers  tant  désirés. 

Rien  qu'à  en  juger  par  l'élégante  enveloppe  et  la  belle  feuille  de  pa- 
pier vélin  sur  laquelle  ils  étaient  écrits,  le  brasseur  extasié  fut  persuadé 
que  c'était  un  poème  superbe  et  d'une  longueur  officielle.  Aussi,  plein 
d'un  tendre  intérêt  pour  le  messager,  il  lui  fit  donner  à  boire  et  à  man- 
ger, et  lui  indiqua  une  jolie  petite  chambre  où  il  pût  se  reposer  de  ses 
fatigues.  Lui-même  il  passa  une  partie  de  la  nuit ,  agréablement  occupé 
à  contempler  le  merveilleux  poème,  que,  dès  la  pointe  du  jour,  il  courut 
porter  au  conseiller.  Celui-ci  le  lut  attentivement,  daigna  lui  dtnner 
sa  haute  approbation,  et  l'envoya  au  bourgmestre  pour  qu'il  en  jugeât 
à  son  tour. 

En  apprenant  que  Pépin  avait  rempli  sa  promesse,  Clémentine 
pleura,  Augusline  bouda,  mais  toutes  deux  se  consolèrent  bientôt. 
Clémentine  s'en  remit  à  la  volonté  du  ciel  et  de  ses  parens,  Augustine 
médita  quelque  nouvelle  ruse,  et  pour  se  venger  ,  tourna  en  ridicule 
Pépin  qui  s'approchait  d'un  air  triomphant.  Quant  à  lui,  il  ne  s'inquiéta 
ni  de  la  tristesse  de  l'une ,  ni  des  malices  de  l'autre. 


IX. 


Le  jeudi,  dès  le  point  du  jour  tout  s'agita  dans  la  petite  ville.  Les 
rues  se  pavoisèrent  de  drapeaux  aux  couleurs  nationales,  de  pièces 
d'étoffes  bigarrées,  de  guirlandes  de  fleurs  cueillies  la  veille j  chaque 
maison  avait  son  rameau  verdoyant. 

Sur  les  visages  de  tous  les  habitans  brillait  la  joie  la  plus  vive  et  la 
plus  pure.  Des  groupes  pleins  d'allégresse  remplissaient  les  rues  et  se 
précipitaient  devant  la  porte  où  était  construit  un  arc  de  triomphe  eu 


13 

feuil'age  orné  d'une  inscription  courte,  mais  cordiale,  en  lettres  d'or. 
Les  jardins  publics  regorgeaient  d'une  jeunesse  pressée  de  vivre,  qui  ne 
croyait  pouvoir  célébrer  dignement  une  fête  que  retranchée  derrière  des 
cruchons  de  bière  etdesbouteilles  devin.  Quant  à  Weixieret  àsa  famille, 
ce  jour  était  pour  eux  un  jour  cruel.  La  malicieuse  Augustine  avait 
seule  trouvé  le  moyen  de  se  divertir  de  tous  les  petits  désagrémens  dont 
un  pareil  jour  abonde.  Chantant ,  dansant ,  le  petit  démon  courait  par- 
tout et  se  moquait  de  tout.  Au  coup  de  midi ,  M.  Weixler  endossa  son 
noir  costume  de  conseiller;  mais  hélas!  plus  il  voulait  se  hâter,  moins 
il  avançait,  le  pauvre  homme!  Tantôt  son  bas  n'était  pas  assez  tendu... 
tantôt  sa  jarretière  se  déchirait...  son  jabot  ne  voulait  pas  s'arranger... 
il  n'en  pouvait  finir  avec  sa  cravate.  Il  avait  beau  soupirer,  jurer 
même  ,  soupirs  ni  juremens  ne  lui  servaient  à  rien  ,  et  les  rebelles  vête- 
mens  n'en  allaient  pas  mieux.  Dans  son  désespoir,  il  appela  enfin  Au- 
gustine à  son  aide  ;  mais  la  méchante  se  fit  un  plaisir  de  déranger  encore 
davantage  sa  toilette,  et  de  l'empaqueter  dans  une  telle  quantité  d'ha- 
bits, qu'il  se  courrouça  et  la  renvoya.  Le  démon  aux  cheveux  d'or  alla 
donc  chercher  un  autre  théâtre  à  ses  exploits,  et  ce  fut  la  chambre 
de  Clémentine  qu'il  choisit.  Là ,  madame  Weixler  suait  sang  et  eau  à 
parer  l'élue  de  la  fête,  mais  elle  n'en  pouvait  venir  à  bout;  cependant 
il  fallait  qu'elle  s'en  occupât,  puisque  Clémentine  restait  impassible  et 
ne  se  mêlait  de  rien.  Augustine  lui  parut  donc  un  secours  envoyé  par 
le  ciel.  Mais  la  malicieuse  jouait  la  maladroite,  et  faisait  tout  avec 
une  telle  lenteur  et  une  telle  nonchalance,  que  \di patience  échappa  enfin 
à  sa  sœur. 


X. 


t  Dis-moi  donc,  au  nom  du  ciel!  Augustine,  lui  demanda-t-elle 
lorsque  la  mère  eut  couru  au  secours  du  conseiller  désespéré,  dis-moi 
donc  si  tu  cherches  par  tes  taquineries  à  m'ôter  le  peu  de  tête  qui  me 
reste  .^  Si  tu  savais  combien  il  m'est  pénible  de  complimenter  aujour- 
d'hui le  roi ,  oh  !  tu  ne  me  tourmenterais  pas  ainsi  ! 

>  —  Est-ce  que  je  te  tourmente?  répondit  Augustine  avec  indiffé- 
rence. Tu  dois  avoir  de  la  patience  :  je  ne  m'entends  pas  en  toilette 
aussi  bien  qu'une  demoiselle  de  la  Résidence  I 


»  —  On  voit  là  la  pure  méchanceté  !  répliqua  Clémentine  en  rajus- 
tant d'une  main  tremblante  un  ruban  que  sa  sœur  venait  d'attacher  de 
travers.  Si  tu  devais  paraître  toi-même  devant  le  roi... 

»  —  Oh  !  Dieu  m'en  garde  !  s'écria  Augustine  en  prenant  un  petit  air 
d'innocence;  je  n'ai  pas  le  pli  que  le  séjour  de  la  Résidence  peut  seul 
donner  :  je  ne  suis  qu'une  pauvre  fille  de  province,  et  je  ferais  de  belles 
sottises  1 

»  —  Hypocrite!  répondit  Clémentine...  Mais,  mon  Dieu!  comment 
as-tu   donc  entrelacé  ces  roses  dans  mes  cheveux?  je  ressemble  ù  un 

epouvantail...  ^  ^^^j  ^jo^  jôJncT  lommoil  si/uco 

»  —  Je  ne  savais  pas  cela,  reprit  Augustine,  étendue  commodément 
sur  le  sofa  pendant  que  sa  sœur  réparait  sa  coiffure.  La  rose  éiait  fort 
bien  placée;  mais,  vraiment ,  une  fiancée  ne  saurait  être  trop  belle... 

»  —  Oh!  fi  !  s'écria  Clémentine  ,  ïa  douleur  peinte  sur  le  visage  ;  je 
n'aurais  jamais  cru  que  ta  méchanceté  pût  aller  jusque  là  !  » 

Elle  s'assit  à  l'autre  bout  du  sofa,  et  se  mit  à  pleurer  amèrement. 
Ses  larmes  émurent  Augustine,  qui  se  rapprocha  d'elle  et  l'embrassa 
avec  tendresse.  ^o^j;  f* 

a  Ne  pleure  pas  ,  Clémentine,  lui  dit-elle  ;  je  ne  voulais  pas  te  faire 
tant  de  peine...  Je  sais  bien  que  ce  mariage  est  un  supplice  pour  toi  : 
pourquoi  te  soumets-tu  de  si  bon  gré? 

•^   n  — Que  dois-je  faire?  affliger  mes  parens  par  une  résistance  iuulile? 
L'obéissance  est  le  premier  devoir  des  enfans. 

),  —  Tout  cela  est  bel  et  bon  ;  pfiais  si  l'on  pouvait  remédier  au  mal , 
en  serais-tu  contente  ,  hein  ! 

„  —  Peux- tu  le  demander  ?  Mais  il  n'y  a  pas  d'espoir  :  la  volonté  de 
mes  parens  ,  le  désir  de  notre  cousin... 

„ Du   cousin?...   Il  désire  certainement  beaucoup;   cependant  le 

destin  est  plus  fort  que  lui ,  et  triomphera  à  la  fin.  Et  si  monsieur  le 
brigadier  de  la  garde  nationale  se  décidait  autrement? 

»  —  Ah!  Dieu  le  veuille!  s'écria  Clémentine  en  frappant  joyeusement 
dans  ses  mains,  ravie  qu'elle  était  de  la  simple  possibilité  d'échapper  à 
ce  mariage. 

,y Souscrirais-tu  alors  une  rcnontialion  à  ce  mariage? 

„  —  Avec  quel  plaisir  !  à  l'heure  même  ,   à  l'instant!  .  ^^  inilb 

I Touche  là!  dit  Augustine  avec  gravité.  Si  tu  y  consens,  je  jne 

fais  fort ,  ou  à  peu  près,  de  te  délivrer. 

„  _,  Toi?  demanda  Cléracntine  étonnée.;  hél  comment  fcras-tu? 


15 

»  —  Cela  me  regarde,  répondit  la  sœur  d'un  air  plus  important  en- 
core ;  mais,  pour  me  prouver  que  tu  parles  sérieusement,  signe-moi 
ce  revers  à  l'instant.  " 

Et  elle  tira  de  son  sein  un  petit  papier  auquel  il  ne  manquait  plas 
que  la  signature.  Clémentine  parcourut  des  yeux  ,  surprise  et  joyeuse 
à  la  fois,  le  griffonnage  aux  pieds  de  mouche  d'Augustine,  en  vertu  du- 
quel elle  devait  s'engager  en  bonne  forme  à  renoncer  à  la  personne  et 
aux  biens  du  brasseur  de  1  hôtel  du  Soleil. 

«  lié  !  qu'est-ce  à  dire?  demanda-t-elle  ;  il  me  semble  que  tu  avais 
préparé  d'avance  toute  la  scène  qui  vient  de  se  passer!  Que  dois-je 
faire ,  dissimulée  ? 

»  —  Signer!  »  répondit  la  friponne. 

El  elle  mit  la  plume  entre  les  doigts  de  sa  sœur  :  comme  elle  hésitait 
encore,  elle  lui  conduisit  la  main.  Un  instant  après,  la  signature  de 
Clémeniiiie  était  apposée  à  l'acte  de  renonciation. 

XI. 

«  Tu  joues  la  comédie  avec  moi ,  reprit  Clémentine  après  avoir  signé, 
en  voyant  sa  sœur  plier  soigneusement  son  papier  et  le  remettre  dans 
son  sein.  Tu  te  ris  de  ma  douleur  ;  car  ce  papier  ne  servira  de  rien ,  et 
je  me  vois  déjà,  en  pensée,  l'épouse  de  Pépin  !  » 

Elle  laissa  tomber  douloureusement  sa  tête  sur  sa  main  ,  taudis 
qu'Augusiine  chantait  de  toute  la  force  de  ses  poumons  : 

«  Nous  tresserous  pour  toi  la  courouiie  des  vierges  avec  du  papier  violet. 

"  —  EIi  !  Augustine  !  Augustine  1  s'écria  la  mère  en  entrant,  cesse  tes 
sauts  désordonnés...  Le  droski  du  cousin  vient  d'arriver  ;  lui-même  se 
tient  à  cheval  auprès.  » 

Clémentine  mit  ses  gants  de  soie,  se  plaça  une  fois  encore  devant  la 
glace  pour  rajuster  le  nœud  de  rUbans  aux  couleurs  nationales  qu'elle 
portait  sur  le  sein,  les  roses  qui  paraient  ses  cheveux;  elle  jeta  un 
coup  d'ceil  sur  ses  jolis  petits  pieds,  et,  satisfaite  de  sa  toilette  ,  elle 
s'élança  avec  sa  mère  et  sa  sœur  dans  le  droski  du  cousin.  Elle  s'assit 
à  la  place  d'honneur,  et  sa  mère  se  mit  auprès  d'elle,  toute  fière  et 
toute  glorieuse,  tandis  qu'Augusiine  occupa  une  banquette  de  travers 
pour  ne  pas  perdre  de  vue  le  malheureux  Pépin,  qui  galopait  à  la  por- 
tière et  qui  ne  savait  comment  se  soustraire  à  ses  regards,  pleins  d'une 

amère  raillerie. 

j 


^ÊM 


16 

Le  domestique  de  l'hàlel  du  Soleil,  paré  de  ses  habits  des  dimanches, 
était  l'Automëdon  du  droski. 

«  Où  est  papa  ".*  demanda  Clémentine  en  s'apercevant  de  son  ab- 
sence. 

u  —  Il  est  déjà  parti,  répondit  la  conseillère  ,  avec  le  bourgmestre 
et  la  députalion  du  conseil,  pour  aller  au-devant  du  roi.  » 

Au  même  instant  vint  à  passer  un  équipage  où  était  mademoiselle 
Adélaïde,  la  fille  du  bourgmestre  et  l'orateur  du  beau  sexe  d'Appel- 
Iiausen,  tenant  sur  ses  genoux  un  magnifique  coussin  de  velours  rouge 
sur  lequel  était  posée  la  couronne  de  chêne  et  de  laurier  destinés  au 
souverain. 

«Ah!  Jésus!  s'écria  Clémentine,  nous  voilà  pris!  Mon  père  et  le 
bourgmestre  sont  partis  ,  et  je  n'ai  ni  le  coussin  ni  les  vers  que  je  dois 
présenter  à  Sa  Majesté...  Que  ferons  nous,  au  nom  du  ciel?  que  diront 
ces  autres  demoiselles  quand  elles  sauront  que  j'ai  oublié  le  plus  néces- 
saire de  tout? 

»  —  Hélas  !  hélas  !  dit  Augustine  d'un  ton  hypocrite ,  Adélaïde,  avec 
son  long  nez,  ne  nous  veut  pas  de  bien  parce  que  nous  l'avons  appelée 
à  l'école  Demoiselle  de  pain  d*épices;  depuis  que  son  père  est  bourg- 
mestre, elle  ne  nous  a  pas  adressé  une  seule  parole ,  elle  ne  nous  a  pas 
saluées  une  seule  fois...  Et  la  petite  Philippine ,  qui  est  à  présent  sa 
main  droite...    fille  stupide  ,  et  calomniatrice,  et  orgueilleuse,  et...  » 

La  voiture  s'arrêta  devant  le  pavillon  du  jardin  du  bourgmestre, 
qui  ,  n'étant  éloigné  que  de  quelques  pas  de  l'arc  de  triomphe  ,  avait 
été  choisi  pour  le  lieu  de  rendez-vous  des  jeunes  filles  d'Appelhausen 
chargées  de  complimenter  le  roi. 


XIL 


Pépin  offrit  gauchement  la  main  aux  dames  pour  les  aider  à  des- 
cendre de  voilure,  remonta  sur  son  cheval,  et  disparut  aussi  vite  que 
faire  se  pouvait  à  travers  la  foule  qui  couvrait  la  grande  route  à  une 
demi-lieue  de  distance.  Mesdames  Weixler  entrèrent  dans  le  salon,  où 
se  trouvait  déjà  rassemblé  un  assez  joli  groupe  de  jeunes  filles,  avVc 
leurs  mamans  et  leurs  connaissances.  Ces  demoiselles  répondirent  par 
une  révérence  pleine  de  raideur  et  de  cérémonie  au  salut  des  nouvelles 


17 

arrivées.  Il  ne  fut  pas  bien  difficile  tic  lire  le  mécontentement  qui  se 
manifesta  sur  les  figjures  d'Adélaïde  et  de  Piiilippine,  lorsqu'elles  se 
virent  forcées  de  convenir  intérieurement  que  Clémentine  était  mieux 
qu'elles.  Madame  l'épouse  du  bourj^inestre  fit  un  pas  au-devant  de  la 
conseillère  ,  ainsi  que  l'exigeait  la  politesse  de  convention  ,  le  sourire 
d'usage  sur  les  lèvres.  Madame  Weixler  se  hâta  de  profiter  de  cet  éclair 
de  faveur  pour  faire  connaître  le  malheur  qui  était  arrivé  à  sa  fille  ,  et 
pour  demander  conseil.  Mais  la  bourgmestre  ,  d'un  air  aimable  :  «  Uas- 
suT-ez-vous  ,  dit-elle;  mon  mari  n'est  pas  aussi  oublieux:  le  coussin  et 
les  vers  sont  dans  ce  coin.  Cependant,  ma  fille  pense  qu'il  serait  plus 
convenable  que  ce  fût  Philippine  qui  les  pi'éscntàt  à  Sa  jNIajesté  :  cette 
opinion  me  parait  fort  raisonnable,  et  je  suis  parfaitement  de  son  avis  ; 
car,  vous  en  conviendrez,  un  conseiller  des  finances  occupe  un  rang 
plus  élevé  dans  la  hiérarchie  administrative  qu'un  simple  conseiller;  ce 
n'est  donc  que  justice  que  sa  fille  prenne  le  second  rang,  n'est-il  pas 
vrai ,  ma  chère  amie?  » 

La  colère  alluma  les  yeux  de  la  conseillère,  ses  lèvres  tremblèrent 
convulsivement;  mais  la  prudence  l'emporta  cette  fois,  ce  qui  était  as- 
sez rare  chez  la  bonne  dame.  Elle  prit  la  main  de  Clémentine,  qui  se 
tenait  là  les  yeux  baissés  et  les  joues  couvertes  d'une  rougeur  brûlante  : 
«  Ce  que  vous  me  dites  là,  répondit-elle,  est  tout- à-fait  inattendu. 
Cependant,  je  ne  veux  pas  mettre  de  force  mon  enfant  à  une  place 
qu'on  lui  envie,  et  Clémentine  doit  céder,  sans  aucun  doute,  à  celle 
dont  le  père  occupe  un  rang  si  éminent...  Mais  me  serait-il  permis  de 
vous  demander  si  M.  le  bourgmestre  est  aussi  de  l'avis  de  sa  judicieuse 
fille? 

»  — Sans  doute,  ma  bonne  :  mon  mari  approuve  tout  ce  que  nous 
jugeerns  à  propos  de  faire.  » 

Là-dessus  elle  tourna  le  dos  à  la  conseillère  offensée,  sans  lui  offrir 
même  de  s'asseoir.  Clémentine,  les  larmes  aux  yeux,  se  retira  dans  un 
petit  coin,  en  butte,  ainsi  que  sa  mère,  aux  regards  pleins  de  méchan- 
ceté d'Adélaïde  et  de  Philippine.  Péronelle ,  bonne  jeune  fille  à  l'ame 
froide,  mais  honnête,  fut  la  seule  qui  parut  s'occuper  de  la  pauvre  af- 
fligée :  «Console-toi,  chère  Clémentine,  lui  dit-elle  à  l'oreille;  c'est 
un  effet  de  la  vieille  rancune  d'Adélaïde.  Ne  laisse  pas  voir  combien  ce 
procjdé  te  fait  de  peine,  et  prends  courageusement  place  à  côté  de  moi 
sur  le  second  rang.  Nous  n'en  sommes  pas  moins  plus  joliesque?es 
petites  orgueilleuses.  Nous  n'avons  besoin  de  rien  dire  :  nous  sommes 
3.  2 


18 

parfaitement  habillées ,  et  nous  irons  au  bal ,  et  nous  n'en  recevrons 
pas  moins  un  présent  du  roi...  » 

En  ce  moment,  le  secrétaire  du  bourgmestre,  M.  Winzig,  monta  les 
escaliers  quatre  à  quatre:  «  Mesdames,  secria-t-il  en  entrant ,  vous 
rhë  voyez  tout  hors  d'haleine;  j'accours  à  travers  champs...  M.  le 
bourgmestre  m'a  nommé  maître  des  cérémonies  :  en  conséquence,  mes- 
dames, veuillez  me  suivre.  »  Il  tira  un  billet  de  sa  poche  :  «  Mademoi- 
selle Adélaïde ,  n°  1,  avec  la  couronne  ;  — mademoiselle  Clémentine 
Weixler,  n°  2,  avec  les  vers... 

»  —  Permettez,  mon  cher,  lui  dit  la  bourgmestre  :  nous  avons  dé- 
cidé aue  la  fille  de  IM.  le  conseiller  des  finances... 

,) —  Permettez,  madame,  interrompit  le  maître  des  cérémonies  :  ici 
rien  ne  peut  être  changé.  Voilà  l'ordre  autographe  de  M.  le  bourg- 
riiestre,  approuvé  par  notre  gracieux  souverain. 

» — Notre  souverain!  observa  Adélaïde  j  sait-il  quelque  chose  des 
demoiselles?... 

„  —  Sa  Majesté  sait  beaucoup  de  choses  sur  la  famille  Weixler,  ré- 
pondit Winzig  avec  vivacité.  Il  n'y  a  pas  une  demi-heure  que  le  con- 
seiller vient  de  recevoir  du  roi  l'ordre  du  Mérite-Civil ,  que  jamais 
bourgmestre... 

„  —  Taisez-vous  !  »  s'écria  impérieusement  la  bourgmestre  fort  émue; 
et  elle  emmena  sa  fille. 

La  conseillère,  qui  s'était  approchée  pendant  ce  temps,  pressa  Clé- 
riientinc  dans  ses  bras  en  la  couvrant  de  baisers  ,  lui  remit  les  vers,  et 
suivit  avec  elle  le  reste  de  la  troupe.  Philippine,  irritée,  se  laissa  con- 
duire. Ouant  à  Péronellc,  elle  se  plaça  à  ses  côtés  avec  la  plus  grande 
indifférence. 

«  Je  ne  me  placerai  point  à  côté  de  la  Weixler  !  dit  avec  emporte- 
ment Adélaïde. 

„  — Moi,  je  ne  me  placerai  point  devant  cette  demoiselle  !  »>  dit  avec 
colère  iMiilippine. 

Le  sort  et  le  maître  des  cérémonies  parvinrent  à  les  mettre  d'accord  : 
Clémentine  fut  placée  ù  droite,  avec  Péronelle,  pour  complimenter  la 
reine. 


19 
XIII. 


Les  jeunes  filles  se  mirent  en  marche  à  travers  une  tlouble  liaie  de 
curieux  ,  belles,  parées,  entourées  de  leurs  mères  et  de  leurs  sœurs  , 
mais  la  huine  dans  le  cœur.  Les  regards  irrités  de  ses  compagnes  lor- 
cèrent  la  douce  Clémentine  à  baisser  les  siens  sur  le  coussin  où  étaient 
les  malheureux  vers  auxquels  elle  devait  toutes  ses  peines.  N'était-ce 
pas  eux  en  effet  qui  devaient  la  jeter  dans  les  bras  de  Pépin  qu'elle 
détestait?  Son  œil  mélancolique  s'arrêtait  donc  sur  la  belle  feuille  de 
papier  qui  fixait  son  alteniion  ;  mais  une  seconde  ne  s'était  pas  écoulée, 
qu'elle  y  avait  pris  le  plus  vif  intérêt.  Cet  intérêt  s'accrut  même  au 
point  que  ses  veux  se  troublèrent,  et  qu'elle  fut  prête  à  se  trouver  mal. 
Elle  dut  s'appuyer  chancelante  sur  le  bras  de  Péronelle  qui  s'informa 
avec  compassion  de  son  état.  Mais  les  traits  satiriques  de  ses  deux  en- 
nemies, qui  attribuaient  sa  pâleur  à  son  anxiété  ,  la  rappelèrent  sur- 
le-champ  à  elle-même.  Elle  fit  un  effort  inouï,  et  eut  le  courage  de  re- 
porter les  yeux  sur  l'écrit  qu'elle  tenait  en  main.  Tous  ses  doutes  se 
dissipèrent:  c'était  l'écriture,  c'étaient  les  vers  de  Théodore  ;  c'était 
bien  le  tour  délicat  et  poétique  qu'il  savait  donner  à  ses  pensées  ;  c'é- 
tait son  choix  exquis  d'expressions.  Le  souvenir  de  cet  ami  tant  aimé 
et  si  cruellement  perdu  pour  elle  ,  vint  lui  serrer  le  cœur,  et  cepen- 
dant sa  douleur  n'était  pas  sans  charmes.  Avait  il  effectivement  écrit 
ces  vers?  Et  quand?  et  où?  Etait  il  loin,  était-il  près  de  son  amante? 
Elle  jeta  à  la  hâte  un  regard  tout  autour  d'elle  ;  il  lui  semblait  sentir 
quelqu'un  qui  regardait  par-dessus  son  épaule.  Erreur  !  mille  têtes 
l'entouraient,  mais  pas  une  n'avait  les  traits  si  nobles^  l'œil  si  expressif 
de soa     héodore! 


XIV. 

Ce  fut  un  moment  de  bonlieur  pour  cette  pauvre  fille  tourmentée 
par  les  désirs  et  les  angoisses,  par  la  douleur  et  la  joie  à  la  fois,  lorsque 
un  immense  nuage  de  poussière  ,  s'élevant  dans  le  lointain  ,  annonça 
l'arrivée  du  roi,  et  l'arracha  ainsi  à  ses  pensées.  Fière  du  droit  qu'elle 
avait  reconquis,  elle  rassembla  toutes  ses  forces  et  attendit  le  monarque 
non  sans  de  violens  battemens  de  cœur.  Les  vivats  du  peuple  annon- 

2. 


20 

caient  l'approche  du  roi.  Il  parut  enfin  dans  une  voiture  de  voyage 
attelée  de  huit  chevaux.  Son  épouse  était  à  sa  gauche.  Un  nombreux 
état-major  l'entourait.  Le  coriége  s'arrêta  sous  l'arc  de  triomphe,  et  les 
jeunes  filles  s'approchèrent.  Adélaïde  récita  au  roi  une  longue  pièce 
de  vers  qu'elle  avait  apprise  par  cœur;  Clémentine  n'adressa  à  la  reine 
que  quelques  mots,  mais  ils  étaient  simples  et  partaient  du  cœur.  Le 
roi  prit  avec  bonté  la  couronne  que  lui  présentait  Adélaïde  et  la  déposa 
sur  les  genoux  de  son  épouse.  Celle-ci  à  son  tour  reçut  les  vers  de  Clé- 
mentine avec  la  grâce  la  plus  aimable,  et  les  donna  à  son  époux  qui 
daigna  y  jeter  les  yeux.  Mais  à  peine  eut-il  parcouru  les  premières  li- 
gnes, qu'il  se  prit  à  sourire  ;  il  montra  la  feuille  à  son  épouse  en  lui 
disant  quelques  mots  à  voix  basse  qui  la  firent  sourire  également,  puis 
il  ajouta,  en  s'adressant  à  Clémentine  :  «  .T'espère  vous  voir  au  bal  que 
la  ville  a  résolu  de  me  donner,  mademoiselle  ,  ainsi  que  vos  compa- 
gnes. »  A  ces  mots  il  la  congédia  avec  une  gracieuse  inclination  de  tête, 
salua  Adélaïde  et  la  fille  du  conseiller  des  finances;  et  la  voiture  se  re- 
mit en  route  pas  à  pas,  à  travers  la  foule  qui  s'écartait  avec  respect. 
On  vit  alors  s'avancer  les  voitures  de  la  députation  du  conseil  ,  puis 
les  différens  corps  d'Etat  ,  pour  complimenter  le  souverain.  Le  con- 
seiller Weixler  avait  la  croix  à  sa  boutonnière.  Il  fit  un  léger  signe  de 
tête  avec  une  condescendance  toute  bienveillante  à  sa  femme  et  à  ses 
filles. 

A  peine  tout  ce  cortège  eut-il  défilé,  que  Clémentine  se  sentit  frap- 
per sur  l'épaule.  Théodore!  muimura-t-elle  en  regardant  rapidement 
autour  d'elle.  Mais  hélas!  ce  n'était  que  Pépin  en  habit  civil,  qui  , 
passant  sur  le  siège  de  son  droski,  avait  touché  de  son  fouet  l'épaule 
nue  de  la  jeune  fille. 

«  Montez,  lui  cria-t-il,  je  veux  vous  reconduire  à  la  maison  ,  vous 
et  votre  maman. 

»  —  Et  Augustine?  demanda-t-elle. 

n Eh!  c'est  son  affaire,  répondit  le  cousin  en  cherchant  à  se  donner 

un  petit  air  malin.  Il  parlait  encore,  qu'yVuguslinc,  ^ui  avait  tout  en- 
tendu, était  d'fjà  assise  dans  la  voilure. 

i>  Avec  votre  permission,  monsieur  mon  cousin  ,  lui  ilil  la  petite 
espiègle  ;  il  me  semble  que  je  fais  partie  de  la  famille.  Attendez  , 
ajouia-t-clle  en  lui  parlant  à  l'oreille,  attendez  donc  que  nous  soyons 
mariés  ;  vos  iuipolilesses  arrivent  trop  tôt  encore. 

—  Sorcière  endiablée!  murmura  Popin  dans  sa  barbe,  et  jetant  au- 


21 

tour  de  lui  un  regarJ  circulaire  pour  s'assurer  que  personne  au  moins 
n'avait  entendu  ,  et  il  frappa  comme  un  furieux  son  cheval.  Mais  la 
foule  qui  se  pressait  à  la  porte  l'oblii^ca  d'aller  au  pas.  Augusiine  se 
faisait  un  malin  plaisir  de  le  tourmenter  de  ses  mots  piquans;  madame 
Weixler,  triomphante,  ne  cessait  de  pérorer  sur  le  triomphe  de  sa 
Clémentine,  sur  l'attention  particulière  dont  l'avaient  honorée  le  roi 
et  la  reine,  sur  la  croix  qui  allait  si  bien  à  son  mari.  Clémentine  pa- 
raissait l'écouter  avec  altention',  mais  son  ùme  était  bien  loin  auprès 
de  son  ami  Théodore.  Ni  les  chants  des  écoliers  ,  ni  les  hurlemens  de 
la  foule,  ni  le  bruit  des  cloches,  ni  le  roulement  des  tambours,  rien 
ne  put  distraire  ses  pensées,  ni  détourner  ses  yeux  de  l'idéal  qui  était 
là,  devant  elle,  et  qu'elle  venait  d'évoquer,  pur  et  brillant  comme  au- 
trefois. 


XV. 


Le  roi  était  arrivé  ;  les  fonctionnaires  civils  et  militaires  l'avaient 
reçu  au  pied  du  grand  escalier,  et  lui  avaient  présenté  les  clés  d'Ap- 
pel hauzen.  Les  courtisans,  les  chambellans  mâles  et  femelles,  les  offi- 
ciers, les  pages,  les  laquais,  toute  la  valetaille,  en  un  mot,  qui  se  presse 
autour  des  princes,  s'était  mise  aux  fenêtres  du  château.  Puis  la  foule 
s'écoula  à  flots  précipités,   et  chacun  regagna  son  gîte. 

La  famille  AVeixler  se  trouva  enfin  toute  réunie  pour  un  grand 
souper  d'apparat.  Au  haut  de  la  table  était  le  conseiller  et  son  ordre  ; 
à  sa  droite  madame  Weixler,  qui,  à  chaque  morceau  qu'elle  avalai'., 
jetait  un  regard  triomphant  sur  ses  convives  ;  à  gauche  les  deux  jolies 
filles  ,  et  vis-à-vis  le  cousin  Pépin. 

«  Qui  aurait  pensé,  s'écria  toul-à-coup  le  conseiller,  l'œil  rayonnant 
de  plaisir,  qui  aurait  pensé  que  notre  maison  recevrait  aujourd'hui  de 
tels  honneurs  ?...  Mais  ne  te  l'ai-je  pas  répété  cent  fois,  Salomé?  le  mé- 
rite parvient  toujours  à  se  produire.  Mon  école  d'industrie,  dont  tout 
le  monde  riait  lorsque  je  l'ai  établie;  la  fabrique  que  j'y  ai  jointe,  et 
qui  donne  à  cent  personnes  leur  pain  quotidien...  Et  cependant  je  n'ai 
pas  reçu  le  moindre  encouragement  du  conseil  de  la  ville  !  Le  bourg- 
mestre aurait  tout  annoncé  à  la  Piésidence  plutôt  que  mon  établisse- 
ment.... Vois-tu  cependant  :  le  père  de  la  patrie  arrive ,  et  il  sait  tout, 
lui  !  il  me  loue ,  et  son  excellente  épouse  m'attache  de  sa  propre  main, 


22 

de  sa  main  royale,  cette  croix  à  ma  boutonnière...  Quelle  joip,  e^nfans! 
dites  donc  ,  quelle  joie  ! 

»  —  Oui,  oui ,  répondit  la  mère  :  V inespéré  arrive  souvent!  Le  bourg- 
mestre se  dépitera-t-il  !  car,  à  l'cxceplioii  du  prédicaieur  de  la  coi^r 
Filzins,  il  n'y  a  que  toi  ici  qui  oses  porter  cet  ordre... 

»  —  Il  faut  parler  du  mariage,  dit  Weixler.  Le  cousin  n'a  qu'à  faire 
publier  ses  bans  dimanche  prochain  une  fois  pour  toutes  :  le  vieux  sur- 
intendant nous  fera  bien  ce  plaisir.  A  lundi  la  noce ,  c'est  décidé  !  » 

A  ces  mots,  Augustine  se  leva  de  table  en  mettant  son  mouchoir  sur 
sa  iigure.  Ses  parens  furent  étonnés.  Clémentine,  qui  était  tellement 
absorbée  dans  ses  pensées,  qu'elle  avait  tranché  sur  son  assiette  un  mor- 
ceau de  pain  pour  un  morceau  de  rôti ,  et  qui  n'avait  pas  compris  un 
mot  de  tout  ce  qu'avaient  dit  et  soti  père  et  sa  mère  ,  s'approcha  d'elle 
avec  intérêt  et  lui  demanda  ce  qu'elle  avait. 

«  Je  saigne  au  nez,  »  répondit-elle;  et  elle  quitta  la  chambre  après 
avoir  fait  signe  au  cousin  de  la  suivre. 

Pépin  répéta  quelques  lieux  communs  bien  niais  sur  la  nécessité  où 
il  était  de  retourner  à  son  auberge,  souhaita  assez  maladroitement  une 
bonne  nuit  à  sa  fiancée ,  et  sortit. 

Il  trouva  Augustine  dans  la  cuisine,  appuyée,  pensive,  contre  le 
foyer,  à  la  sombre  lueur  d'une  lampe.  Il  lui  demanda  à  voix  basse  et 
en  hésitant  ce  qu'elle  désirait. 

a  Parjure!  s'écria-t-elle  douloureusement,  te  voici  sur  le  théâtre  de 
ton  infidélité!  c'est  ici  que  nous  nous  sommes  fiancés!  c'est  ici  que  tu  as 
bu  la  tasse  de  café  qui  devait  te  servir  de  poison!  mais  le  ciel  méprise 
tes  sermens!...  Parle!  quelles  sont  tes  intentions?  pour  la  dernière  fois, 
quelles  sont-elles?  Tu  m'as  déjà  rendue  assez  malheureuse!... 

»  —  Chère  cousine  !  répondit  Pépin  embarrassé  ,  chère  cousine  !  sou- 
mettez-vous au  destin  !  Il  me  faut  une  femme!...  il  faut  que  je  prenne 
Clémentine!...  mais...  si  le  ciel  le  voulait...  et  s'il  rappelait  à  lui  Clé- 
mentine...  peut-être...    bientôt...    alors  ce   serait...   mon  plus   grand 

bonheur  ! » 

Mais  il  n'avait  pas  fini  son  discours  décousu  ,  que  sa  joue  brûlait  spus 
l'impression  d'un  soudlct  qui  lui  ôta  presque  l'ouïe  et  la  vue. 

«  Méchant  lourdaud!  s'écria  Augustine,  imaginez-vous?...  alors  je 
serais  assez  bonne  pour  vous?  voyez  donc  !  Sortez  bien  vite!  Il  y  a,  dès 
cet  instant,  guerre  ouverte  entre  nous!  Et  que  vous  le  sachiez  :  vous 
ue  posséderez  Clémeptine  de  votre  vie,  et  vous  viendrez  me  supplier  à 


23 

deux  genoux  de  vous  prendre,  et  alors  j'y  regarderai  à  deux  fois!  Sor- 
tez maintenant  !  » 

Elle  saisit  par  les  épaules  Pépin  ,  qui  était  stupéfait  et  qui  ne  lui  op- 
posa aucune  résistance,  et  elle  le  poussa  hors  de  la  maison.  Ses  pareus, 
qui  avaient  entendu  du  bruit,  accoururent. 

a  Figurez-vous,  leur  dit-elle,  ce  Pépin,  cet  infâme!...  Dieu  ait  pilié 
de  la  pauvre  Clémentine  qui  doit  épouser  cet  homme  affreux  ! 

»  —  Eh  bien  I  qu'y  a-t-il  donc?  demandèrent-ils. 

»  —  11  est  venu  dans  la  cuisine...  il  m'a  prise  dans  ses  bras...  il  m'a 
embrassée...  alors  je  lui  ai  signé  son  congé  avec  la  cuillère  à  pot!  Un 
beau  fiancé!...  un  charmant  beau- frère  !...  si  j'étais  à  votre  place,  il 
n'obtiendrait  Clémentine  ni  à  présent  ni  jamais  ! 

»  —  Certes,  Salomé,  dit  M.  Weixler  en  secouant  la  tète  ,  ceci  mé- 
rite réflexion.  Cette  conduite  trahit  beaucoup  de  penchant  au  liberti- 
nage... et  si  je.. .  ajouta-t-il  en  jouant  avec  sa  croix ,  et  si  je  prends  en 
considération  combien,  dans  les  circonstances  actuelles,  Clémentine 
peut  faire  un  meilleur  parti ,  je  pourrais  presque 

»  —  Tenir  parole,  interrompit  la  conseillère,  tenir  parole,  comme 
cela  convient.  Personne  ne  peut  s'opposer  à  un  baiser  donné  en  tout 
bien  tout  honneur.  Qui  sait,  d'ailleurs,  si  le  cousin  est  aussi  coupable 
qu'Augustlne  veut  bien  le  dire?  Et  quand  ce  serait?  une  fois  marié,  il 
changera. 

»  —  Au  reste,  répondit  Augustine  en  affectant  l'indifférence,  cela 
m'est  bien  égal,  à  moi,  — je  m'en  lave  les  mains!  mais  Clémentine 
se  consume  de  chagrin,  et  avant  un  an  elle  sera  descendue  dans  le 
tombeau. 

»  —.  Bah  !  bah  !  répliqua  la  mère,  il  y  a  loin  jusque  là  !  les  iilles  ne 
meurent  pas  du  mariage!  D'ailleurs,  elle  consent  à  tout;  elle  est  con- 
tente de  tout ,  et  cette  affaire  ne  te  regarde  pas!  Mais  viens ,  il  est  neuf 
heures.  ÙNous  voulons  voir  cependant  les  navires  qui  se  promènent 
pavoises  et  illuminés  sur  le  fleuve.  ÎN*est-il  pas  vrai,  mon  vieux,  que 
tu  vas  nous  conduire  sur  la  terrasse,  afin  que  nous  puissions  jpujf  à 
notre  aise  de  ce  magnifique  spectacle?  » 

Aussi  galant  qu'un  chevalier  de  la  Table-Ronde,  le  grave  conseiller  s'em- 
pressa d'acquiescer  aux  désirs  de  son  épouse.  Augustine  courut  mettre 
un  chapeau;  la  maman  alla  chercher  un  châle  chaud  dans  sa  chambre 
et  appela  Clémentine.  La  pauvre  enfant  était  assise  dans  un  cabinet 


24 

au  coin  de  la  fenêtre  ,  la  tête  couverte  de  balsamines  embaumées;  elle 
dormait,  douce  et  souriante;  on  eût  dit  un  ange! 

«  Elle  dort,  dit  madame  "NVeixler  à  son  mari  qui  entrait;  ne  la  ré- 
Teille  pas.  Elle  a  beaucoup  souffert  aujourd'hui,  et  elle  esi  certaine- 
ment bien  fatiguée,  puisqu'elle  ne  s'est  point  encore  débarrassée  de  sa 
parure.  Elle  n'a  sûrement  pas  grande  envie  de  voir  rillumin.iiion. 
Dans  une  demi-heure  nous  serons  de  retour,  et  nous  l'eiiverrons  au  li».  » 

M.  "NVeixler  approuva  la  proposition  de  sa  fcnune;  ils  quiticreut  dou- 
cement la  chambre,  firent  signe  à  Augustine,  qui  chantait,  de  se  taire, 
fermèrent  la  porte,  et  allèrent  se  mêler  à  la  foule  qui  s'ébaudissait  au 
spectacle  de  quelques  verres  de  couleur. 


XVI. 


Clémentine  dormait.  Elle  était  un  ange  et  se  tenait  devant  la  porte 
du  Paradis,  où  un  chérubin  resplendissant  de  lumière,  sous  les  traits 
de  son  amant,  la  conduisait  par  la  main.  L'ange  lui  serrait  la  main; 
mais  il  la  lui  serrait  si  furtement,  qu'elle  se  réveilla.  Et  cependant  sa 
main  était  toujours  prise,  et  ce  ne  fut  pas  sans  un  vif  étonnement  ap- 
prochant delà  crainte  qu'elle  vit  son  rêve  en  partie  réalisé;  car  dans 
l'ombre  que  la  maison  projetait  sur  la  rue,  il  y  avait  un  être  humain 
qui  pressait  avec  tendresse  sa  main  pendante  hors  de  la  fenêtre,  et 
qui  y  imprimait  des  baisers  brûlans.  Ce  n'était  pas  précisément  un  ché- 
rubin; son  mauvais  chapeau  de  paille,  et  son  modeste,  son  trop  mo- 
deste habit,  ne  laissaient  aucun  doute  à  cet  égard;  mais  son  visage, 
éclairé  par  la  lune,  offrait  bien  tous  les  traits  de  celui  de  l'ange...  de 
celui  de  l'amant.  C'était  Théodore  qui  jetait  des  regards  enivrés  sur  la 
jeune  fille  craintive. 

«Bonsoir,  chère  Clémentine!  murmura  sa  voix  bien  conruie,  sa 
voix  qui  depuis  quatre  ans  n'avait  pas  vibré  une  seule  fois  à  l'oreille  de 
son  amie!  Tu  dormais  si  doucement!  je  m'en  veux  de  t'avoir  éveillée! 
Mais  pardonne-moi ,  car  je  devais  voir  tes  beaux  yeux  se  fixer  sur  moi , 
je  devais  entendre  un  mot  sortir  de  les  lèvres,  avant  que  de  partir! 

»  — Ah  I  Théodore!  Théodore!  s'écria  la  jeune  fille  en  soupirant.  Et  ses 
jolies  mains  passant  à  travers  les  balsamines,  allèrent  caresser  les  pâles 
joues  de  son  amant!  Est-ce  toi?  est-ce  réellement  toi?  Oh!  sois  mille 


25 

fois  le  bien-venu  !  Parle ,  pauvre  Théodore!  comment  te  portes-tu  ?  A.s-tu 
souvent  pensé  à  ta  Clémentine? 

))  —  Autrement,  serais-je  ici?  répondit  Théodore  avec  le  ton  d'un 
doux  reproche.  Hélas!  tout  a  mal  tourné  pour  moi!...  je  n'ai  pas  de 
patrie,  pas  de  pain!...  Depuis  quelques  jours  je  suis  à  Cherau...  après 
un  lonj;,  bien  long  voyaije  (jui  ne  m'a  procuré  ni  profit  pour  le  mo- 
ment ni  perspective  pour  l'avenir.  Au  risque  d'y  mourir  de  faim  ,  je 
suis  resté  dans  celte  ville,  car  je  ne  pouvais  plus  avancer;  j'avais  d'ail- 
leurs l'intention  de  m'y  enrôler. 

»  —  Bon  Dieu  !  »  s'écria  Clémentine. 

Théodore  lui  fit  signe  de  se  taire  en  souriant  douloureusement  : 
«  Cependant ,  avant  de  me  présenter  au  colonel,  continua-t-il ,  je  suis 
allé  chez  une  ancienne  connaissance  ,  le  magister  Vermicularius  ,  pour 
voir  si  je  ne  pourrais  pas  gagner  quelque  chose  en  écrivant  à  son  bu- 
reau. Hélas  !  il  n'y  avait  rien  à  faire  pour  moi .'  Tout  ce  que  sa  vieille  amitié 
put  me  procurer,  ce  fut  une  pièce  de  vers,  la  pièce  de  vers  que  tu  as  présen- 
tée au  roi.  Voilà,  Clémentine,  ce  qui  m'a  décidé  à  venir  à  Appelhausen, 
quoique  j'eusse  fait  le  serment  de  n'y  jamais  rentrer.  Mais  lorsque  j'ai 
appris  par  hasard  du  magister  que  c'était  toi  qui  devais  présenter  ces 
vers,  je  n'ai  pu  résister!...  il  fallait  que  je  te  visse  encore  une  fois...  pa- 
rée comme  une  reine  i  Oh  !  j'ai  été  bien  heureux  !  C'est  lundi  passé  que 
j'ai  apporté  le  poème  à  celui  qui  l'avait  commandé.  Par  bonheur,  le 
temps  et  la  misère  m'ont  tellement  changé  qu'il  ne  m'a  pas  reconnu. 
Il  m'a  donné  un  frédéric  d'or  que  je  dois  partager  avec  le  magister,  et 
c'est  ainsi  que  j'ai  pu  rester  ici  dans  le  plus  profond  incognito.  Mon 
extérieur  misérable,  joint  à  la  crainte  qu'on  ne  me  reconnût  et  qu'on 
Tie  se  moquât  du  jeune  homme  qui  partit  un  jour  d'ici  dans  la  ferme 
persuasion  de  trouver  la  fortune,  et  qui  maintenant...  revient  comme 
un  mendiant,  m'a  empêché  de  sortir  de  jour.  Cependant ,  aujourd'hui 
je  me  suis  hasardé  à  me  mêler  à  la  foule,  et  j'ai  eu  raison,  puisque 
tout  m'a  réussi.  Pendant  plus  d'une  demi-heure,  placé  vis-à-vis  de  toi, 
derrière  un  arbre,  j'ai  pu  le  dévorer  de  mes  regards!  Que  tu  étais  belle! 
avec  quelle  anxiété  ne  lisais-je  pas  dans  tes  yeux,  car  je  craignais  que 
tu  ne  fusses  devenue  orgueilleuse,  mais  je  t'ai  retrouvée  aussi  bonne, 
aussi  naïve  qu'autrefois!  J'ai  donc  repris  courage,  et  en  passant  près 
d'ici,  ayant  vu  tes  parens  sortir,  et  toi-même  dormir  à  la  fenêtre,  je  me 
suis  approché.  Pardonne-moi,  ma  Clémentine!  et  permets-moi  dç 
prendre  congé  de  toi  ! 


26 

»  —  Prendre  congé  1  s'écria  Clémentine  en  frémissant  et  en  lui  sai- 
sissant les  mains,  comme  si  elle  craignait  clc  le  perdre  une  seconde  fois. 
O  cruel  Théodore  I  lu  ne  me  donnes  un  instant  de  bonheur  que  pour 
me  rendre  plus  misérable!  Prendre  congé?  Eh  !  que  veux-tu  donc  faire? 

»  —  Ce  que  la  plus  impérieuse  nécessité  exige,  répondit  Théodore: 
retourner  à  Schcrau,  et  me  faire  soldat  ! 

»  —  Au  nom  de  Dieu  ,  ne  parle  pas  ainsi  !  que  je  n'entende  plus  ce 
mot  terrible! 

»  —  Que  faire?  Je  n'ai  plus  une  seule  espérance  sur  la  terre!  Ma  fu- 
neste passion  d'être  plus  instruit  que  les  autres  et  de  le  leur  faire  sen- 
tir, m'a  fait  des  ennemis  de  tout  le  monde.  Gagner  mon  pain  comme 
copiste!  je  suis  trop  lier  pour  cela.  J'ai  trop  de  religion  pour  m'ôler  la 
vie  ;  je  préfère  entrer  au  service  :  peut-être  un  boulet  mettra-t-il  bien- 
tôt fin  à  ma  misérable  existence! 

»  —  O  Père  miséricordieux!  s'écria  Clémentine  en  joignant  les 
mains,  accorde  donc  la  paix  et  la  tranquillité  à  cette  âme  chérie! 

»  —  Il  n'y  a  plus  de  paix  ni  de  tranquillité  pour  moi  ,  répondit 
Théodore  d'un  air  sombre  ;  depuis  hier  il  n'y  en  a  plus.  Car  hier  j'ai 
appris  une  nouvelle  qui  a  achevé  d'abattre  le  peu  de  courage  qui  me 
restait.  Tu  est  fiancée!  !  » 

Clémentine  cacha  sa  figure  en  gémissant. 

«  C'est  folie  à  moi,  ajouta  Théodore,  de  regarder  ce  coup  comme  le 
plus  sensible.  Depuis  des  années  je  n'osais  plus  me  flatter  de  l'espoir 
d'être  un  jour  uni  à  toi.  Un  abîme  affreux  nous  sépare.  Cependant... 
l'hpmme  est-il  maiire  de  ses  sentimens?-..  cette  nouvelle  m'a  terrassé. 

» — •Oh!  pardonne,  Théodore!  murmura  Clémentine  éplorée  ;  ce 
n'est  pas  moi  qui  l'ai  choisi...  je  le  hais  ;  je  n'ai  jamais  aimé  que  toi!... 
Mon  père,  nia  mère,  je  ne  les  aime  pas  autant  que  je  t'aime!  Mais  il 
faut  honorer  ses  parens  et  leur  obéir,  dût  le  cœur  se  briser  par  suite 
de  cette  obéissance.  Le  mien  se  brisera ,  sois-erj  sûr  !  mais  je  dois  obser- 
ver le  quatrième  commandement...  n'est-il  pas  vrai,  mon  Théodore?  » 

l'^t  en  disant  ces  paroles  entrecoupées  de  sanglots,  elle  caressait  les 
joues  brûlantes  de  son  amant,  qui  ne  put  se  défendre  d'imprimer  un 
baiser  sur  son  front. 

«  Oui ,  excellente  fille,  répondit-il  d'un  ton  solennel ,  obéis  au  qua- 
trième commandement,  et  abandonne-moi  à  mon  sort.  Adieu. 

»  —  Oh  !  reste  encore,  la  me  est  déserte  ;  tous  nos  voisins  sont  s^r 
les  bords  du  fleuve...  nous  ne  serons  point  dérangés,  car...  je  le  sens 


.^7 

bien...  mes  parens  ne  doivent  point  te  voir...  ils  te  haïssent.  — Mais 
tu  ne  peux  pas  partir,  aujourd'hui  du  moins.  — Je  veux  d'abord  voir 
ce  (jue  je  pourrais  faire  pour  toi.  Ne  ris  pas...  c'est  à  moi  de  m'occuper 
de  ce  qui  te  concerne  ,  car  tu  cours  en  aveugle  à  ta  perte...  Jç  ne  sais 
pas  Iiicn  non  plus  aujourd'hui...  où  j'ai  ma  tète,  mais  jusqu'à  demain 
je  trouverai  certainement  quehjue  moyen...  qui  vaudra  mieux  et  pour 
loi  et  pour  moi  que  ton  projet  de  te  faire  soldat.  Demain  il  faut  que  je 
le  parle  encore...  Veux-tu?  —  Promets-le-moi! 

«  —  Oui ,  répondit  Théodore  après  quelques  instans  de  réflexion , 
mais  après-demain  je  partirai  sans  faute.  J'ai  donné  à  l'hôte  du  Tigre- 
Noir,  à  Sherau,  auquel  je  dois  ma  pension,  ma  parole  d'honneur  détre 
de  retour  dans  huit  jours,  et  de  le  satisfaire.  Mon  engagement  cou- 
vrira celte  dette. 

»  —  Dieu!  murmura  Clémentine  au  désespoir,  ton  engagement! 
^Malheureux  !  Mais  non!  A  combien  s'élève  ta  dette?  Mais  que  dis-je, 
hélas!  —  Moi  aussi,  je  suis  pauvre...  mais  cette  chaîne...  elle  est  à 
moi...  prends-la,  Théodore,  prends,  et  satisfais  ton  inflexible  créan- 
cier. » 

Théodore  repoussa  la  chaîne  qu'elle  avait  déjà  détachée.  «  Excellente 
fille!  dit-il  avec  attendrissement,  je  recevrais  plutôt  la  mort  que 
cette  chaîne.  Tes  parens  s'apercevraient  bientôt  de  son  absence,  et  Dieu 
me  préserve  de  te  causer  le  moindre  désagrément.  Oublie-moi ,  et  sois 
heureuse.  » 

Clémentine  voulut  insister,  mais  le  bruit  des  personnes  qui  ren- 
traient chez  elles  les  força  à  se  séparer. 

«  Je  dois  m'éloigner,  dit  Thédore  à  voix  basse  ,  quand  ?  où  le  verrai- 
je  demain? 

»  — Ici,  à  cette  fenêtre,  lui  répondit-elle  à  l'oreille ,  à  la  même 
heure  qu'aujourd'hui.  Demain  a  lieu  la  course  aux  flambeaux,  mes  pa- 
rens ne  manqueront  pas  d'y  assister.  Je  saurai  m'arranger  de  manière  à 
rester  seule.  » 

Les  deux  amans  échangèrent  encore  un  brûlant  baiser,  et  Théodore 
disparut  dans  les  ténèbres.  Quant  à  Clémentine,  elle  passa  la  nuit  à 
gémir,  à  prier,  et  à  bâtir  des  châteaux  en  Espagne,  qui  tous  s'écrou- 
lèrent les  uns  après  les  autres.  Ce  ne  fut  qu'au  lever  de  l'aurore,  qu'é- 
puisée de  fatigue,  elle  put  enfin  goûter  un  instant  de  repos. 


28 

XVII. 

Ce  tut  avec  la  confusion  d'un  enfant  surpris  à  fumer  par  son  maître, 
que  Pépin,  quoique  en  uniforme,  se  présenta  le  lendemain  devant  la 
famille  Weixler.  Augustine  se  leva  en  le  voyant  entrer,  et  sortit  avec 
Clémentine,  qui  ne  voulait  pas  lui  laisser  voir  ses  yeux  rougis  de  ])leurs. 
Madame  Weixler  jetait  de  temps  à  autre  sur  lui  un  regard  de  travers, 
et  le  conseiller,  qui  paraissait  plongé  dans  de  graves  méditations,  ré- 
pondait à  peine  par  quelques  rares  paroles  aux  lieux  communs  qu'il 
débitait. 

Tout-à-coup  se  rejetant  en  arrière  dans  son  fauteuil  et  prenant  la  mine 
'd'un  inquisiteur  général  :  «  Puisque  nous  sommes  seuls  ,  cousin  ,  il  faut 
que  je  m'explique  avec  vous.  Qu'ai-je  appris  d'Augustine  ?  Que  signifie 
la  conduite  abominable  que  vous  avez  tenue  ?  i 

Pépin  devint  d'un  rouge  de  feu  :  «  La  cousine  vous  a  donc  parlé  en- 
fin? demanda-t-il. 

>  —  Enfin!  enfin!  s'écria  madame  Weixler,  Dieu  me  protège...  Cet 
enfin  me  fait  voir  que  ces  libertés  datent  de  plus  loin  que  je  ne  croyais. 
Oui ,  enfin...  sans  doute,  elle  devait  attendre,  la  modeste  jeune  fille, 
que  votre  conduite  fût  devenue  publique,  avant  que  de  nous  avouer  la 
peine  qu'elle  lui  causait?  Ptougiss.ez,  cousin  ,  et  bannissez-la  de  votre 
esprit. 

»  —  Oh  !  de  tout  mon  cœur;  car  après  tout ,  j'aime  mieux  Clémcn^ 
line  ,  mais  Augustine... 

>  —  Augustine,  quelque  chagrinée  qu'elle  soit  de  vos  procédés  à  son 
égard,  pardonnera,  j'en  suis  sûr,  à  votre  sincère  repentir,  comme 
nous  le  faisons  nous-mêmes.  N'est-il  pas  vrai ,  mon  vieux? 

»  —  J'y  consens,  répondit  le  conseiller,  mais  sous  la  condition  qu'à 
l'avenir  pareille  chose  ne  se  renouvellera  plus. 

«  —  Soyez  sans  crainte ,  s'écria  Pépin,  qui  respirait  enfin.  On  n'est 
fou  qu'une  fois  dans  sa  vie,  et  grâce  à  Augustine,  l'enfer  m'a  paru 
trop  chaud.  J'avais  l'inleniion  de  vous  découvrir  moi-même  aujour- 
d  liui  toute  l'affaire,  pour  mettre  un  terme  à  mes  tourmcns. 

»  —  Allons  ,  allons  ,  répliqua  Salomé,  c'est  une  marque  d'un  repen- 
tir sincère.  Que  tout  soit  donc  oublié. 

»  —  Et  Clémentine  ?  demanda  Pcpin  inquiet. 

>  —  Quant  à  elle,  c'est  affaire  au  temps,  répondit  la  conseillère, 


29 

vous  l'épousez  ,  et  soyez  ravi  d  ccliappcr  par  ce  mariage  aux.  filets  dans 
lesquels  votre  légèreté  vous  avait  enveloppé. 

»  —  Oli  !  oui,  j'en  suis  ravi  daîis  lame,  s'écria  Pépin,  qui  était  loin 
de  se  douter  du  quiproquo.  Et  l'anneau  qu'elle  me... 

»  — Rendez-le,  répondit  M.  Weixler,  et  n'oubliez  pas  de  faire  pu- 
blier vos  bans, 

»  —  Le  trousseau  est  tout  prêt ,  ajouta  la  mère  ;  ce  mariage  doit  se 
faire  sans  bruit ,  quelques  invitations  seulement.  Rien  ne  doit  annon- 
cer au  public  que  vous  vous  mariez.  Mais,  je  vous  en  prie,  avez  tous 
les  égards  possibles  pour  Clémentine.  Vous  savez  bien  qu'elle  ne  vous 
prend  pas  trop  volontiers,  cependant...  cela  viendra  avec  le  mariage... 
n'est-il  pas  vrai,  mon  vieux  ?  Mais  que  jamais  elle  n'ait  plus  à  se  plain* 
dre  de  votre  conduite.  Avez-vous  vu  ses  yeux  rouges?  sa  sœur  a  sans 
doute  babillé,  et  lui  a  causé  ainsi  un  grand  chagrin. 

»  —  Non!  s'écria  Pépin;  que  le  diable  m'emporte  si  jamais...  Mais, 
ajouta-t-il  en  riant ,  une  fois  marié  ,  il  ne  me  sera  plus  possible... 

»  —  Halte  là,  cousin!  interrompit  le  conseiller  :  tout  est  possible  à 
Satan  ,  même  dans  le  mariage  ,  si  l'on  n'a  pas  constamment  devant  les 
yeux,  Dieu...   et  le  roi,  ajouta-t-il  en  regardant  sa  croix. 

»  —  Là,  là  ,  beau-père,  répondit  Pépin  en  lui  frappant  vigoureuse- 
ment dans  la  main  ,  vous  serez  content  de  moi...  Adieu  :  je  cours  trou- 
ver le  pasteur,  et  de  là  je  me  rends  où  le  roi  et  mon  service  m'ap- 
pellent. )) 

XVIIL 

Clémentine  avait  accompagné  ses  parens  à  l'église,  où  Ton  célébrait 
un  service  divin  pour  la  conservation  des  jours  de  Leurs  Majestés;  mais 
elle  n'entendait  rien,  ni  le  jeu  des  orgues,  ni  le  sermon  ;  elle  avait  ou- 
blié et  le  roi  et  la  reine,  et  n'apercevait  pas  même  Pépin,  qui  arrêtait 
sur  elle  un  regard  aussi  langoureux  que  le  lui  permettait  sa  solte  phy- 
sionomie :  l'image  de  Théodore,  du  malheureux  Théodore  flottait  in- 
cessamment devant  son  imagination  ,  et  elle  était  uniquement  occupée 
à  trouver  des  moyens  de  le  sauver.  Il  ne  pouvait  rester  à  Appelhausen  , 
la  pauvre  fille  le  sentait  bien  ;  mais  comment  pourvoir  à  ses  besoins 
dans  un  pays  étranger?  comment  l'arracher  à  la  misère,  au  désespoir? 
comment  l'empêcher  de  se  faire  soldat?  Soldat...  cette  pensée  seule  lui 
faisait  horreur  !  Elle  avait  peu  d'argent  à  sa  disposition ,  car  elle  était 


3b 

tï'op  bienfaisante  pour  amasser  comme  sa  sœur.  Son  père  et  sa  mère  ne 
poussaient  pas  à  l'excès  la  libéralité,  Augustine  pas  davantage.  Elle 
était  trop  vertueuse  pour  mentir,  trop  craintive  pour  avouer  la  véri- 
table cause  du  besoin  d'argent  qu'elle  éprouvait.  La  rancune  de  ses  pa- 
rens  contre  Théodore  lui  paraissait  trop  forte  encore  pour  qu'elle  pût 
déjà  faire  place  à  la  compassion  ;  Augustine  était  trop  insensible  pour 
qu'elle  essayât  de  la  mettre  dans  la  confidence.  Parmi  les  mille  idées 
qui  se  succédaient  dans  sa  tcte  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  il  s'en  pré- 
senta une  enfin  à  laquelle  elle  s'attacha  comme  à  la  seule  planche  de 
salut  :  elle  demanderait  à  son  fiancé  Pépin  une  somme  considérable,  et 
la  donnerait  à  Théodore  pour  qu'il  allât  sur  une  terre  étrangère  lenler 
de  trouverla  fortune.  Pépin  ne  pourrai  t  résister  à  ses  caresses, pensait-elle; 
et  quelles  caresses  n'emploicraii-ellc  pas  pour  le  décider!  elle  ferait  son 
possible  pour  l'aimer,  et,  si  cela  lui  était  absolument  impossible  ,  elle 
agifait  au  moins  de  telle  sorte,  qu'il  serait  content  d'elle.  Enchantée 
de  son  projet,  elle  releva  la  lêtc,  et  ses  yeux  rencontrèrent  ceux  de 
l'hôte  du  Soleil...  Hélas!  cette  figure  bouffie,  ce  regard  vitré  fixé  sur 
elle,  l'orgueil  stupide  qui  se  peignait  sur  cette  grosse  face,  cette  gauche 
allure  que  l'uniforlne  faisait  ressortir  encore  davantage  ,  tout  lui  criait: 
N'espère  "pas,  pauvre  Clémentine  !  Cet  homme  peut  bien  le  rendre  mal- 
heureuse, mais  jamais  il  ne  saura  ce  que  c'est  que  de  se  conduire  no- 
blement ! 

XIX. 

Elle  détourna  la  t(^te  avec  dégoût,  et  aperçut  près  d'elle  la  veuve 
Biéder,  brave  femme  éprouvée  aussi  par  le  malheur.  Elle  était  trop 
bienfaisante  pour  ne  pas  être  connue  dans  la  cabane  de  la  pauvre 
femme,  aussi  se  saluèrent-elles  avec  amitié.  Clémentine,  étonnée  de  ne 
pas  l'avoir  vue  depuis  long-temps,  et  agréablement  surprise  de  l'air 
joyetiïi^  qui  brillait  sur  sa  figure  ,  lui  en  demanda  la  cause. 

u  Oh  !  excellente  demoiselle,  répondit-elle,  mon  bonheur,  e'est  à  lui 
que  je  le  dois;  à  ce  représentant  de  Dieu  sur  la  terre  ,  ajoula-t-elle  en 
montrant  la  tribune  du  roi.  Mais  voa.4-ni(^mc  ,  pourquoi  avcz-vous  en- 
core les  yeux  tout  mouillés  de  larmes?...  Oh  I  ils  n»'ont  rendue  bien 
heureuse  !  Si  vous  le  désire/.,  je  vous  rac  nterai  tout  ce  qui  s'est  passé 
lorsque  nous  serons  de  retour  à  la  maison.  » 

Clémentine,  qui  avait  besoin  de  distraction,  y  conscniit.  La  vieille 


lui  raconta  donc  de  la  manière  la  plus  diffuse  comment  soti  fils  unique 

avait  perdu  son  emploi,  et  comment  elle  l'avait  fait  rentrer  en  grâce 

en  allant  elle-même  se  jeter  aux  pieds  du  roi. 
11. 

XX. 

Sans  s'en  douter,  la  bonne  femme  venait  de  faire  pénétrer  une 
lueur  d'espoir  dans  le  cœur  de  Clémentine.  Elle  réfléchit  à  tout  ce 
qu'elle  venait  d'entendre  ,  et  bdtit  là-dessus  un  projet  assez  singulier: 
«Oh!  certainement,  se  dit-elle  à  elle-même,  le  prince  m'exaucera; 
mes  paroles  trouveront  le  chemin  de  son  cœur  !  S'il  a  pardonné  à  la 
faiblesse  d'un  homme  égaré,  il  saura  bien  apprécier  les  talens,  l'élo- 
quence et  la  bonté  du  cœur;  il  prendra  soin  de  lui...  Pour  moi,  je 
m'en  remets  à  la  volonté  de  Dieu  !  >> 

Après  le  dîner,  sa  mère  voulut  lui  lire  une  longue  dissertation  sur 
les  nouveaux  devoirs  qu'allait  lui  imposer  le  mariage;  mais  elle  lui  ré- 
pondit d'un  ton  grave  :  «  Ne  doutez  pas,  ma  mère,  que  vos  désirs  ne 
soient  des  ordres  pour  moi ,  et  que  je  n'abandonne  raa  main  à  Pépin , 
bien  que  mon  cœur  s'y  refuse.  Malheureuse  épouse,  j'aurai  au  moins  la 
consolation  d'avoir  rempli  mes  devoirs  envers  vous...  Seulement,  je 
vous  prieiai  de  me  laisser  entièrement  libre  pendant  les  quelques  jours 
qui  me  restent  jusque  là;  il  n'y  en  a  plus  que  deux  :  laissez-moi  donc 
vivre  à  ma  fantaisie,  dans  la  méditation  et  la  prière.  Pas  un  mot  de 
plus  sur  ce  mariage,  et  surtout  pas  de  visites  de  mon  fiancé.  Lundi 
seulement  je  veux  penser  à  lui  pour  la  première  fois...  Je  serai  prête 
pour  la  cérémonie.  » 

Elle  sortit.  La  mère  la  suivit  en  secouant  la  tête,  et  le  père  se  mit  à 
se  promener  dans  la  chambre,  approuvant  dans  son  cœur  sa  Clémen- 
tine. Pépin  ,  qui  arriva  un  instant  après,  fut  renvoyé  sous  prétexte  que 
sa  fiancée  était  indisposée. 

Clénjeniine,  retirée  dans  sa  chambre,  attendit  avec  impatience,  et 
non  sans  de  violens  battemens  de  cœur,  que  trois  heures  sonnassent. 
C'était  le  moment  où  le  roi  se  levait  de  table,  et  il  dînait  encore  à  midi 
selon  la  coutume  allemande.  L'horloge  frappa  enfin  trois  coups.  Clé- 
mentine se  leva,  parée  de  ses  habits  de  fête,  prononça  du  fond  du 
cœur  une  courte  prière,  prit  un  châle  et  alla  frapper  à  la  porte  de  sa 
sœur,  qui  était  fermée  au  verrou. 

n  Qui  est  là.''  demanda  Augustine. 


32 

»  —  J'ai  quelque  chose  d'important  à  te  dire ,  »  repondit  Clé- 
mentine. 

Augustine  ouvrit  en  grondant ,  et  arrêta  sa  sœur  sur  le  seuil  de  la 
porte  ,  ce  qui  n'empêcha  pas  celle-ci  de  jeter  un  cou^  d'œil  dans  la 
chambre  :  à  voir  l'encrier  sur  la  table,  les  plumes  cassées  qui  couvraient 
le  parquet,  les  taches  d'encre  dont  les  mains  d'Âugustine  étaient  noir- 
cies, elle  n'eut  pas  de  peine  à  deviner  qu'elle  était  occupée  de  quelque 
correspondance  secrète;  mais  ce  n'était  pas  le  moment  de  pousser  plus 
loin  ses  investigations. 

«  Si  nos  parens  demandent  où  je  suis  ,  dis  que  je  suis  allée  voir  ma 
marraine,  et  que  je  reviendrai  avant  le  soir.  » 

Augustine  jeta  sur  sa  sœur  troublée  un  regard  quelque  peu  soupçon- 
neux ;  mais,  pressée  qu'elle  était  de  retourner  à  ses  occupations,  elle  se 
hâta  de  le  lui  promettre  et  referma  promptement  sa  porte.  Clémentine 
sortit  de  la  maison  eii  proie  à  tous  les  lourmens  de  l'attente,  de  la 
crainte  et  de  la  pudeur. 

XXI. 

Le  roi  ,  entouré  de  sa  famille,  était  assis  dans  un  élégant  pavillon 
d'où  l'on  jouissait  d'une  vue  magnifique  sur  la  forêt,  la  campagne  et  le 
fleuve.  11  s'amusait  à  donner  des  leçons,  puisées  dans  sa  propre  expé- 
rience, au  prince  royal,  qui  s'était  placé  auprès  de  lui  :  ce  jeune 
homme,  âgé  de  quatorze  ans,  écoutait  attentivement  tout  ce  que  lui  di- 
sait son  père. —  Ayant  aperçu  Clémentine  :  «  Entrez,  mademoiselle,  lui 
cria-t-il ,  entrez.  Je  vous  assure  que  mon  père  est  tout  prêt  à  vous 
écouter  :  n'ayez  aucune  crainte  ;  entrez.  » 

Puis,  avec  une  douce  violence,  il  attira  dans  le  pavillon  Clémentine, 
qui,  les  yeux  baissés,  les  mains  tremblantes  et  les  joues  couvertes  de 
la  rougeur  de  la  timidité,  s'efforçait  de  lui  résister. 

La  reine  reconnut  à  l'instant  l'aimable  jeune  fille  qui  l'avait  compli- 
mentée à  son  arrivée.  Le  roi  se  mit  à  sourire,  loua  la  conduite  de  son 
fds,  qui,  comme  un  preux  chevalier,  avait  pris  sous  sa  protection  une 
belle  ilemoiselle,  et  lui  fit  signe  de  s'éloigner.  Se  tournant  alors  vers 
Clémentine  ,  il  lui  demanda  d'un  ton  si  doux  et  si  amical  ce  qu'elle  dé- 
sirait de  lui ,  que  la  pauvre  jeune  fille  trouva  enfin  le  courage  de  s'ex- 
pliquer. Les  paroles  s'échappèrent  d'abord  de  ses  lèvres  lentement  et 
une  à  une  ;  mais  bientôt  elle  s'anima  et  laissa  parler  son  cœur.    Elle 


33 
peignit  en  termes  simples  et  touchans  et  son  amour  et  la  fatalité  qui  la 
poursuivait ,  et  le  sort  déplorable  de  son  amant;  clic  implora  la  protec- 
tion du  roi ,  l'intercession  de  la  reine,  aux  pieds  de  laquelle  elle  se  pré- 
cipita, entraînée  par  ses  scntimens. 

La  princesse  la  releva  avec  bonté  ,  l'attira  près  d'elle  sur  l'ottomane 
et  lui  passa  doucement  la  main  sur  les  joues.  Le  roi  lui  jeta  un  regard 
d'intelligence,  et  s'adressant  à  Clémentine  d'une  voix,  émue  :  «  Mon 
enfant,  lui  dit-il ,  votre  amour  est  vrai ,  et  votre  Théodore  dans  sa  mi- 
sère est  le  plus  heureux  des  hommes,  puisqu'il  peut  dire  que  votre 
cœur  est  à  lui...  Mais  que  puis-je  faire  pour  vous,  ou  plutôt  que 
dois-je  faire?  Le  jeune  homme,  à  ce  que  je  vois,  est  une  tète  fougueuse 
qui  ne  peut  s'arrêter  à  rien;  et  cependant  je  n'aurais  à  lui  donner  tout 
au  plus  qu'un  modique  emploi. 

»  —  Sire,  répondit  Clémentine  avec  une  humble  révérence  ,  il  s'agit 
de  sauver  un  homme  du  désespoir  :  ce  que  Votre  Majesté  fera  sera  cer- 
tainement bien  fait...  Ah  !  le  malheur  a  rendu  mon  ami  plus  prudeut 
et  plus  sage! 

»  — 11  ne  paraît  pas  cependant ,  mon  enfant ,  répliqua  la  reine,  puis- 
que ce  méchant  menace  de  se  faire  soldat. 

»  —  Eh!  ma  bonne  ,  s'écria  gaiement  le  roi  ,  songez  que  je  suis  aussi 
un  soldat,  et  que  j'honore  infiniment  cet  état,  fjuoique  je  ne  m'en  exa- 
gère pas  les  avantages!  Mais  cela  m'amène  sur  un  autre  chapitre.  Votre 
ami,  ma  jolie  enfant,  veut  donc  déserter  mes  drapeaux?  Non,  cela 
ne  doit  pas  être  :  il  faut  que  l'entêté  expie  ses  fautes! 

>  — Sire  !  s'écria  Clémentine  effrayée  ;  —  mais  un  regard  du  prince 
la  rassura. 

»  —  Tranquillisez-vous,  lui  dit-il  :  il  ne  lui  arrivera  pas  de  mal; 
mais,  avant  que  de  décider  comment  je  puis  venir  à  son  secours  ,  j'au- 
rai soin  de  le  faire  mettre  en  cage  afin  qu'il  ne  s'envole  pas. 

»  —  Ah!  oui ,  sire  !  répondit  Clémentine.  Je  dois  le  voir  encore  au;- 
jourd'hui ,  mais  demain  il  veut  partir... 

»  —  Ne  vous  inquiétez  pas,  reprit  le  roi;  je  le  ferai  arrêter  cette 
nuit,  et,  pour  le  punir  de  sa  mauvaise  tête,  je  le  gratifierai  de  quelques 
jours  d'arrêts. 

»  —  D'arrêts!...  s'écria  Clémentine  en  joignant  ses  mains  trem- 
blantes. 

»  —  Soyez  donc  tranquille,  dit  en  souriant  la  reine;  l'emprisonne- 
ment ne  sera  pas  rigoureux,  i 

3.  3 


34 

^^Én  cet  instant  entra  un  hussard  de  la  garde,  une  grande  lettre  à  la 
mam  :  . 

«  Une  demoiselle  vient  de  déposer  cette  lettre  à  la  porté  du  clîaie'Eiti", 
dit-il;  elle  a  expressément  recommandé  de  la  remettre  sans  délai  à 
Votre  Majesté.  » 

^  Le  roi  prit  le  papier,  examina  avec  attention  l'adresse  et  le  cachet  ? 
«  Allend-elle  une  réponse?  demanda-t-il. 

»  — Non  ,  sire,  répondit  le  hussard  ;  elle  s'est  éloignée  aussitôt  après 
avoir  donné  la  lettre. 

"'  »  —  C'est  bon,  reprit  le  roi.    Dites  au  secrétaire  de  cabinet  de  ne 
pas  venir  me  déranger  dans  ce  moment.  » 


XXIII. 


il  s'approcha  de  la  fenêtre  pour  lire  la  lettre.  Pendant  ce  temps,  la 
reine  daigna  s'entretenir  avec  Clémentine. 

«  Mais,  mon  enlant,  lui  dit-elle,  vous  cherchez  à  améliorer  le  sort 
de  votre  ami,  et  le  vôtre  reste  toujours  le  même  ;  car  vos  parens  con- 
sentiront dllficilement  à  ce  que  vous  épousiez  ce  jeune  homme,  qui, 
même  dans  la  supposition  la  plus  favorable,  n'aura  que  de  bien  modi- 
ques appointeniens. 

»  —  ;)e  le  sais,  répondit-elle  en  rougissant,  je  le  sais  bien;  mais  je 
dois  à  mes  parens  une  obéissance  absolue,  et  je  me  conformerai  toujours 
à  leur  volonté. 

»  —  Quoi!  s'écria  la  reine  étonnée,  vous  consentiriez,  par  obéisr 
sancc  filiale,  même  à  votre  mariage  avec  un  homme  que  vous  n'aimez 
pas  ? 

»  —  Oui ,  Votre  ÎMajcsté  ,  répondit  Clémentine  avec  une  courageuse 
résignation.  Quand  j'aurai  rempli  l'ordre  de  mes  parens  et  sauvé  mon 
ami,  mon  sort  ne  m'inquiète  plus:  je  puiserai  dans  le  contentement 
de  ceux  qui  me  sont  chers  la  force  de  supporter  mes  propres  chagrins. 
»  —  Excellente  et  vertueuse  fdle  !  »  s'écria  la  reine  en  la  baisant  au 
Iront. 

Le  roi,  cependant,  avait  lu  la  lettre,  en  faisant  sur  lui-même  de 
grands  efforts  pour  ne  pas  éclater  de  rire  ;  il  la  replia,  et  s'approchant 
de  (^Ic'nicntine  : 

«  Ma  chère  enfant,  lui  dit  il,  si  votre  piété  filiale  mérite  toute  notre 
admiration,  l'amitié  que  votre  sœur  vous  porte  force  ausbi  notre  estime. 


3.5 

Croiriez-vous  que  cette  lettre  est  écrite  de  sa  propre  main  P  Elle  8'ap- 
pelle  Augustinc,  n'est-il  pas  vrai?...  él  elle  m'y  invite  de  la  manière 
la  plus  pressante  à  m'opposer  au  mariage  aiuqùel  on  veut  vous  forcer, 
puisque  vous  n'avez  pas  le  courage  de  vous  y  opposer  vous-même,  bien 
qu'il  dût  vous  causer  la  mort.  »  innoS  f.uoy 

Clémentine  restait  debout  devant  lui,  sans  comprendre  ce  qu'il  fui 
disait. 

«  Oui,  oui,  vous  pouvez  m'en  croire,  ajouta-t-il  gaiement;  ou  plutôt 
écoutez  vous-même  cq  qu'elle  m'écrit.  Je  passe  sous  silence  les  titres  et 
qualités,  et  j'arrive  de  suite  où  ce  joli  écrivain  entije  en  màlièré  j 

0  H  est  généralement  connu  que  Votre  Majesté  réprime  d'une  main 
»  ferme  tout  abus  et  toute  injustice  :  elle  ne  permettra  donc  pas  non 
»plus  que  ma  sœur,   Clémentine  Weixler,  qui  a  eu  l'honneur  d'être 

•  distinguée  par  elle  à  son  arrivée  ici ,  soit  mariée  à  M.  André  Pépin. 
»  Des  parens  aveugles  ont  seuls  pu  conclure  ce  mariage,  qui  ne  man- 
pquera  pas  de  conduire  la  trop  faible  Clémentine  au   tombeau...   Il 

•  peut  d'autant  moins  se  consommer,  que  depuis  long-temps  Clémen- 
»tine  est  fiancée  à  un  autre,  et  que  Pépin  ,  à  ce  qu'on  dit,  a  déjà  fait 
tailleurs  une  promesse  de  mariage,  et  échangé  les  anneaux.  Ce  n'est 
»que  l'affection  que  j'éprouve  pour  ma  sœur  qui  me  pousse  à  faire  cette 

•  démarche  insolite,  dont  elle  ne  se    doute  pas,   et  à  demander  pour 

•  elle  justice  et  protection  à  Votre  Majesté.  Mais  il  faudrait,  sire,  que 

•  votre  volonté  souveraine  intervînt  promptement,  puisque  ce  mariage, 

•  qui  fera  le  malheur  de  quatre  personnes,  doit  déjà  se  conclure  lundi 
«prochain.  » 

Le  reste  contient  de  nouvelles  excuses  et  est  signé  Augustîne  IVeixler. 

—  Eh  bien  !  qu'en  dites-vous?  » 

Clémentine  était  muette  de  surprise,  elle  ne  pouvait  concevoir 
l'excessive  audace  de  sa  sœur. 

«  Augustine  parait  posséder  une  résolution  que  pourraient  lui  en- 
tier bien  des  hommes,  continua  le  roi  en  riant  ;  mais  elle  a  par  contre 
très  peu  d'expérience,  autrement  elle  saurait  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
dangereux  pour  un  prince  que  de  se  mêler  dans  des  affaires  de  famille, 
surtout  quand  la  partie  intéressée  ne  se  plaint  en  aucune  façon.  » 

Clémentine  baissa  les  yeux  avec  embarras. 

t  Votre  situation  est  pénible,  mademoiselle >  reprit  le  roi.  Allez 
maintenant,  consolez-vous,  et  suivei  les  inspirations  de  votre  cœur.  Je 
Terrai  ce  qu'il  y  a  à  faire,  et  je  vous  ferai  bientôt  savoir  ce  que  j'aurai 

3. 


36 

résolu.  Avant,  nous  nous  reverrons  au  bal  que  la  ville  me  fait  l'honneur 
de  nie  donner  dimaiiciie  prochain,  et  auquel  en  tous  cas  vous  devez  assis- 
ter avec  vos  parens;  vous  apprendrez  alors,  je  vous  eu  donne  ma  pa- 
role, ce  qu'il  est  en  mon  pouvoir  de  faire  pour  vous.  Jusque  là  ne 
vous  tourmentez  plus;  ne  vous  affligez  pas  sur  le  sort  de  Théodore, 
lors  même  quil  disparaîtrait.  Vous  serez  bientôt  rassurée  entièrement 
sur  son  avenir,  et  alors  vous  serez  libre  d'épouser  ou  non  M.  Pépin. 
Voulez-vous  ace  omplir  le  sacrifice?  alors  à  la  grâce  de  Dieu.  Ne  le  vou- 
lez-vous pas?  vous  aurez  tn  moi  un  chevalier  prêt  à  vous  défendre. 
Adieu,  et  ne  dites  pas  un  mot  de  celte  visite  ni  à  Votre  sœur,  ni, à 
Théodore,  ni  à  vos  parens.   » 

Clémentine,  émue  à  ces  douces  paroles,  baisa  la  main  du  roi  et  celle 
de  la  reine ,  et  s'échappa  par  une  porte  de  derrière  sans  que  personne 
Vaperçùt. 

XXII. 

Ni  Augustine,  qui  n'avait  plus  d'espoir  que  dans  son  placet ,  ni  ma- 
dame Weixler  qui  ne  laissait  pas  que  d'éprouver  quelques  remords,  ne 
j)ouvaicni  jouir  de  la  même  tranquillité  que  Clémentine  à  son  retour. 

La  mère  se  sentait  troublée  intérieurement,  car  elle  commençait  à 
se  faire  de  légers  reproches  sur  le  mariage  de  sa  fille  avec  Pépin,  ma- 
riage auquel  son  caprice  seul  servait  de  fondement.  Peut-être  la  douleur 
silencieuse  de  Clémentine  l'aurait-elle  engagée  à  revenir  sur  sa  déci- 
sion ,  mais  la  satisfaction  qui  perçait  sur  son  visage  l'y  ramena  forjçeT 
ment.  Aussi  chcrcha-t-elle  à  la  récompenser  de  sa  soumission  par  les 
nlus  tendres  prévenances,  et  elle  n'eut  pas  la  moindre  objection  à  faire 
lorsque  Clémentine  refusa  d'aller  voir  la  course  aux  flambeaux  que 
les  élèves  de  l'Ecole  des  eaux-et-forêts  faisaient  en  l'honneur  de  leurs 
majestés. 

Après  le  départ  de  toute  la  famille,  Clémentine  se  mit  aux  aguets 
derrière  les  balsamines  fleuries.  La  rue  était  silencieuse  comme  une 
tombe.  La  jeune  fille  s'appuyait  timidement  sur  le  bord  de  la  fenêtre, 
tenant  à  la  main  un  paquet  qui  renfermait  tous  ses  bijoux,  et  qu'elle 
voulait  forcer,  par  ses  douces  paroles,  son  Théodore  à  accepter.  Son 
regard  incjuiet  errait  de  tous  côtés...  Tout  était  désert...  son  oreille 
attentive  épiait  le  moindre  bruit...  partout  régnait  un  silence  de  mort... 
Les  quarts  d'heure  se  succédaient...  et  rien  ne  paraissait.  Théodore  se 


37 

serait-il  enfui  déjà?  serait-il  déjà  loin  de  moi,  loin  du  sort  qui  paraît 
lui  devenir  plus  propice?  Cette  pensée  s'empara  de  son  esprit.  Mais  â^u 
même  instant  un  pas  incertain  et  chancelant  se  fit  entendre.  Un  homme 
se  glissait  dans  l'ombre,  c'est  lui...  —  Théodore!  s'écrie  la  jeune  fille 
tremblante  et  résistant  avec  peine  au  désir  de  voler  au-devant  de  son 
amant.  Mais  elle  semble  effrayée  en  apercevant  tout-à-coup  devant 
elle ,  non  pas  le  bien-aimé,  mais  un  vieux  soldat  à  longues  moustaches 
qui  la  salue  militairement.  «  C'est  bien  ici  le  numéro  3iO?demanda- 
t-il,et  vous  êtes  sans  doute  mademoiselle  Clémentine,  à  qui  je  dois  re- 
mettre ce  billet? 

»  — A.U  nom  de  Dieu!  donnez  vite!  »  s'écria  Clémentine,  qui  crut 
son  Théodore  déjà  engagé  àScherau,  et  qui  prit  le  vieux  soldat  pour  un 
de  ses  nouveaux  camarades. 

Elle  lui  arracha  le  billet  des  mains,  brisa  le  cachet,  et  lut  ce  qui  suit  ; 
f  Chère  Clémentine,  >    > 

»  Le  sort  n'est  pas  encore  las  de  me  poursuivre.  Jusqu'à  présent  j'a- 
n  vais  été  pauvre,  mais  libre  ;  à  présent  je  ne  le  suis  même  plus.  Je  suis 
»  arrêté  par  ordre  supérieur  ,  m'a-t-on  dit.  Quel  crime  ai-je  donc  com- 
»  rais?  Dieu  le  sait.  Mais  mon  innocence  ne  tardera  pas  à  paraître  au 
»  grand  jour.  Tu  comprends  que  je  ne  puis  te  voir  aujourd'hui.  Il 
»  m'est  même  défendu  d'écrire;  mais  le  brave  soldat  qui  te  remettra 
»  cette  lettre  a  bravé  toutes  les  punitions ,  il  m'a  procuré  les  choses 
»  ïiécessaires  pour  écrire,  et  s'est  chargé  de  te  porter  mon  billet.  Je  ne 
»  te  dirai  pas  où  je  suis  enfermé,  dans  la  crainte  que  ton  désir  de  me 
»  servir  ne  t'attire  des  désagrémens.  Au  reste  je  t'assure  qu'on  me  traite 
»  avec  humanité  et  qu'on  ne  me  laisse  manquer  de  rien.  Demain  peut- 
>  être  je  pourrai  déjà  te  voir,  toi,  ma  seule  amante,  mais  perdue  à 
»  jamais  pour  moi  ! 

t  TON  Théodore.  » 

Le  roi  a  promptement  tenu  parole  ,  se  dit  Clémentine  ivre  de  joiç. 
Elle  baisa  la  lettre  de  son  ami  et  courut  à  la  fenêtre  pour  récompenser 
dignement  le  brave  messager,  mais  il  avait  disparu.  Elle  lui  envoya 
donc  toutes  les  bénédictions  possibles  et  se  mit  à  relire  le  billet  de 
Théodore  dix  fois,  cent  fois.  Lorsque  ses  yeux  s'arrêtèrent  sur  les  der- 
niers mots  :  perdao  à  jamais  jjotir  moix  Perdue  à  jamais!  se  demanda-t- 
elle ,  et  la  crainte  l'agitait  encore.  Oh!  non,  reprit-elle  en  levant  sou 
pieu.v  regard  vers  le  ciel  ;  ceU  n'est  point  eu  mon  pouvoir  !  si  mes  pa- 
rens  persistent  \  me  faire  épouser  Pépin,  je  ne  puia  m'y  opposer.  Ah  I 


38 

Théodore!  je  suis  à  jamais  perdue  pour  toi  :  Tu  as  raison,  je  le  crains. 
Pauvre  Clémentine  !  pauvre  Théodore  I 

XXIV. 


Le  samedi ,  jour  de  garde  et  de  revue ,  selon  la  définition  de  Pépin  , 
se  passa  comme  tous  les  samedis.  A-ugusiine  présida  à  l'écurage  ide  la 
maison.  La  mère  disposa  la  chambre  de  Pépin  qui  devait  rece\oir  Ite 
nouveau  couple;  le  conseiller  se  rendit  au  conseil,  où  il  eut  à  discuter 
longiiement  tous  les  préparatifs  de  la  fêle  du  dimanche,  et  î'hôte  du 
Soleil  alla  se  promener  en  uniforme  et  la  pipe  à  la  bouche  pour  dissiper 
la  mauvaise  humeur  que  lui  causait  la  réclusion  de  sa  fiancée.  Quant  à 
celle-ci^  elle  ne  prenait  aucune  part  à  tout  ce  qui  se  faisait  autour  d'elle; 
elle  pensait  à  Théodore,  au  roi,  à  la  reine  ,  au  bal  décisfif  du  lendemain. 
■f>  Le  dimanche  parut  et  amena  à  sa  suite  tant  d'affaires,  que  la  famille 
Weixler  ne  put  aller  à  l'église.  Le  conseiller  seul  assista  ej:  of/icio  au 
service  divin,  car  le  roi  s'y  était  rendu.  En  sortant  du  temple,  une 
foule  considérable  de  cousines,  de  tantes,  de  marraines,  d'amies,  se 
précipitèrent  vers  la  maison  Weixler. 

«  Réveille  tout  ton  courage,  dit  à  Clémentine  l'expérimentée  ma- 
trone ;  on  vient  te  féliciter  sur  ton  mariage;  on  a  publié  aujourd'hui 
tes  bans.  » 

Une  frayeut*  subite  s'empara  de  la  pauvre  jeune  fille;  cependant,  ha- 
bituée à  obéir  en  tout  à  sa  mère  ,  elle  s'avança  à  la  rencontre  de  celles 
qui  venaient  la  visiter.  Un  amical  bonjour  fut  la  seule  réponse  qu'ob- 
tint sa  profonde  révérence  ;  mais  de  félicitalion,  il  n'en  fut  pas  question. 
La  mère  tout  étonnée  le  fut  bien  davantage  encore  ,  lorsqu'elle  entendit 
tout  le  monde  demander  Augustine.  «  Eh  !  mes  dignes  amies  !  que  vou- 
lez-vous donc  à  cette  petite  Cendrillon? 

»  —  La  féliciter!  la  féliciter!  »  répéta-t-on  en  cœur. 

Augusiine  entra,  et  ne  parutpas  moins  surprise  que  âamère  et  sa  sœu!*, 
en  voyant  toutes  ces  dames  se  presser  autour  d'elle ,  lui  serrer  la  main  , 
l'embrasser,  et  lui  souliaitor  tout  le  bonheur  possible  dans  son  ménage. 

La  mère  était  immobile  de  surprise.  Clémcnliïie  ne  coni|irenait  rien 
à  tout  cela.  Augusline  étouffait  avec  peine  une  violente  envie  de  rire 

€  Mais  dites-moi  donc  ce  que  cela  signifie,  s'ccria-t-ellc.  Je  ne  sais 
Vraiment  pas  ce  que  vous  me  voulet.  -  .   .^^  ;  "•  '  * 


■  »  —  C'est  pousser  trop  loin  la  dissimulalion ,  repondit  la  tante  Betty, 
Il  y  a  assez  long-temps  qu'on  nous  en  fait  un  mystère. 

»  —  Puisque  le  pasteur  l'a  annoncé  du  haut  de  la  chaire...  observa 
la  tante  Brigitte. 

»  —  C'est  clair  cependant,  ajouta  la  cousine  Rose:  mademoiselle 
Louise-Thérèse-Âugustine  Weixlcr  et  monsieur  André-Adam  Pcpin. 
Tout  le  monde  l'a  entendu.  Leurs  bans  sont  publiés  pour  la  première 
et  dernière  fois. 

»  — Quand  se  fait  le  mariage?  demandèrent  toutes  les  demoiselles 
fort  désireuses  d'être  choisies  pour  filles  d'honneur. 

»  —  Vous  êtes  dans  l'erreur ,  s'écria  Augustine  en  riant  et  parvenant 
à  peine  à  dominer  le  tumulte,  c'est  ma  sœur  qui  proprement... 

»  —  Voyez  donc  !  répondit  Brigitte  ,  vous  niez  encore  !  Vraiment  on 
dit  depuis  quelque  temps  que  Clémentine  sera... 

»  —  Eli  quoi  !  interrompit  Rose  ;  nous  avons  toutes  entendu  jeudi 
passé  dans  le  pavillon  du  bourgmestre,  Augustine  appeler  Pépin  son. 
uance. 

»  — Quoi!  s'écria  d'une  voix  tonnante  et  en  s'élançant  au  milieu  du 
cercle ,  la  mère  furieuse  qui  n'avait  pu  trouver  encore  un  seul  mot  pour 
exprimer  sa  surprise  ,  quoi  ?...  Augustine. ..  tu  as  dit... 

»  —  C'est  faux,  répondit  Augustine  avec  indifférence.  Malentendu! 
erreur!  » 

Mais  ces  dames  ne  tinrent  aucun  compte  de  ses  dénégations;  elles  se 
mirent  à  applaudir,  à  rire  toutes  à  la  fois,  et  la  mère,  tout  étourdie 
par  le  tumulte,  aurait  fini  par  se  fâcher  sérieusement  si  la  garde  n'était 
venue  à  passer,  musique  en  tète,  et  n'avait  attiré ,  comme  par  enchî^n- 
tement,  toutes  ces  femmes  qui  ne  voulaient  pas  laisser  passer  sans  lés 
voir  les  soldats  en  grande  tenue  et  le  roi  qui  était  à  cheval  devant  les 
bataillons.  «  Mais  dites-moi ,  au  nom  du  ciel!  s'écria  madame  Weixler, 
Augustine  !  Clémentine  !  que  signifie  cela  ?» 

Clémentine  haussa  les  épaules.  Augustine  soutint  que  ces  dames 
étaient  folles  ou  qu'elles  s'étaient  grossièment  trompées. 

1)  Voici  quelqu'un  qui,  s'il  plaît  à  Dieu,  pourra  nous  donner  le 
mot  de  l'énigme  !  dit  la  mère  qui  commença  à  respirer  en  voyant. entr^ 
son  mari.  Qu'est-ce,  mon  vieux  .^  parle.  De  qui  a-t-on  jeté  aussi  les  an- 
nonces de  mariage?  , 

»  —  D'Augusiine,  répondit  flegmatiquemeut  le  conseiller.  t> 

La  mère  tomba  toute  paie  sur  un  fauteuil.  Augustine  se  sauva  en 


^  40 

Hant  dans  la  cuisine,  et  Clémentine  quitta  la  chambre  pour  laisser  à 
ses  parens  la  liberté  de  s'expliquer. 

n  Mais  est-ce  bien,  ajouta  la  conseillère  très  sérieusement,  de  ne 
pas  même  me  prévenir  que  vous  avez  changé  de  résolution?  Je  suis  biert- 
aise  que  Clémentine  ne  soit  pas  l'orcée  d'épouser  le  cousin  qu'elle  n'aime 
pas.  Mais  on  aurait  dû  au  moius  me  demander  mon  consentement  au 
mariage  d'Augustine. 

—  Quelle  plaisanterie  dis-tu  là  ?  répondit  la  mère.  Comment  peux- 
tu  penser?...  Auguslinc,  une  fille  de  dix-sept  ans  ,  la  cadette,  être  ma- 
riée avant  son  aînée...  Que  cela  me  soit  venu  dans  l'esprit!...  Pour  qui 
me  prends-tu  donc?  C'est  un  malentendu...,  une  erreur  abominable... 
La  méchanceté  ou  le  diable  s'en  sont  mêlés  ;  assurément  ,  ce  sot  de 
Pépin... 

—  J'ai  voulu  lui  parler,  interrompit  le  conseiller  ,  et  le  chapitrer 
d'importance  ;  mais  il  escortait  précisément  une  voiture  chargée  d'us- 
tensiles de  cuisine  pour  la  maison  du  forestier,  où  leurs  majestés  dîne- 
ront aujourd'hui. 

—  H  faut  donc  s'adresser  au  surintendant  lui-même  ,  reprit  la  mère 
avec  une  véhémence  toujours  croissante. 

—  Il  est  impossible  de  lui  rien  demander ,  répondit  le  conseiller, 
immédiatement  après  le  sermon  il  est  monté  en  voiture  et  esl^allé  bap- 
tiser l'enfant  de  son  neveu,  à  trois  lieues  d'ici. 

—  Tout  va  donc  de  travers  aujourd'hui  ?  grommela  la  mère.  Cette 
pauvre  Clémentine....;  elle  est  en  quelque  sorte  deshonorée  par  suite 
de  émette  méprise...  Demain,  ni  jamais,  ce  mariage  ne  pourra  s'accom- 
plir. 

—  Tant  mieux,  répondit  le  père;  plut  à  Dieu  qu'il  n'en  eut  jamais 
été  question.  Augustine,  ce  bourdon  sauvage,  convient  mieux  au  sot... 

—  N'insulte  pas  le  cousin,  répliqua  sa  femme  impérieusement.  Le 
bourdon  sauvage  est  trop  jeune  et  ne  veut  pas  de  Pépin.  Qu'on  ne  me 
parle  plus.  Clémentine  lui  est  promise,  et  il  l'aura.  Que  tout  en  soit  dit 
par  là.  Il  faut  en  tous  cas  répai'er  d'abord  cette  erreur  incompréhen- 
sible... Mais  alors  je  ne  souffrirai  plus  d'opposition...  entends-tu?  Dans 
huit  jours  tout  rentrera  dans  l'ornière,  et...  —  A  la  bonne  heure,  dans 
huit  jours,  murmura  le  conseiller  chagrin  ,  puisque  tout  doit  aller  à  ta 
fantaisie.  Mais  ne  parlons  plus  de  cela,  autrement  le  dîner  du  bourg- 
mestre ne  me  ferait  pas  de  bien...  1-t  à  propos,  que  Clémentine  ne 
cherche  pas  de-,  défaites  ce  soir  pour  s'abseuter  du  bal,  làa  majesiQ  a 


41 

daigné  s'informer  d'elle,  et  a  ajouté  gracieusement  qu'elle  comptait 
danser  la  seconde  Avalse  avec  Clémentine,  la  première  appartenant  de 
droit  à  la  fille  du  bourgmestre.  A  neuf  heures  je  viendrai  vous  prendre. 
A  dix  heures  précises  le  piince  sera  de  retour,  et  aussitôt  qu'il  entrera 
dans  la  salle,  le  bal  commeucera.  Adieu.  » 

La  maman  descendit  eu  grondant  dans  la  cuisine.  Clémentine,  qui 
avait  écoulé  à  la  porte,  et  qui  avait  entendu  les  paroles  consolantes  de 
son  père ,  heureuse  d'ailleurs  du  délai  de  huit  jours  qui  lui  était  ac- 
cordé, courut  embrasser  Augustine,  qui  s'était  réfugiée  dans  son  ca- 
binet. 

«  Dieu  bénisse  les  surintendans  oublieux  et  affaiblis  par  l'âge  !  lui 
dit  Augustine  à  l'oreille.  Le  nôtre  a  perdu  le  billet  qui  lui  avait  élé  re- 
mis par  Pépin,  et  où  ton  nom  se  trouvait.  Il  a  envoyé  hier  son  domes- 
tique pour  demander  à  notre  père  le  nom  de  celle  de  ses  filles  dont  il 
devait  publier  les  bans.  Sa  lettre  tomba  entre  mes  mains.  A  l'instant 
j'ai  résolu  de  me  sacrifier  pour  toi,  et  j'ai  écrit  mon  nom  au  lieu  du 
lien.  On  devait  ainsi  gagner  quelques  jours;  je  le  savais,  et  pendant  ce 
temps,  qui  sait  s'il  n'y  aura  pas  quelques  oppositions  supérieures  à  ce 
mariage.  —  Dis-moi,  sœur,  dis-moi,  suis-je  rusée  où  non?  Encore  un 
baiser.  »  Et  la  petite  intrigante  s'enfuit. 

XXV. 

La  bourgeoisie  d'Appelhausen  s'était  mise  en  frais  pour  donner  une 
fête  brillante  à  son  souverain  chéri.  La  salle  de  spectacle  et  les  cham- 
bres qui  l'avoisinaient  avaient  été  transformées  en  un  vaste  local  orné 
de  guirlandes,  de  devises  spirituelles,  de  transparens  magnifiquement 
illuminés  et  dignes  en  tous  points  de  recevoir  une  majesté.  Plusieurs 
centaines  de  personnes  de  différentes  classes  de  la  société  y  étaient 
déjà  rassemblées  en  grande  toilette,  entre  autres  la  famille  AVeixler  , 
dont  le  père  portait  d'un  air  triomphant  une  énorme  bourse  à  che- 
veux qu'il  avait  gagnée  au  dîner  du  bourgmestre  ,  en  buvant  à  la  santé 
du  roi.  Il  nageait  dans  un  océan  de  délices,  et  poussa  des  vivats  plus  re- 
tentissans  que  tous  les  autres  ,  lorsqu'à  dix  heures  les  battans  de  la 
porte  s'ouvrirent,  et  que  les  fanfares  annoncèrent  l'arrivée  du  souve- 
rain qui  se  présenta  en  habit  civil  fort  simple,  mais  de  bon  goût. 

Le  couple  royal  prit  place  sur  l'estrade  qui  ayait  été  préparée  à  cet 
effet ,  et  le  bal  commença, 


42 

'Cîementîne,  immobile  sur  son  sicge,  suivait  des  yeux  avec  inquiétude 
le  prince  qui  s'entretenait  avec  bonté  avec  les  personnes  qui  l'entou- 
raient. Oh!  quels  sentimens  tumultueux  agitaient  son  sein,  lorsqu'elle 
venait  à  penser  que  la  décision  du  roi  pourrait  être  contraire  à  ses  dé- 
sirs !  Combien  elle  tremblait  qu'il  ne  l'eût  même  tout-à-fait  oubliée  ! 
Auffustine  de  son  côté  faisait  une  petite  moue  charmante  :  elle  avait 
vainement  attendu  une  réponse...  à  son  hardi  placct.  La  mère  se  pa- 
vanait entre  ses  jolies  filles  :  et  le  père^  ivre  de  joie,  se  reposait  de  ses 
fatigues  à  ses  côtés.  La  walse  finit,  la  musique  se  tut.  Le  roi  se  leva  et 
se  mit  à  se  promener  dans  la  salle.  Il  s'arrêtait  auprès  des  personnages 
les  plus  distingués  d'Âppelhausen,  ^entretenait  quelques  instans  avec 
eux ,  adressait  quelques  galanteries  à  leurs  femmes  et  à  leurs  filles  ,  et 
passait  outre.  Il  s'approchait  de  la  famille  du  conseiller,  qui  se  hàla 
d'en  ranger  les  membres  par  ordre  de  naissance.  Les  deux  jeunes  filles 
étaient  tremblantes ,  chacune  par  Tin  motif  différent  ;  elles  n'osaient 
lever  les'yeux,  car  sûrement — ,  bien  sûrement....,  le  roi  honorerait 
aussi  Weiklei"  de  quelques  paroles  flatteuses.  Leur  pressentiment  se 
réalisa.  Le  prince  s'arrêta  devant  le  conseiller,  qui  s'inclina  jusqu'à 
terre,  et  avait  pèîné  a  rriairttenir  son  équilibre,  tant  ses  jambes  étaient 
peu  assurées.  —  Cher  conseiller,  lui  dcmanda-t-il  avec  intérêt,  j'ai  ap- 
pris qu'on  a  publié  aujourd'hui  les  bans  de  l'une  de  vos  deux  filles  ; 
de  laquelle  donc?   » 

Le  conseiller,  pressé  de  répondre,  indiqua  Augustine  ,  quoique  sa 
femme  lui' donnât  de  violens  coups  de  coude  dans  le  flanc,  et  se  pré- 
parât à  relever  son  erreur.  Mais  le  roi  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps. 

«  —il  Ali  !  je  me  suis  donc  trompé?  ajouta-t-il.  On  m'avait  dit  que 
(iïemeritînè  était  fiancée,  et  vraiment  contre  son  gré.  Comme  je  déteste 
l^oute  cônlraihte  dans  les  affaires  de  cœur,  j'aurais  intercédé  pour 
elle',  si  votre  réponse  ne  m'avait  pas  rassuré.  » 

Madame  Weixier  sentit  ses  joues  se  couvrir  du  rouge  de  la  honte,  en 
voyant  son  plan  détruit.  Le  roi  s'empressa  de  changer  de  sujet  de  coh- 
versalion,  et  s'adressant  à  Clémentine  :  t  Ma  belle  enfant ,  je  devrais 
maudire  ma  fatigue  qui  m'empêche  d'avoir  le  plaisir  de  danser  avec 
vous  et  vos  charmantes  compagnes,  comme  je  l'avais  promis.  Pardoil- 
ncz-moi ,  et  puisque  ma  place  est  occupée  par  le  colonel  Isembart  au- 
près de  l'aîniablc  fille  du  bourgmestre,  permettez-moi  de  vous  présen- 
ter aussi  un  partner.  » 

Clémentine  baissa  les  veux  en  rougissant,  et  eut  bien  de  la  peine  à 


m 

retenir  ses  larmes'  eh  voyant  iespromessèâ  du  roi  s'évariouir  fet  se  ré- 
soudre en  quelques  vains  juropos  de  û^alantfcrie,  tandis  qu'elle  espéi'ait 
apprendre  de  sa  bouche  des  choses  si  importantes!  Cependant,  le  roi 
^t  signe  d'approcher  à  un  jeune  homme  élég^amment  vêtu.  «  Monsieur  le 
secrétaire  du  cabinet,  lui  dit-il,  toici  votre  danseuse.  -^  Du  courage, 
mon  cnlanl!  ajouta-t-il  à  voix  basse  en  relevant  la  tète  deCiémenline. 
Ce  jeune  homme  vous  parlera  de  Théodore.  » 

Clémentine  leva  vivement  des  ^ux  brillans  de  joie  sur  ce  messager 
du  ciel  ;  mais  elle  retomba  sur  son  siège  en  poussant  un  cri  de  sur- 
prise. Le  regard  plein  d'amour  de  Théodore  était  fité  sur  elle,  sesTè- 
vres  brûlaient  sur  ses  mains  :  c'était  lui-même,  beau  conaBa<e  Adonis I 
<jwi  était  devant  son  amante  enivrée  de  bo-nheuii!.  11: lui  iriaçotudahcomi- 
ment  le  prince  lavait  fait  son  secrétaire  intime;  il  lui  dit  que  sa  pauvreté 
n'avait  été  qu'apparente,  et  qu'il  n'avait  prié  ce  déguisement  que  pour 
s'assurer  si  Clémentine  l'aimait  toujours.  C  était  lui  qui  avait  fait  accor* 
"diér  là  croix  au  cotiseiller  Weixler.  'ti'l  bïih-^ 

«  Me  pardonneras-tu,  ajouta  Théodore,  me  pardonneras-tu,  chèrç 
Clémentine,  tout  le  niai  que  je  t'ai  causé?  Pouvez-vous  me  pardonner 
aussi  ,  mes  chers  amis,  celui  que  mon  père  et  moi-même  nous  vous 
avons  fait  jadis?  Permettez-mOi  de  placer  le  plus  avantageusement  pos- 
sible  ce  billet  dé  6,000  écus ,  équivalent  de  la  perle  que  vous  avez 
éprouvée  par  suite  des  malheurs  de  mon  père;  ce  sera  la  dot  de  ma 
fiàhcée,^e  n'en  veux  poiilt  d'autre!  Oubliez  donc  toute  rancune^  et 
appelez-moi  votre  fils!      '  ^"^'>^  af-idjHBil  sbfiii'ii  «iil^  , 

»)  —  ]tIonsi€ùr  le  secrétaire  intime ,  bégaya  la  mère  en  examinant 
d'un  œil  satisfait  et  le  billet  de  banque  et  le  superbe  diamant  qui  bril- 
lait à  la  cravate  de  Théodore. 

■'  ij  — Clitei*  fîlis  îfe'érria  le  conseillfer,  ravi  de  voir  Clémentine  dans  les 
bras  de  son  airiiàrlt ,  et  eh  lui  tendant  la  main,  c'est  aujourd'hui  la  fête 
du  toi!  et  pereàt '<te\\îi  qui  ne  se  conformerait  pas  à  sa  volonté  souver 
raine  !  Ma  femme  consent ,  et  moi  aussi  à  plus  forte  raison  ;  j'y  mets 
une  condition  cependant,  c'est  que  mon  gendre  ne  critiquera  plus 
mon  lalin.  .■.)''')i  ,J  Jiniiii»».  u»*»!)»!  '»i  i)|iiM-f|i 

»  —  Soyez  san'â'tfuiwti^',  etcelïént^ère!  répondiC  Théodore  en  lui 
Serraut  la  main ,  j'ai  oublié  le  mien . 

»  —  Je...  balbutia  la  mère...  le  roi...  le  pcvc...  nous  n'avons;  mon 
*cher  secréiaire  intime...  rien  préprement  contre  ce  mariage;  mais  le 


44 

'  )  »  —  Le  voici  précisément!  »  s'écria  en  ricanant  Au^ustine. 
Ji  En  effet,  derrière  la  porte  du  cabinet  M.  le  brigadier  montait  la 
garde  ,  et  regardait  avec  une  figure  énormément  longue  Clémentine 
suspendue  au  cou  de  Théodore  ,  le  père  buvant  à  la  sanlc  des  nou- 
veaux fiancés,  la  mère  applaudissant  à  leur  union,  et  Augustine  lui 
faisant  méchamment  la  nique. 

**'  XXVI. 

Mais  sa  grosse  face  exprima  une  stupéfaction  bien  plus  ridicule  en- 
core lorsqu'il  apprit  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  qu'il  vit  son  alliée  la 
plus  fidèle,  la  conseillère  elle-même,  qui  avait  passé  dans  le  camp  en- 
nemi. 

«  Qui  mariai  je  donc?  demanda-t-il  enfin  à  voix  basse. 
•'"»  —  Moi ,  ou  personne  !  répondit  gravement  le  bourdon  sauvage. 

»  —  A-t-on  décidé  l'affaire  ainsi  ?  continua-t-il  du  même  ton  qu'au- 
paravant. 

»  —  Il  n'y  a  aucune  opposition,  reprit  Augustine  ;  le  droit  a  iriom. 
phé  ;  et  maintenant  vous  deviendrez  la  risée  de  toute  la  ville  si  vous  ne 
parvenez  pas  à  m'engager  à  vous  épouser. 

»  —  Eh!  est-ce  une  plaisanterie,  ou  parles-tu  sérieusement?  lui  de- 
mandèrent ses  parens  étonnés. 

j>  y —  Sérieusement,  très  sérieusement,  »  répliqua  Augustine.  Et  elle 
raconta  avec  la  plus  grande  franchise  tout  ce  qu'elle  avait  fait  pour 
s'assurer  la  possession  de  Pépin,  depuis  la  lettre  anonyme  à  Vermicu- 
larius  jusqu'à  la  mystification  du  surintendant. 

«  Maintenant,  ajouta-t-elle ,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  dire  oui,  de 
la  manière  la  plus  raisonnable  possible;  mais  il  faut  pour  cela  que  le 
cousin  m'en  supplie  à  genoux.  .l'ai  son  anneau  ;  il  a  le  mien  ;  le  désiste- 
ment de  Clémentine  est  dans  ma  poche  ;  on  a  publié  mes  bans...  Qu'y 
a-t-il  encore  à  faire? 

»  —  Soit  !  répondit  la  mère  en  haussant  les  épaules. 

»  —  Soit  I  »  répondit  le  père  en  secouant  la  tèle. 

Théodore  et  Clémentine  applaudirent.  Mais  il  fut  difficile  de  faire 
ployer  les  genoux  de  Pépin  devant  son  vainqueur  inflexible;  il  y  conr 
sentit  pourtant  à  la  fin. 

«  VoyczTvous,  s'écria  la  maligne  Augustine,  vous  êtes  encore  bien 
content  que  je  vous  prenne,  comme  je  vous  l'avais  prédit  !  ^ote*  bien 


45 

cela  pour  l'avenir,  et  donnez-moi  toujours  raison.  Maintenant,  levez- 
vous;  c'est  bien.  •  —  —  •-— 

Pépin,  qui  ne  savait  pas  trop  s'il  rêvait  ou  s'il  était  bien  éveille,  se 
hasarda  à  demander  :  «  Et  le  mariage,  quand  se  fera-t-il.'' 

»  —  Huit  jours  après  celui  de  Clémentine,  se  hdta  de  répondre  la 
mère  :  pas  plus  tôt,  car  l'aînée  doit  se  marier  avant  la  cadette;  la  cou- 
tume l'exige,  et  il  faut  s'y  conformer. 

»  —  Ainsi  soit-il  !  dit  Augustine  d'un  ton  important  ;  mais  pas  un 
jour  de  retard  ;  car  je  me  réjouis  de  conduire  une  fois  mon  ménage 
comme  ma  roère  conduit  le  sien. 

»  —  Petit  démon  !  «  s'écrièrent-ils  tous  à  la  fois. 

XXVII. 

Théodore  présenta  sa  fiancée  au  couple  royal ,  et  remercia  le  prince, 
qui  était  l'auteur  de  son  bonheur. 

«  Oh!  s'écria  Théodore,  pourquoi  tous  les  rois,  vos  cousins,  ne 
pensent-ils  pas  comme  vous  ?  Ils  renonceraient  bien  vite  à  leur  affreuxT 
système  de  terreur  et  de  persécutions...  Voyez-les  !  les  uns  ne  respirent 
à  l'aise  que  dans  une  atmosphère  de  sang;  les  autres  ne  trouvent  de 
plaisir  que  dans  le  récit  des  tortures  infligées  par  leur  ordre  à  quelque 
malheureux  dans  les  fers  !  Le  bruit  des  chaînes  et  des  verrous  ,  les  gé- 
niissemens  des  femmes  et  des  enfans  auxquels  ils  ont  enlevé  leur  mari 
et  leur  père,  pour  les  plonger  tout  vivans  dans  d'horribles  cachots,  ou 
les  envoyer  périr  misérablement  sur  quelque  plage  déserte,  voilà  la 
musique  qui  plaît  à  leurs  oreilles!...  Et  quels  crimes  ont-ils  commis , 
la  plupart  de  ces  infortunés?  Sont-ce  des  assassins,  des  brigands  ,  des 
incendiaires.^  Non!  Opprimés,  ils  ont  revendiqué  les  droits  sacrés  de 
l'humanité;  mais  ils  ont  succombé  dans  la  lutte,  et  ils  paieront 
de  leur  vie  peut-être  la  brillante  chimère  qu'ils  avaient  rêvée  !...  » 

Eugène  HAAG. 


46 

ril(>(r|.i)   io,,, 
I  ' 

GEORGES  Eï  LES  CIGOGNES. 

•i  miwfotjoi  tiii  itiktt  nu  ,<»ïi'  !  ob  jr/l-) 

inn  u\  '  '  : —  (•   ,1 

fui^,,.l^U,n  CONTE  ypSAlilOTE  (1). 


Pour  un  voyageur  ,  qui  a  voulu  s'arracher  aux  habitudes  monotones 
de  la  vie  occidentale,  rien  au  monde  n'est  plus  agréable  que  les  courses 
nocturnes  que  l'on  peut  iaire  eu  automne  sur  les  golfes  grecs,  comme 
par  exemple  d'Astros  à  Nauplies,  d'Egine  au  P-irée ,  de  Poras  à  Epidaure. 
Quelque  grande  et  insupportable  qu'ait  é^é  1^  chali^ur  du  jour,  ctè§  le 
coucher  du  soleil,  une  température  plus  douce  se  fait  sentir  ;  l'homme, 
en  respirant  l'haleine  embaumée,  du  soir,  éprouve  un  bien-ètro  indéfinis- 
sable, qui  répare  ses  forces  abattues,  et  le  fait,  pour  ainsi  dire,  re'- 
naltre  à  une  nouvelle  existence.  C'est  alors  qu'il  faut  s'embarquer,  car 
la  brise  de  terre  ne  tarde  pas  à  souffler.  Le  crépuscule  bientôt  cédera 
la  place  à  la  pâle  et  timide  lumière  de^  autres  de  la  nuit,  et,  sur  uh 
ciel  d'azur  d'une  incomparable  pureté  ,  i'on  voit  luire  l'une  après 
l'autre  les  étoiles,  dont  l'éclat  n'est  presque  janjais  voilé  par  de  sombres 
nuages.  Mais  quelques  instans  plus  tard,  l'horizon  s'éclaircit  à  l'est,  et 
prend  une  teinte  blanchâtre  qui  s'étend  de  plus  en  plus;  les  contours 
des  montagnes  se  découpent  en  traits  vigoureux  sur  un  fond  argenté, 
ç)t  tous  les  ^-égards  se  portent  involontairement  de  ce  côi^  pour  saluer 
la  pleine  lune,  qui  soudain  surgit  au-dessus  du  piç  le  plus  élevé  :  la  lu- 
mière, se  reflétant  vivement  à  la  surface  ridée  de  la  mer,  laisse  dislii^- 
guer  dans  le  vague  Lgine,  Salaminc,  et  les  monts  les  plus  éloignés  du 
Péloponèse.  Cependant,  un  vent  propice  a  enflé  sa  voile  :  le  kaïk  (2), 


(i)  Los  habilans  connus  en  Europe  sons  hs  nom  vulf;;.iire  (.TYpaariole» ,  se  nomment 
cux-mèmcs  Vtarianitns  (Ta^cauoJ;),  de  leur  ilc  ;ij)pcloc  Psara  ,  dont  on  a  fait  Ypsara 
par  corruplion  clicz  nous. 

(2)  C  est  ainsi  que  se  nomment  les  barque»  r'-lroilesel  légères  f|tii  voyagent  sur  le  ca- 
nal du  IJosphorc.  Les  Grecs  ont  enipiunté  cette  dénomination  turque  et  s'en  scrveut 
fort  souveut. 


,47 

en  quittant  les  rivages  du  Pirée,  vogue  lentement  sur  les  flots,  qu'il 
sillonne,  et  laisse  derrière  lui  une  longue  trace  ëtincelante.  Dès  que 
l'crubarcalion  a  pris  le  vent,  la  manœuvre  est  terminée,  et  les  matelots 
s'étendent,   oisifs,  sur  le  tillac  ,  à  côté  des  passagers  ,  s'en  rapportant 
avec  eu.\  aux  soins  du  patron,  gravement  assis  au  gouvernail.  Tout  en 
respirant  à  longs  traits  l'air  balsamique  de  ces  contrées,  chacun  suit  des 
yeux  les  lignes  irrégulières  du  continent,  qui  semble  s'agiter  au  loin, 
ou  bien  regarde  le  jeu  des  flots,  qui  reculent  devant  la  proue  ,   froissés 
et  chargés  tlécume.  —  Lorsque  le  voyageur  comprend  la  langue  hellé- 
nique moderne,  il  écoute  avec  intérêt  résonner  des  chants  dont  on  ou- 
blie si  facilement  l'harmonie  barbare  quand  on  en  peut  saisir  le  sens 
et  l'énergie.  Alors,  des  souvenirs  de  gloire  déjà  à  demi  effacés  se  retra- 
cent à  l'esprit,  et,  malgré  spi,  l'on  se  sent  agité  d'une  ardeur  \)elli- 
queuse  en  entendant  réciter  avec  feu  quelques  épisodes  des  combats  li- 
vrés,  dans  les  dernières  guerres,  contre  les  farouches  Osmanlis. Il 

n'est  pas  rare  non  plus  qu'une  tradition  populaire  soit  redite  par  le 
karavokiri  (1),  que  chacun  écoute  la  bouche  béante  et  l'oreille 
tendue.  , 

^    'J.'I  ,    .  17113  T  OH  I    > 

Le  récit  qui  va  suivre  (véritable  histoire  de  marins)  fut  fait  par  un 
Ypsariote  pendant  une  de  ces  traversées  si  poétiques  j  il  mérite  à  tous 
égards  d'être  rapporté.  L'écrivain  ,  en  l'offrant  à  ses  compatriotes  lâ- 
chera le  plus  possible  de  lui  conserver  la  physionomie  orientale     et 

joindra,  dans  de  courtes  notes,  les  explications  les  plus  nécessaires.  

Quant  aux  anachronismes  historiques,  ils  ont  d'autant  moins  besoin 
d'excuse,  qu'ils  servent  eux-mêmes  à  répandre  sur  ce  petiç  conte  une 
naïveté  plus  grande.  ',  jiiunib. 

r  Le  patron  ,  cédant  enfin  aux  instances  réitérées  de  ses  compagnons 
se  fit  apporter  un  gobelet  de  fer-blanc  rempli  d'une  eau  fraîche  dont  il 
but   quelques  gorgées;   puis,    après  s'être  plusieurs  fois   remué      et 
avoir  croisé  ses  jambes  sous  lui,  il  éleva  la  voix  et  s'exprima  en  ces 
termes  : 

«  Commencement  du  conte.  — Bonsoir  à  vous  tous  (2).  —  Autrefois 
un  pauvre  batelier  vivait  à  Therapia  ,  près  de  Gonstantinople.   11  ne 
•'''■' 

(i)  K«i5a^oxJ>/;;,  ce»t  le  patron  d'une  Larrjue,  ordinaircjnenl  mqnlo  par  dotn  ou 
Irois  honorncs,  et  un  pelU  garçon  qui  S':rl  de  mousse  ,  do  domesUqne  el  de  cuisinier. 

(a)  ^iX^  toï  7ra(,-a;i,.Ûi.GV  xxVr,  'am'ix  sx;\  C'est  ainsi  que  cliaque  narrateur  commeuoe 
«on  i-écit ,  car,  ordinairement,  c'est  le  .sçir,  q\x  pendant  la  nuU  »qjie.iU)u  raconte  do 
semblables  Li»lodre9.  mu  Jn/r  •  1 


48 

possédait  rien,  si  ce  n'est  Sa  petite  maison  et  un  léger  kaïk  (1),  à  l'aide 
duquel  il  gagnait,  sur  le  canal  du  Bosphore,  justement  de  quoi  soute- 
nir sa  misérable  existence  :  ce  n'était  donc  qu'avec  la  plus  grande  peine 
qu'il  pouvait  nourrir  sa  nombreuse  famille  du  faible  produit  de  son 
travail.  Sa  femme  ,  ses  trois  fds  et  ses  deux  filles  étaient  un  fardeau  si 
onéreux  pour  lui,  que,  dès  que  ses  garçons,  Dimitri,  Michel  et  Georges, 
entrèrent  dans  l'adolescence,  il  les  appela  vers  lui ,  et  leur  donna  le 
conseil  d'aller  chercher  fortune  de  par  le  monde  :  leur  distribuant  alors 
quelques  piastres  (2)  qu'il  avait  épargnées  avec  une  excessive  patience, 
il  les  congédia  après  leur  avoir  donné  sa  bénédiction  paternelle.  Ceux- 
ci  embrassèrent  leur  mère  et  leurs  sœurs,  et  dirigèrent  aussitôt  leurs 
pas  vers  l'orgueilleuse  et  magnifique  Stamboul  (3). 

»  Dès  leur  plus  tendre  enfance,  habitués  à  la  mer,  sur  laquelle  ils 
avaient  si  souvent  aidé  leur  père  à  conduire  sa  barque,  que  de  fois  ils 
avaient  contemplé  avec  admiratioTi  les  beaux  bàtimens  mercantiles  que 
le  commerce  florissant  de  Constantinople  amenait  de  toutes  les  parties 
du  globe  !  Le  sort  de  ces  riches  capitaines  de  navire  excitait  donc  de- 
puis long-temps  leur  envie  ;  et,  sentant  bien  qu'ils  ne  pourraient  ja- 
mais atteindre  le  comble  de  leurs  désirs  qu'en  s'armant  d'une  ardeur 
extraordinaire,  ils  prirent  la  résolution  de  tout  tenter,  et  se  rendirent 
sans  différer  sur  la  rade.  Leur  intention  était  d'y  chercher  quelque  em- 
ploi qui  put  entretenir  leur  espérance,  lorsqu'en  passant  devant  un 
café  (4),    ils  aperçurent  sur  un  banc  un  homme,  qu'ils  reconnurent 

(l)  Il  y  a,  à  Constanlinople,  des  kalks  de  loiilcs  grandeurs.  Celui  dont  il  s"agll  i"i  est 
l'on  de  ceux  qui  servent  d'ordiuaire  à  transporter  les  promeneurs  de  Conslanlinople  à 
Thcrapia  ,  Bujukdéré,  etc.,  etc.  Ils  sont  extrêmement  étroits,  peuvent  contenir  doux 
ou  trois  personnes,  et  chavirent  très  facilement.  yVussi  ceux  qui  les  coiuliiisenl  vous 
font-ils  asseoir  sur  un  petit  banc  peu  élevé  ,  en  vous  recommandant  de  ne  pas  bouger. 
{Ps'ote  du  traducteur.) 

(a)  La  piastre  turque,  après  avoir  subi  différentes  altéiations,  a  aujourd'hui  une 
valeur  d'environ  trente  à  Irenlc-cinq  centimes.  (JS'ole  du  traducteur.) 

(3)  Les  Turcs  appellent  ainsi  Constantinople.  Les  Grecs  ont  l'habitude,  depuis  long- 
temps, dénommer  celle  capitale  Otôv  wo'/./)  contraction  de  Ei';  t/iv  «oivjv  (c'est-à-dire 
dans  ou  vers  la  ville  ).  Les  Osmanlis,  en  s'appiochant  de  cette  cité  dont  ils  voulaient 
«emparer,  en  demandèrent  le  nom  à  des  Grecs  qu'ils  rencontrèrent.  Ces  derniers,  s'ima- 
ginaiit  que  leurs  ennemi»  s'informaient  du  lieu  où  ils  allaient,  répondirent  drviv  iroivi, 
expression  que  les  Turcs  corrompirent  et  changèrent  en  Stamboul.  {Note du  traducteur.) 

(4)  Il  y  a  un  grand  nombre  de  cafés  à  Constantinople.  llien  qu'ils  soient  peu  bril- 
laos  ,  Us  attirent  néanmoins  une  grande  quantité  de  cLalans.  Les  Turcs ,  fort  paresseux 


49 

aussitôt  pour  un  marin,  à  son  costume.  L'extérieur  engageant  de  cet 
inconnu  leur  donna  du  courage  :  ils  se  firent  signe  entre  eux,  s'appro- 
chèrent de  lui,  et  le  saluèrent  avec  respect  en  posant  la  luain  droite  sur 
le  cœur,  ot  en  inclinant  légèrement  la  tète. 

»  —  Que  les  années  de  la  seigneurie  (1)  soient  longues  et  heureuses! 
lui  dirent-ils. 

» — Soyez  les  bien-venus  (2),  mesenfans,  répondit  le  marin;  et  il 
se  leva  pour  leur  rendre  leur  salut  à  la  mode  grecque. 

«Diniiiri  alors  prit  la  parole,  et  parla  ainsi  : 

» —  Nous  sommes,  il  est  vrai ,  tous  trois  bien  jeunes,  et  sans  expé- 
rience aucuric;  n<uis  n'avons  non  plus  jamais  servi  sur  un  grand  bâti- 
ment ,  comme  celui  que  tu  commandes  sans  doute  ;  néanmoins,  si  lu 
veux  nous  prendre  avec  toi  et  nous  prom3tlre  de  faire  de  nous  de 
bons  matelots,  nous  sommes  prêts  à  te  suivre  et  à  l'obéir  pendant  trois 
années,  pour  la  nourriture  seulement. 

»  Le  capitaine  acquiesça  volontiers  à  leur  demande,  les  conduisit  lui- 
même  sur  son  navire,  jolie  goélette  nouvellement  construite  ;  et  le  jour 
suivant,  ils  mirent  à  la  voile  pour  Smyrne. 

p  Dans  le  cours  de  vingt  et  quelques  mois  ,  ils  firent  plusieurs  voya- 
ges, virent  Marseille,  Livourne,  Tricste,  Alexandrie,  Smyrne,  et  autres 
ports  de  la  mer  Médi terrai. ée.  Chaque  fois  ils  revenaient  charger  à 
("onstanlinoplepour  l'une  ou  l'autre  de  ces  destinations.  Le  capitaine  , 
satisfait  de  la  conduite  des  trois  frères ,  leur  faisait  de  temps  à  autre  de 
petits  cadeaux  d'argent  et  d'habits.  Enfin ,  deux  ans  s'étaient  écoulés,  et 
ils  se  trouvaient  de  nouveau  dans  la  capitale  de  l'empire  ottoman.  Il 
arriva  qu'alors  on  armait  dans  celte  ville  une  superbe  frégate,  destinée 
à  aller  faire  des  découvertes.  Dimitri ,  dont  1  esprit  inquiet  n'était  plus 
content  des  courtes  traversées  que  faisait  la  petite  goélette  ,  ei!it  vive- 
par  nature,  y  passent  des  journées  enlièreg  à  prendre  du  calé,  ordîiiaircmciit  sans  sucre 
el  avec  ie  marc,  à  fumer,  et  à  boire  du  scherùet  (dont  nous  avons  fait  sorliet),  espèce  de 
boisson  douce ,  aromatique  ,  échaulTante  ,  et  presque  toujours  chaude.  Les  mangeurs 
d'opium  ont  leurs  cafés  à  eux.  (  I^'ote  du  traducteur.  ) 

(i)  Do^Xàt  Ta  e'tvi  tTî;  covdEvTià;  tou.  Les  Grccs,  de  quelque  classe  qu'ils  soient ,  s'adres- 
sent toujours  les  litres  de  seigneurie  (-^aùdsvTià  cou)  ou  de  personne  bien  née  {"h  tvyevtîa 
ffov),  etc.,  etc.  H  faut  cependant  dire  que  Ion  ne  songe  plus  ,  en  parlant,  à  la  significa- 
tion réelle  de  ces  mots,  qui  ne  servent  qu'à  alonger  le  toi  ou  le  vous.  Il  n'est  pas  rare 
d'entendre  des  frères  el  sœurs  se  donner  ces  déuominatious  pompeuses. 

3.  4 


50 

ment  souhaité  de  se  voir  à  bord  de  l'orgueilleux  bâtiment  de  guerre  ,  et 
d'aller  visiter  avec  lui  de  lointains  parages.  Occupé  de  ces  pensées  ,  qui 
ne  le  quittaient  plus,  le  jeune  homme  se  promenait  un  jour  sur  le 
port  ,  tout  en  considérant  la  frégate  dont  les  mats  effilés  s'élevaient 
noblement  dans  les  airs.  Soudain  une  foule  de  monde  se  précipita  sui;- 
les  pas  d'un  héraut.  Dimitri  se  joignit  aux  curieux,  et  prêta  l'oreille  à 
l'annonce  du  crieur  (I)  qui,  en  termes  pompeux,  faisait  retentir 
sa  publication  ,  conçue  à  peu  près  ainsi  : 

«  La  magnifique  frégate  qui  apparaît  aux  yeux  de  tous  ,  doit  sous 
peu  se  rendre  sur  des  rives  lointaines  ,  oîi  les  pierres  et  les  montagnes 
sont  d'or  et  d'argent.  L'équipage  n'étant  pas  encore  au  complet  ,  de 
bons  matelots  peuvent  facilement  s'enrôler ,  et  moyennant  de  la  force 
et  de  la  jeunesse ,  ils  recevront  une  paie  considérable.  » 
«^  »  Personne  à  cette  nouvelle  ne  fut  plus  joyeux  que  le  fils  du  batelier 
de  Therapia.  D'un  coup  d'œil  il  vit  tous  ses  vœux  accomplis ,  son  amour 
pour  les  longs  voyages  contenté,  et  outre  cela  l'espoir  d'acquérir  en 
peu  de  mois  de  nombreuses  richesses,  espoir  qu'il  croyait  fondé  sur  une 
probabilité  presque  certaine.  Sans  réfiéchir  davantage,  il  courut  à  la 
place  où  l'on  était  admis,  et  il  fit  inscrire  sur  le  contrôle,  non  seulement 
son  nom,  mais  encore  celui  de  ses  deux  frères.  De  retour  sur  la  goélette, 
il  instruisit  IMichel  et  Georges  de  ce  qu'il  avait  fait.  Ceux-ci  lui  rappe- 
lèrent l'engagement  formel  qu'ils  avaient  pris  de  servir  trois  années 
leur  capitaine.  Mais  Dimiiri  vainquit  tous  leurs  scrupules,  eh  leur 
faisant  observer  qu'ils  ne  devaient  point  laisser  échapper  l'excellenle 
occasion  qui  s'offrait  de  faire  fortune.  Dès  que  leur  commandant  re- 
vint à  son  bord,  Dimitri  lui  exposa  la  chose,  et  les  trois  frères  réunis 
le  supplièrent  de  les  délier  de  leur  parole.  Celui-ci  chercha  en  vain  à 
leur  faire  changer  de  résolution.  Il  alla  même  jusqu'à  leur  offrir  une 
solde  avantageuse  à  dater  do  ce  jour,  s  ils  voulaient  rester  encore  avec 
lui.  Mais  les  en'ètés  persistèrent  dans  leurs  projets,  et  le  capitaine  enfin 
dut  céder  à  leurs  instances.  Les  jeunes  gens,  avides  de  voir,  réunirent 

(i)  Toutes  les  puLlicalions  de  ce  genre  se  font  à  la  criée.  Quand  un  navire  ou  un  ba- 
teau est  en  partance  pour  Syra  ,  par  exemple,  l'un  des  nialclots  parcourt  le  port  en  ré- 
pétant à  haute  voix  et  avec  un  accent  nionolune  :  Aià  tr,y  ÏJoavl  oià  ■:%■/  Svoav  !  (pour 
Syra!  pour  Syra!).  Il  en  est  de  niânic  pour  la  plupart  des  vculcs  publirpios.  Quand,  dans 
tiuc  ville  grecque,  quelqu'un  veutsc  défaire  d'un  cheval ,  il  le  Tait  monter  par  uu  crieur, 
qui ,  tout  en  se  promenant  par  les  rues,  annonce  le  prix  de  l'animal  et  eu  vante  les 
qualités,  jusqu'à  ce  qu'un  acheteur  se  présente. 


51 

leurs  hardes  à  la  hdte  ,  et  se  rendirent  sur  la  frégate.  Quelques  jours 
plus  lard,  celle-ci  leva  ses  ancres,  et,  poussée  par  un  vent  d'est  favo- 
rable, elle  sortit  rapidement  des  Dardanelles,  traversa  la  Méditerranée, 
et  après  avoir  franchi  le  détroit  de  Gilbraltar ,  elle  entra  dans  l'Océan. 
Tout  promettait  une  heureuse  traversée  ;  le  temps  était  clair  et  la  brise 
fraîchissait.  L'équipage  tout  entier  était  d'une  gaieté  sans  égale,  et  les 
trois  frères  surtout  bondissaient  de  joie  sur  le  pont. 

»  Cependant  ils  se  trouvaient  à  peine  depuis  quelques  jouTs  dans  la 
grande  mer  ,  que  de  violens  orages  les  assaillirent  avec  impétuosité.  Le 
navire  dévia  totalement  de  sa  route,  et  fut  balotté  sur  les  flots  furieux 
pendant  plusieurs  mois  presque  sans  nulle  interruption.  Le  capitaine 
lui-même  ne  savait  plus  où  il  était,  et  pourcomblede  malheur,  les  pro- 
visions allaient  être  épuisées.  L'équipage  supporta  cinq,  six  jours  fl) 
toutes  les  horreurs  de  la  famine.  Sur  ces  entrefaites,  l'un  des  maielols 
expira  ,  et  l'on  résolut  de  manger  son  cadavre.  Après  l'avoir  coupé  eu 
morceaux,  les  infortunés  en  firent  rôtir  les  membres,  et  les  savourèrent 
avec  plus  de  plaisir  qu'ils  n'eussent  broyé  sous  leurs  dents,  dans  leur 
patrie,  le  plus  gras  des  agneaux  de  Pâques.  La  première  répugnance 
une  fois  surmontée  ,  ils  convinrent  de  faire  chaque  jour  désigner  par 
le  sort  celui  qui  servirait  à  prolonger  l'existence  des  autres.  Dans  cette 
intention  ,  on  établit  des  billets  blancs  ,  selon  le  nombre  des  têtes,  et 
parmi  eux  un  lot  noir  fut  mêlé,  qui  devait  désigner  la  victime.  Celui 
auquel  écheait  le  numéro  fatal  prenait  congé  de  ses  camarades,  recom- 
mandait son  âme  à  Dieu  et  à  sa  Panageia(2);  puis,  sans  songera  une  ré- 
sistance inutile,  il  se  laissait  tuer  pourscrvird'alimentàses compagnons. 
Ils  pouvaient  avoir  environ  vécu  de  cette  manière  pendant  dix  jours  , 
lorsqu'un  malin  le  mortel  billet  tomba  sur  Georges.  11  venait  alors  de 
sortir  d'un  sommeil  tranquille  et  bienfaisant  ;  un  doux  songe  lui  avait 

montré  la  terre  et  la  fin  de  ses  maux et  maintenant  il  allait  périr. 

L'éloquence  du  désespoir  lui  fit  en  traits  si  éclatans  peindre  son  rêve  à 
ses  bourreaux  inhumains,  il  en  sut  rendre  l'accomplissement  si  pro- 
bable ,  qu'il  obtint  un  répit  de  quelques  heures.  En  revanche,  il  leur 
promit  que  si  l'on  n'apercevr.it  aucune  côte  jusqu'au  soir,  il  se  tuerait 

(i)  Ciaq  ,  six,  maniorc  grocqa;  de  désigner  un  nomLrc  indéGui ,  que   ce  soit   de» 
jours,  des  Loinmes  ou  des  choses.   Nous   trouvons   de  même  plus  loin  «environ  dix 

jours,     xii-j.fj.li  (îtxapià  r,fA£'pat; ,   etc.  » 

(2)  C'est  ainsi  que  les  Grecs  appellent  la  Sainte  Vierge.  Panagcia  veut  dire  lillérale- 
ment  la  Toute  Sainte.  Ou  a  ,  dans  le  Levant ,  une  grande  dévolioQ  pour  elle. 

4. 


52 

lui-même  sans  hésiter.  L'attente  des  marins  était  portée  à  l'excès  ,  et 
tous  les  yeux  étaient  attachés  immobiles  sur  le  point  de  l'horizon  vers 
lequel  la  frégate  avançait  rapidement  sous  toutes  ses  voiles.  Vers 
midi ,  un  mousse  aperçut  du  haut  du  mût  une  ligne  obscure  qui  cou- 
pait l'azur  des  cieux  et  de  la  mer,  et  quelques  heures  plus  tard  ils 
jetèrent  l'ancre  près  d'une  côte  hérissée  de  forêts.  Leur  joie  serait  diffi- 
cile à  décrire.  Arrachés  comme  par  miracle  au  sort  épouvantable  qui 
leur  était  réservé,  les  malheureux  se  jetèrent  en  pleurant  et  en  riant 
dans  les  bras  les  uns  des  autres,  et  remercièrent  Dieu  et  saint  Nicolas  (1) 
d'avoir  pourvu  à  leur  salut.  Sans  retard  ,  les  chaloupes  furent  mises  à 
la  mer,  et  l'on  rama  aussi  vite  que  les  forces  épuisées  le  permirent 
vers  le  rivage  verdoyant.  Les  trois  frères  se  trouvèrent  des  premiers 
aux  avirons  ;  mais  à  peine  débarqués,  ils  se  séparèrent  des  autres,  et 
coururent  vers  les  bois,  dans  l'espérance  de  trouver  du  côté  opposé 
quelques  habitations  humaines.  Pendant  leur  course,  des  œufs  d'oiseaux 
à  eux  inconnus ,  des  fruils  et  des  racines  sauvages  leur  furent  offerts 
par  le  hasard,  et  calmèrent  un  peu  l'horrible  faim  c[ui  les  tourmentait. 
La  nuit  arriva  bientôt,  et  aucunes  traces  d'homme  n'avaient  encore  été 
remarquées.  Les  jeunes  gens  ne  purent  même  retrouver  leur  chemin 
pour  revenir  à  la  frégate.  Force  leur  fut  donc  de  monter  sur  les  bran- 
ches d'un  arbre  touffu  et  d'y  dormir  du  mieux  qu'ils  purent  jusqu'au 
lever  de  l'aurore.  Alors  ils  poursuivirent  leur  route  de  la  même  manière 
que  la  veille  ,  et  vers  le  malin  du  troisième  jour  ils  atteignirent  la  fin 
de  la  forêt.  En  avançant  davantage,  ils  distinguèrent  devant  eux, 
dans  une  plaine  émaillée  de  fleurs  ,  un  magnifique  château. 

»  Tout  en  marchant  vers  cette  demeure,  ils  s'étonnaient  de  ne  rencon- 
trer aucun  être  vivant  sur  leurs  pas.  Enfin  ils  pénétrèrent,  par  une 
porte  étroite  et  basse,  dans  une  vaste  cour,  où  se  trouvait  un  grand 
troupeau  de  brebis  ,  mais  sans  gardien.  —  Timides,  ils  s'approchèrent 
du  château,  et,  après  avoir  traversé  un  vestibule  splendide  et  vaste,  ils 
franchirent  de  larges  degrés  qui  aboutissaient  à  une  quantité  de  cham- 
bres ornées  avec  un  luxe  éblouissant.  Les  trois  frères  parcoururent 
tout  l'étage,  et  atteignirent  enfin  une  grande  salle  au  milieu  de  laquelle 
une  table  couverte  de  mets  varies  était  dressée.  En  vain  ils  élevèrent  la 
voix  et  cherchèrent  par  des  cris  réitérés  à  attirer  les  habiians  de  ce 
palais  :  celui-ci  paraissait  complètement  désert  et  inhabité.  Cependant 

(i)  Saint  ?iic(^Uia  est  le  palioo  des  marins. 


53 

l'agréable  odeur  qui  s'élevait  des  plais  el  la  bonne  mine  des  ragoûts 
exciicrent  leur  appétit,  cpic  depuis  si  loiig-tenips  ils  n'avaient  pu  con- 
tenter. Bientôt  ils  ne  purent  résister  davantage  à  la  tentation,  et, 
meitani  de  côté  tout  scrupule,  ils  s'assirent  à  la  table.  Mais  à  peine 
avaient-ils  mangé  quelques  morceaux,  qu'un  dragon  aveugle  entra  en 
hurlant  d'une  voix  terrible  :  «  Je  sens  ici  de  la  chair  humaine  !  »  Pales 
de  terreur,  ils  se  levèrent  de  leur  siège  pour  s'enfuir  ;  mais  le  monstre, 
bien  que  privé  de  la  vue,  fut  guidé  par  le  bruit  de  leurs  pas.  Il  étendit 
vers  eux  ses  longues  et  horribles  griffes,  et  saisissant  par  le  cou  d'a- 
bord Dimiiri,  puis  INlichel,  il  les  étendit  d'un  coup  morts  sur  la  place. 
Georges  seul,  grâce  à  son  agilité  naturelle,  s'échappa,  et  descendit  ra- 
pidement dans  la  cour.  Par  malheur  il  trouva  la  porte  extérieure  fer- 
mée; les  murs  étaient  trop  hauts  pour  pouvoir  songer  à  les  escalader; 
la  fuite  était  donc  devenue  impossible.  Toutefois  la  crainte  de  la  mort 
lui  suggéra  une  idée  qu'il  mit  promptement  à  exécution.  Soit  qu'il 
eut  appris  dans  son  enfance  que  le  célèbre  Ulysse  (1)  s'était  jadis  servi 
avec  bonheur  de  ce  moyen,  soit  que  la  nécessité  lui  fit  inventer  cette 
ruse,  il  saisit  le  couteau  qu'un  marin  a  coutume  de  porter  toujours 
sur  lui ,  prit  le  plus  grand  des  boucs  et  l'égorgea.  —  Aussitôt  il  le  dé- 
pouilla avec  précaution,  jeta  la  chair  dans  un  puits  qui  se  trouvait 
là,  et,  s'affublant  lui-même  de  la  peau  velue,  il  essaya  de  marcher  à 
quatre  pattes  comme  l'animal  à  cornes,  dont  il  avait  résolu  de  prendre 
le  rôle. 

»  Tandis  que  Georges  était  ainsi  occupé,  le  dragon  avait  fini  son 
épouvantable  repas.  Il  descendit  peu  après  les  escaliers  de  marbre  en 
s'écriant  ironiquement  :  «  Oh  !  tu  ne  m'échapperas  point!  et  j'aurai  le 
plaisir  de  te  croquer  tantôt  à  mon  souper!  »  —  En  grognant  ces  paro- 
les, il  s'avança  dans  la  cour,  et  s'étendit  près  de  la  petite  porte,  qu  il 
ouvrit  de  manière  à  ne  laisser  libre  qu'une  issue  assez  large  pour  qu'un 
mouton  put  passer.  Alors  il  appela  l'une  après  l'autre  les  laitières 
de  son  troupeau,  et  ne  les  laissa  sortir  qu'après  les  avoir  traites.  Vin- 
rent ensuite  les  boucs,  parmi  lesquels  Georges  s'était  mêlé.  Il  s'appro- 
cha avec  un  indicible  effroi  de  l'ouverture  dangereuse.  Mais  le  dragon 
se  contenta  de  lui  passer,  comme  aux  autres,  la  patte  sur  le  dos,  et, 

(i)  Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer,  clans  les  coules  populaires  de  la  Grèce  moderne, 
des  analogie  semblables  avec  la  mythologie  de  lantiquilé.  Il  serait  donc  à  désirer  que 
des  ileilèncs  instruits  publiassent  un  recueil  de  ces  histoires. 


54 

•ptès  avoir  loué  hautement  la  grandeur  et  la  force  de  l'animal ,  il  le 
laissa  échapper. 

»  Soustrait  à  une  mort  odieuse  et  presque  certaine ,  Georges  jeta 
bien  vile  de  côté  la  peau  dont  il  s'éiait  couvert,  et  courut  de  toutes 
ses  jambes  vers  la  forêt  voisine.  Il  erra  dans  le  bois  pendant  plusieurs 
jours  ;  les  privations  qu'il  dut  supporter  lui  firent  plus  vivement  sentir 
l'horreur  de  la  solitude,  et  plus  d'une  fois  il  déplora  amèrement  le  sort 
de  ses  deux  frères.  Parveim  à  l'extrémité  opposée  de  la  forêt,  il  vit  de- 
vant lui ,  dans  une  vaste  plaine,  une  cité  considérable  au  milieu  de 
laquelle  un  magnifique  édifice,  qu'il  prit  pour  la  demeure  royale,  s'é- 
levait avec  orgueil.  Toutefois,  le  danger  qu'il  venait  de  courir  lui  fit 
éprouver  de  justes  craintes  pour  les  palais  de  ce  pays.  Il  resta  donc 
presque  tout  le  jour  sur  la  lisière  d'un  taillis  obscur,  et  là ,  caclié  dans 
d'épaisses  broussailles,  il  lança  des  regards  méfians  sur  la  ville  qu'il 
distinguait.  Cependant  l'espérance  et  la  faim  décidèrent  le  jeune  homme 
à  sortir  de  sa  retraite  et  à  s'approcher  des  habitations,  où  il  pensait 
devoir  enfin  rencontrer  des  hommes.  Dans  le  cruel  abandon  où  il  se 
trouvait,  il  désirait  ardemment  la  société  de  ses  semblables,  et  le  be- 
soin de  voir  des  êtres  de  sa  nature  lui  fit  surmonter  la  crainte  qui  l'a- 
gitait encore. 

»  INéanmoins,  comme  on  peut  aisément  se  l'imaginer,  il  s'avança  avec 
la  plus  grande  précaution  ,  et  déjà  depuis  près  d'une  heure  il  était  ar- 
rêté devant  la  porte  de  la  ville  sans  avoir  eu  le  courage  d'entrer,  lorS' 
qu'il  pénétra  dans  une  large  rue  flanquée  de  maisons  bien  bâties,  mais 
désertes.  Au  bout  de  cette  rue,  il  aperçut  le  palais,  qui  paraissait  éga- 
lement mort  et  irdiabiié.  Ce  bâtiment  majestueux  excitait  principale- 
ment sa  frayeur,  et  il  n'osa  pousser  jusque  là  ses  recherches.  Il  péné- 
tra donc  dans  l'une  des  maisons  les  plus  voisiucs  de  la  porte,  et  y  trouva 
tout  ce  qui  est  nécessaire  dans  un  ménage  bien  monté.  Les  chambres 
étaient,  pour  la  plupart,  splendidement  ornées,  et.il  remarqua  même 
que  les  pierres  précieuses  ni  même  lesdiamans  n'avaient  point  été  épar- 
gnés. —  Les  caves  et  les  garde-mangers  éi  aient  abondamment  garnis  de 
provisions  de  tout  genre,  et  notre  aventurier  n'eut  ici  aucune  privation 
à  redouter.  Il  ne  lui  manquait  donc  rien  pour  être  parfaiiemenl  heu- 
reux, si  ce  n'est  la  société  des  hommes,  qu'il  regrettait,  et  le  plaisir 
de  recevoir  des  nouvelles  de  ses  parens  bien-aimés. 

0  Georges  pouvait  habiter  cette  ville  depuis  environ  quatre  ou  cinq 
jOQois,  lorsqu'un  malin,  ens$;  pronacnant  devant  la  porte,  il  vit  uneiion^- 


i)o 


breuse  armée  s'avancer  à  travers  la  plaine.  La  joie  qu'il  éprouva  à  cet 
aspect  fut  bientôt  étouffée  par  la  crainte,  et,  s'imaginant  soudain  que 
ces  étrangers  pourraient  bien  être  des  antropophages ,  il  rentra  pré- 
cipitamment dans  la  ville  et  se  jota  dans  la  première  maison  qu'il  ren- 
contra. C était,  par  hasard,  la  boutique  d'un  boulanger.  Dans  une 
chambre  obscure,  il  trouva  un  vaste  pétrin,  où  il  ne  se  cacha  que  dans 
l'intention  de  quitter  sa  retraite  pendant  la  nuit  et  de  prendre  aussitôt 
le  large.  — Malgré  la  promptitude  avec  laquelle  il  avait  disparu,  les 
arrivans  l'avaient  remarqué,  et,  dès  qu'ils  lurent  entrés  dans  la  ville, 
ils  en  bouchèrent  toutes  les  issues,  en  plaçant  partout  des  sentinelles. 
Cette  précaution  mie  fois  prise  ,  ils  commencèrent  à  explorer  avec  soin 
toutes  les  maisons,  afin  de  découvrir  leur  hôte  inconnu.  Georges  en- 
tendit distinctement  les  pas  de  ceux  qui  le  cherchaient  résonner  plu- 
sieurs fois  tout  près  de  luij  mais  n'ayant  pas  été  découvert,  il  ne  se 
hasarda  pas  à  se  montrer.  Le  jour  suivant  les  perquisitions  recommen- 
cèrent sans  plus  de  succès,  et  la  voix  des  crieurs  publics,  quisommaient 
l'étranger  de  paraître  devant  le  roi  en  promettant  qu'il  ne  lui  serait  fait 
aucun  mal,  parvint  jusqu'aux  oreilles  du  pauvre  matelot  demi-mort  de 
frayeur  et  de  faim.  S'imaginant  que  déjà  sa  mort  avait  été  résolue,  il 
préférait  mourir  d'inanition  dans  sa  cachette,  plutôt  que  de  livrer  sa 
chair  aux  dents  voraces  d'un  peuple  qu'il  croyait  être  inhumain  et 
sauvage.  Trois  jours  s'écoulèrent  ainsi,  et  les  bourgeois  de  la  ville  ces- 
sèrent leurs  poursuites  pour  songer  à  leurs  affaires.  Chacun  s'établit 
dans  sa  demeure  respective,  et  le  propriétaire  de  la  boulangerie  dans 
laquelle  Georges  se  tenait  incognito,  reprit  possession  de  sa  boutique. 
Après  avoir  noué  un  tablier  blanc  autour  de  ses  reins,  il  se  disposa  à 
exercer  son  métier.  Dans  cette  intention  ,  il  entra  dans  le  cabinet  où 
le  pétrin  était  appuvé  contre  la  muraille.  Il  en  souleva  le  couvercle  ,  et 
fut  étrangement  surpris  d'y  découvrir  celui  qui  s'était  lait  traquer  si 
long-temps.  Georges,  tremblant  d'effroi,  se  jeta  aux  genoux  du  bou- 
langer sans  oser  lever  les  yeux  sur  lui.  —  Mais  cet  artisan  lui  adressa  la 
parole  avec  bonté,  et  lui  dit  d'un  ton  doux  et  amical  :  «  Pourquoi  t'es-tu 
caché  ici,  et  par  quelle  raison  ne  t'es-tu  pas  présenté  à  notre  roi  lors- 
qu'il t'a  fait  mander  auprès  de  lui  par  ses  crieurs? 

»  —  J'éprouvais,  lui  répondit  le  Constantinopolitain  ,  une  crainte 
insurmontable  ! 

»  —  Il  ne  te  sera  fait  aucune  peine,  reprit  en  souriant  le  fabricant 
de  pain,  car  nous   vivons  en  bonne  intelligence  avec  vous  autres 


56 

hommes.  Il  faut  pourtant  que  tu  te  présentes  à  notre  souverain,  et  je 
Tais  moi-même  te  coudiiire  au  palais.  » 

M  Georges  résista  en  vain.  Il  se  rendirent  ensemble  aux  pieds  du 
trône.  Le  monarque  reçut  le  jeune  aventurier  avec  une  affabilité  sans 
é^ale.  Il  écouta  avec  plaisir  le  récit  de  ses  aventures  singulières,  et  lui 
permit  de  rester  aussi  long- temps  qu'il  voudrait  dans  sa  capitale. 

»  Georges  demeura  chez  le  boulanger,  laida  dans  son  travail,  et  ne 
se  déplut  point  chez  ce  peuple  hospitalier.  Cependant  le  désir  de  revoir 
sa  belle  patrie  le  rendait  de  temps  en  temps  soucieux. 

»  Il  vécut  de  cette  manière  pendant  si\  mois,  au  bout  desquels  le  roi, 
à  la  tète  de  tous  les  habilans  de  la  ville,  sortit  des  portes  et  se  rendit 
dans  la  plaine.  Curieux  de  voir  ce  que  cette  émigration  générale  pou- 
vait signifier,  le  matelot  de  Constanlinople  suivit  de  loin  la  foule.  —  Il 
fut  bien  étonné  d'entendre  le  roi  distribuer  des  ordres  concis  à  ses  su- 
jets,  qu'il  avait  préalablement  partagés  en  petites  troupes  séparées, 
Les  unes  devaient  se  rendre  en  Angleterre,  d'autres  en  France,  (juel- 
ques  unes  en  Italie,  à  Smyrnc,  à  Stamboul  la  Superbe,  aux  Darda- 
nelles, etc.,  etc....  L'une  de  ces  cohortes  même  fut  dirigée  sur  Théra- 
pia,  le  lieu  de  la  naissance  de  Georges.  —  Avant  qu'il  eut  eu  le  temps 
de  demander  ce  que  tout  cela  voulait  dire,  les  bataillons  se  mirent  en 
mouvement,  et  s'avancèrent  vers  un  large  fleuve  qui  coulait  à  une 
lieue  environ  de  la  ville.  Soudain,  ô  miracle!  le  roi  et  tous  ses  amis 
obéissans  se  précipitèrent  à  la  fois  dans  le  fleuve!  —  QueUjues  minutes 
plus  tard,  ils  reparurent  tous  sur  l'autre  rive,  changés  en  belles  cigo- 
gnes! Celles-ci  se  réunirent  selon  les  ordres  précédenmient  reçus,  et 
prirent  leur  vol  vers  les  divers  points  de  l'univers  qui  leur  avaient  été 
assignés. 

»  Le  voile  qui  jusqu'ici  avait  couvert  les  yeux  du  jeune  marin  sans 
expérience  tomba  tout-à-coup,  et  il  accjuit  alors  la  certitude  qu'il  se 
trouvait  dans  le  pays  des  cigognes.  En  songeant  au  passé,  il  se  rappela 
qu'il  devait  avoir  vécu  seul  dans  la  ville  plus  de  ti.inps  qu'il  ne  l'avait 
d'abord  pensé,  et  il  comprit  qu'il  allait  encore  rester  dans  l'abandon 
pendant  six  éternels  mois.  —  Il  se  soumit  avec  le  plus  de  résignation 
qu'il  put  à  son  sort,  et  tacha  d'employer  son  temps  aussi  bien  que 
possible. 

«Lorsque  le  sixième  mois  approchait  de  sa  fin,  il  duincurait  des 
journées  entières  devant  la  grande  porte  de  la  cité,  et  attendait  avec 
une  impatience  indicible  le  retour  de  ses  amis  au  long  bec.  Un  malin 


57 

qu'il  était  plus  triste  que  d'ordinaire  ,  il  entendit  dans  le  lointain  un 
bruit  sourd  et  continu.  En  levant  les  yeux  ,  il  aperçut  de  l'autre  côté 
du  fleuve  un  nuage  noir  qui  s'approchait,  rapide,  et  s'abattit  peu  après 
sur  la  rive  opposée.  C'étaient  les  cigognes!  Elles  plongèrent  de  nou- 
veau, comme  elles  avaient  lait  au  jour  de  leur  départ,  et  reparurent 
sur  l'autre  bord  sous  leur  figure  d'hommes.  Peu  de  minutes  après, 
Georges,  qui  avait  couru  au  devant  d'eux,  était  déjà  dans  leurs  bras. 
Il  rechercha,  avant  tout,  ceux  qui  avaient  été  à  Thérapia,  et  leur  fit 
ensuite  mille  et  mille  (jueslions ,  auxquelles  ceux-ci  répondirent  aussi 
bien  qu'ils  purent. 

3  Georges  passa  le  nouvel  hiver  qui  survint  d'une  façon  plus 
agréable  encore  que  le  précédent.  Toutefois,  il  ne  cessait  d'adresser  au 
roi  la  prière  de  lui  fournir  un  moyen  de  retourner  dans  sa  chère  patrie. 
Le  monarque  l'assura  avec  bienveillance  que  cela  n'était  pas  en  son 
pouvoir;  mais  que  cependant,  s'il  voulait  aussi  devenir  cigogne,  il  l'en- 
verrait au  retour  du  printemps  à  Thérapia.  Le  jeune  homme,  poussé 
par  le  désir  le  plus  vif  de  revoir  sa  famille,  depuis  si  long-temps  aban- 
donnée ,  consentit  à  la  proposition.  Enfin,  la  saison  attendue  avec  im- 
patience arriva;  le  jour  du  départ  général  fut  fixé,  et  tout  se  passa 
comme  l'année  précédente.  Georges  se  plongea  comme  les  autres  dans 
le  fleuve  enchanté,  et  reparut  sur  l'autre  rivage  métamorphosé  en  une 
magnifique  cigogne,  avec  un  long  bec  rouge  ,  de  longs  pieds  écarlates, 
et  le  corps  recouvert  d'un  plumage  aussi  blanc  que  la  neige,  sur 
lequel  se  découpaient  des  ailes  d'un  noir  luisant  comme  le  jais. 

»0n  ne  saurait  préciser  au  juste  le  nombre  de  jours  qu'employa 
notre  ami  pour  se  rendre  à  Thérapia,  par  la  voie  des  airs  :  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  qu'il  s'accoupla  dans  ces  lieux  avec  une  jolie  cigogne  fe- 
melle, et  bâtit  son  nid  sur  le  faîte  même  de  l'habitation  de  son  père, 
qu'il  salua  d'un  joyeux  battement  d'ailes.  Qu'il  se  sentit  heureux  de  se 
revoir  auprès  des  siens ,  et  de  les  trouver  tous  en  bonne  santé  1  Cepen- 
dant, il  ne  suffisait  pas  au  tendre  cœur  de  ce  bon  fils  de  distinguer  du 
haut  du  toit  son  père,  sa  mère  et  ses  sœurs  :  pour  se  rapprocher  d'eux 
davantage  ,  il  vola  dans  la  cour,  et  se  montra  si  doux  et  si  privé ,  que 
bientôt  il  eut  la  permission  d'entrer  jusque  dans  la  maison.  Depuis 
cette  époque,  il  ne  laissa  passer  aucun  jour  sans  se  montrer,  à  l'heure 
du  repas,  dans  la  salle  où  mangeait  la  petite  famille  réunie.  Il  piquetait 


58 

adroitement  les  miettes  de  pain  qui  tombaient  sous  la  table  basse  (1), 
et  son  cœur  palpitait  de  bonheur  quand  sa  vieille  mère  prenait  sa  tète 
sur  ses  genoux  ,  puis  le  caressait  d'une  main  ,  tandis  que  de  l'autre  elle 
lui  mettait  dans  le  bec  quelque  bon  morceau  :  alors  Georges  agitait  ses 
ailes  avec  une  grâce  parfaite,  et  faisait  cent  tours  comiques  qui  devaient 
témoigner  son  amour  et  sa  reconnaissance.  Bien  souvent,  au  milieu  de 
sa  joie,  il  éprouvait  toutefois  une  cruelle  peine;  car  il  entendait  seâ 
pauvres  parens  déplorer  sa  mort  et  celle  de  ses  frères;  et,  quelques  ef- 
forts qu'il  pût  faire,  il  ne  parvenait  point  à  faire  comprendre  qu'il  était 
ce  même  Georges,  présumé  sans  vie...  Néanmoins,  il  ne  perdit  pas  toute 
espérance  de  trouver  un  jour  un  moyen  de  revenir  chez  lui  sous  sa 
forme  humaine  ;  et,  afin  de  pouvoir  prouver  d'une  manière  irrécusable 
qu'il  avait  été  au  sein  de  sa  famille  sous  la  forme  d'une  cigogne,  il  joua 
le  tour  suivant  à  sa  sœur  chérie  Kathiiika. 

»  Cette  jeune  fille  avait,  un  jour,  été  priée  à  la  noce  d'une  de  ses 
amies,  et  elle  était  occupée  dans  sa  chambrclte  à  se  parer,  avec  l'aide 
de  sa  mère.  Selon  sa  coutume  habituelle,  Georges  n'était  pas  loin  de 
là.  Kathinka  venait  de  tirer  d'un  petit  meuble  une  paire  de  bracelets 
en  argent,  dont  elle  avait  naguère  hérité  de  son  aïeule,  et  qui  étaient 
d'une  valeur  considérable,  vu  la  pauvreté  de  cette  famille.  Elle  avait  à 
peine  ajusté  l'un  d'eux  à  son  bras  gauche,  qu'un  grand  bruit  se  fit  en- 
tendre dans  la  rue  ,  comme  si  un  pascha,  ou  quelque  autre  grand  per- 
sonnage ,  passait  à  cheval  avec  sa  suite.  Curieuses,  comme  le  sont 
toutes  les  femmes,  la  mère  et  la  fille  coururent  à  la  porte  de  leur  mai- 
son pour  voir  ce  que  c'était,  et,  dans  leur  empressement,  elles  laissèrent 
le  deuxième  bracelet  sur  la  table.  A  peine  Georges  se  fut-il  aperçu  de 
cet  oubli,  qu'il  saisit  le  bijou  dans  son  bec ,  vola  sur  le  toit,  et  cacha  sa 
prise  dans  les  ramilles  de  son  nid.  —  Lorsque  Kathinka  revint  dans  sa 
chambre,  le  bracelet  ne  se  trouva  plus;  et,  en  cette  occasion,  la  mère 
ne  manqua  pas  de  faire  à  sa  fille  sur  sa  curiosité  intempestive  des  re- 
proches qu'elle  méritait  tout  autant  qu'elle.  Elles  se  mirent  pourtant 
alors  à  chercher  partout,  mais  leurs  cffors  n'obtinrent  point  de  récom- 
pense :  l'objet  avait  disparu  ,  et  personne  ne  songea  à  la  cigogne,  qui, 
dans  son  nid,  se  réjouissait  à  part  elle  d'avoir  si  bien  réussi. 

•  Cependant,   raulonuic  était  écoulé.  Les  cigognes    <jui   habitaient 

'  (i)  Cc«  tables  sont  d'orflinaîrc  élcvéns  «le  Imil  pouces  ;  on  H'.isscoil  à  l'onloar,  sar  des 
iapu  ou  (les  nattes  ,  ca  cruii>antles  jambes  ,  etc.  .  ,i|) 


59 

Therapia,  et  celles  des  environs,  s'étaient  déjà  plusieurs  fois  réunies 
pour  s'ciitendre  sur  leur  prochain  départ  ;  et,  au  jour  convenu,  Georges 
prit  son  vol  avec  les  autres.  Arrivées  au  fleuve  mystérieux,  la  méla- 
raorpliose  eut  lieu  de  nouveau ,  et  les  habitans  de  la  ville  désertée  ren- 
trèrent dans  leurs  pénates  sous  leur  forme  humaine.  Georges  était 
ravi  d'aise  d'avoir  revu  les  siens;  mais  l'envie  d'être  réuni  pour  tou- 
jours à  eux  s'était  réveillée  en  lui  plus  vivement  que  jamais,  depuis  son 
refour.  Il  adiessa  donc  au  roi  des  prières  si  instantes,  si  importunes, 
que  cet  excellent  prince  lui  promit  de  songer  à  satisfaire  son  désir. 
Après  quelques  semaines,  un  moyen  fut  trouvé  :  une  troupe  de  cigo- 
gnes-hommes reçut  l'ordre  de  construire  une  chaloupe,  et,  en  moins 
d'un  mois,  ils  eurent  terminé  une  petite  barque  qui  pouvait  naviguer 
convenablement;  celle-ci  fut  remplie  de  provisions  de  tout  genre, 
puis  mise  à  flots  en  grande  pompe  sur  le  fleuve  dont  il  a  été  question. 
Le  roi  ayant  fait  avçrtir  Georges  que  tout  était  prêt  pour  son  départ,  il 
voulut  encore  lui  témoigner  son  auguste  bienveillance,  et  lui  fit  cadeau 
d'un  sac  rempli  de  pierreries  qu'il  tira  de  son  trésor.  Georges  prit 
congé  du  souverain  avec  une  émotion  bien  vive  ;  il  embrassa  le  bou- 
langer et  ses  autres  amis  en  versant  des  larmes,  puis  se  plaça,  avec 
son  riche  présent,  dans  l'embarcation.  Le  câble  qui  la  retenait  à  la 
terre  fut  coupé  alors,  et  elle  glissa  rapidement  sur  l'onde,  entraînéç 
par  la  force  du  courant. 

«Quelques  heures  plus  tard,  le  fleuve  se  précipitait  dans  une  kata- 
Tothra  (1),  et  coulait  pendant  plusieurs  centaines  de  lieues  sous  une 
grotte  de  rochers.  Georges,  malgré  tous  les  calculs  qu'il  fit  depuis,  ne 
put  jamais  savoir  au  juste  pendant  combien  de  jours  et  combien  dp 
nuits  il  navigua  de  cette  manière,  car  une  obscurité  profonde  régnait 
dans  ce  gouffre  :  toutefois  ,  il  estima  .fipproximativement  qu'il  devait 
ayoir  passé  plusieurs  semaines  sous  ces  voûtes  sombres.  Notre  hardi 
voyageur,  malgré  sa  fermeté,  était  prêt  à  s'abandonner  au  désespoir,  cjt 
il  maudissait  l'heure  où  il  avait  quitté  la  cité  hospitalière  des  Cigognes 
pour  se  risquer  sur  les  eaux  d'un  torrent,,  qu'il  s'imaginait  déjà  devoir 
le  conduire  en  droiture  en  enfer.  Il  était  absorbé  dans  ces  tristes  pen- 
sées, quand  il  crut   voir  dans  le  lointain  un  astre  brillant;  plus  la 

.1..;  ^;.  ■  -      . 

(i)  Les  Grecs  nopimcnt  kathavotra  ( xarot/îaiôctse )  ,les  ,ça;»er»es  ,  ou  fentes  de  rophcrs, 
dans  lesquelles  beaucoup  de  rivières  de  ces  contrées  vont  se  perdre  ,  pour  reparaître  à 
quelque  distance  plus  loia,  ,,.,  _     , 


60 

barque  avançait  et  plus  l'astre  prétendu  grossissait  :  il  reconnut  à  la 
fin  que  c'était  la  lumière  du  jour  qui  pénétrait  par  cette  ouverture. 
Avec  la  rapidité  d'une  flèche,  la  chaloupe  sortit  par  cet  étroit  passage, 
et  Georg^es  reconnut  à  une  petite  dislance  de  lui  la  ville  de  Smyrne, 
où  il  avait  été  plusieurs  fois.  Il  glissait  alors  plus  lentement  sur  une 
rivière  (1)  peu  éloignée  de  cette  capitale,  et  qui  sort  d'un  groupe  de 
rochers.  Personne,  jusqu'à  cette  époque,  n'avait  pu  deviner  d'où  pro- 
venait la  source  de  ce  petit  fleuve. 

ajGeorges,  après  avoir  caché  sa  chaloupe  parmi  les  joncs,  sauta 
gaiement  à  terre,  et  se  rendit  à  la  ville  pour  y  chercher  une  demeure. 
Lorsqu'il  eut  arrêté  ce  qu'il  désirait,  il  revint  à  sa  barque  pendant  la 
soirée,  et,  après  en  avoir  tiré  le  petit  sac  de  pierres  précieuses  qu'il  y 
avait  laissé ,  il  la  coula  à  fond.  Dès  le  lendemain,  il  fit  appeler  des  juifs 
pour  leur  veudre  quelques  brillans  ;  il  eut  la  sage  prévoyance  de  ne 
pas  montrer  à  la  fois  toutes  ses  richesses,  et  ne  fit  voir  qu'une  dou- 
zaine de  ses  pierreries  les  plus  belles.  O  prodige!  les  enfans  barbus 
d'Israël,  en  voyant  les  merveilleux  joyaux,  ne  purent  assez  les  tourner 
et  retourner  entre  leurs  doigts,  en  les  examinant  à  contre-jour  ;  et,  en 
dépit  de  leur  système  et  de  leur  habitude,  ils  renchérirent  à  la  fois  les 
uns  sur  les  autres,  et  offrirent  des  sommes  immenses.  Georges,  de 
cette  manière ,  se  vit  bientôt  possesseur  de  deux  tonnes  pleines  d'or. 
Il  commença  par  se  pourvoir  de  mille  choses  nécessaires^  il  se  [)rocura 
des  habits  magnifiques,  une  foule  de  serviteurs,  et  acheta,  enfin,  une 
superbe  frégate,  qu'il  a[>provisionna  richement.  Dès  que  son  é(juipage 
fut  au  complet,  il  s'embarqua  avec  tous  ses  trésors,  et  cingla  directe- 
ment vers  Constantinople. 

Quelques  jours  après,  il  jeta  l'ancre  devant  Therapia.  En  arrivant, 
il  salua  son  lieu  de  naissance  d'une  longue  salve  de  coups  de  canon,  et 
engagea  les  plus  âgés  du  pays  à  venir  à  son  bord.  Ceux-ci  se  présen- 
tèrent peu  après,  vêtus  de  leurs  costumes  de  gala  ;  et  le  hasard  voulut 
que  le  père  de  Georges  les  amenât  lui-même  dans  son  kaïk.  Le  jeune 
capitaine  reçut  ses  hôtes  de  la  manière  la  plus  affable,  et  les  pria  de  se 
mettre  à  table  :  toutefois,  il  voulut  que  le  vieux  batelier  mangeât  avec 
eux.  Les  vieillards  firent  un  peu  la  grimace,  mais  ils  n'osèrent  pas 
s'opposer  à  ce  désir.  Georges  plaça  son  pauvre  père  à  côté  de  lui,  et  lui 
fit  de  nombreuses  questions  sur  l'état  de  ses  affaires.  Lorsque  les  con- 

(i)  L(f fleuve  Mêlas ,  près  de  Smjrae. 


61 

vies  prirent  congé  du  propriétaire  de  la  frégate  ,  celui  ci  fit  présent  au 
batelier  d'une  poignée  de  sequins.  En  même  temps,  il  accepta  une  invi- 
tation pour  une  fête  que  les  vieillards  voulurent  lui  offrir,  mais  sous 
la  condition  expresse  que  le  marin  qui  les  avait  amenés  serait  aussi  de 
la  partie  avec  sa  famille.  Le  plus  âgé  d'entre  eux  promit,  en  se  retirant, 
que  ses  désirs  seraient  accomplis. 

u  Le  lendemain  ,  lorsque  l'heure  fixée  arriva,  Georges  se  rendit  à 
terre  en  grande  pompe,  et  arriva  au  lieu  de  la  fête  tout  éblouissant 
d'or.  Il  plaça  de  nouveau  son  père  à  sa  droite,  et  les  vieillards  à  sa 
gauche.  Après  que  le  vin  eut  un  peu  égayé  les  convives,  le  capitaine 
commença  à  raconter  ses  aventures  extraordinaires. 

»  —  Entre  autres  singularités,  dit-il,  je  vins  un  jour  à  Therapia  sous 
la  figure  d'une  cigogne... 

»  Tout  le  monde  se  prit  à  rire,  et  crut  que  le  jeune  homme  faisait 
une  plaisanterie. 

'•  —  Je  ne  badine  point,  continua  Georges,  et  je  veux  vous  donner 
la  preuve  que  je  ne  dis  que  la  vérité.  —  Monte,  dit-il  à  l'un  de  ses  do- 
mestiques,  sur  le  toit  de  la  maison  de  ce  batelier,  et  tu  trouveras  un 
bracelet  qui  est  caché  dans  les  ramilles  du  vieux  nid  de  cigognes. 

»  Son  ordre  fut  exécuté,  et  l'homme  rapporta  bientôt  le  bracelet, 
que  Kathiiika  reconnut  aussitôt  pour  lui  appartenir.  La  surprise  dont 
la  vieille  mère  fut  saisie  eût  pu  la  tuer;  mais  la  joie  de  retrouver  au 
moins  l'un  de  ses  fils  la  soutint. 

«Georges  s'établit  à  Therapia,  fit  bâtir  une  superbe  maison,  et  pro- 
cura à  ses  parens  toutes  les  douceurs  de  l'aisance,  jusqu'aux  jours  tar- 
difs de  leur  mort.  Il  dota  richement  ses  sœurs,  et  les  maria  à  de  braves 
gens.  De  plus,  il  fit  élever  à  la  mémoire  de  ses  infortunés  frères  un 
splendide  mausolée  ,  et  fit  une  donation  à  l'église  pour  faire  dire  des 
messes  à  leur  intention. 

»  Les  descendans  du  capitaine  Georges  vivent  encore  aujourd'hui  à 
Therapia  et  dans  les  environs,  où  ils  jouissent  d'un  véritable  bien-être 
et  de  la  considération  générale   » 

Lorsque  TYpsariote  se  tut ,  le  kaïk  longeait  au  nord-ouest  la  côte  de 
l'Ile  d'Égine,  et  entra  bientôt  dans  la  rade  de  la  ville  du  même  nom. 
Personne  n'avait  fermé  l'œil  jusqu'alors  :  cependant,  comme  la  lune 
brillait  haute  au  firmament,  et  que  les  employés  de  la  santé  dormaient 
encore,  les  vovageurs,  s'enveloppant  de  leurs  manteaux,  s'étendirent 
dans  la  barque,  où,  en  attendant  le  lever  de  l'aube,  ils  se  livrèrent  pen- 
dant quelques  heures  au  sommeil.  Le  Comte  de  Corberon. 


iLaïïÉiiiiipii^ 


yiiii.i, 


ififoè  BiqcnaiIT 


2iS2îiil   911 


P  O  H  O  L. 


HISTOIRE  DE  1829. 


A  vavxY). 
V.  Hugo.  Notre  Dame  de  Paris- 


T»ani 


I. 


i: 


L'IDÉE  NOIRE. 


'    Il  était  grand  ,  pâle  et  maigrej  il  avait  un  front  large  et  osseux ,  des  cbeveux 
noirs  ,  des  yeux  noirs  j  —  c'est  bien. 

'  ï*6ur  le  moral...  sérieux  comme  un  croqué-mort  j  triste,  sombre,  morue.  — 
Il  crovaiten  Dieu,  en  la  Vierge-mère,  au  diable. 

Lorsque  ses  camarades  riaient,  couraient  ou  devisaient  joyeusement...  lui, 
croisait  les  bras  ,  penchait  le  front,  et  se  promenait  à  pas  lents  le  long  du  mur 
gris  de  la  cour. —  rêvant  à  l'erifér,  aux  laves  brùlantrs,  aux  démons  liidtiix;  — 
les  cris  des  damnés  râlaient  à  son  oreille  et  le  riie  des  démons  claquait  comme 
le  larabat  du  cloître...  puis  quand  son  imagination  se  dilatait  éperdue  dans 
cet  affreux  cauchemar,  une  horrible  main  sèche  et  onglue  lui  montrait  la  place 
qu'il  deValt  occuper  là.  ^ 

Alors  SCS  cheveux  se  dressaient  et  se  tordaient  sur  sa  tête;  il  fermait  les  yeux 
et  passait  la  main  sur  son  front  luisant  d'u.:c  sueur  froide.  —  L'idée  élait  tou- 
jours lij  c'était  une  fille  d'enfer  épouvantable,  désespérante ,  qui  toujours  le 
suivait,  rétreignait,  le  torturait,  brunissant  ses  r«*'ves  la  nuit,  accroupie  dans 
tonles  sps  pensées...  et  qui  ,  !i\(?,  impitoyable,  loiijf)urs  lui  criait  à  l'oreille: 
a  damne!  »  Et  pourtant  il  priait  Dieu,  il  se  signait  au  front  avec  de  l'eau  bé- 
nite... il  priait  la  Yierge-mère  ,  se  frappait  la  poitrine ,  pleurait. 

Comme  il  venait  de  terminer  sa  troisième  année  de  théologie,  et  qu'il  avûît 


63 

trois  ans  à  vivre  encore  avant  que  de  pouvoir  être  ordonne  prêtre  de  Dieu  .  — 
il  quitta  le  séminaire.  Sa  noire  idée  sortit  avec  lui... 

II. 

MISÈRE. 

Son  père  était  mort,  sa  mère  était  morte;  il  était  seul  au  inonde.  —  Il  eût 
voulu  mourir,  lui  aussi...  Oh  1  non!  je  mensi 

Il  fallait  qu'il  vécût  pour  retarder  l'heure  de  sa  damnation...  Vivre,  n'im- 
porte comment...  mais  vivre...  dût-il  mendier  son  pain...  dûl-il  le  voler. 

Oh  I  la  vie  —  comprenez-vous?  —  c'était  son  espérance  de  condamné  ...  il  y 
tenait,  il  s'y  cramponnait  des  genoux,  des  ongles  et  des  dents,  comme  aux  ron- 
ces d'un  précipice,  —  car  la  damnation  était  au  bout.  —  Mais  il  voyait  chaque 
Iieure,  chaque  minute,  chaque  seconde  briser,  arracher,  une  de  ces  ronces  qui  le 
tenaient  suspendu  ,  et  toujours  le  nouvel  appui  qu'il  saisissait  se  trouvait  plus 
près  du  fond  de  l'abîme.  —  Car  vivre,  c'est  voler  vers  la  mort,  —  car  chaque 
instant  que  nous  vivons  s'amoncèle  et  pèse  sur  notre  vie  et  la  pousse  vers  son 
terme...  comme  les  couches  d'eau  sur  le  caillou  qu'on  jette  à  la  mer. 

Aussi,  il  pleurait  avec  rage,  avec  désespoir,  ses  jours  vécus...  il  eût  voulu  ar- 
rêter les  heures...  mais  les  heures  passaient  rapides  ,  échevelées,  plus  promptes 
que  le  coursier  de  Mazeppa...     • 

Il  était  orphelin,  sans  ressources  •  —  pour  payer  son  grabat  et  son  pain  noir, 
il  lui  a  fallu  vendre  ses  bardes,  ses  livres  classiqueà.  —  Mais  un  jour  il  se 
liouva  qu'il  eut  faim  ,  et  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  sa  soutane  râpée  qui  mon- 
trait la  corde  ,  et  son  bréviaire  huileux  et  noirci  par  l'usage...  11  sortit. 

Il  s'en  fut  sonner  au  séminaire...  demanda  le  supérieur,  et  lui  dit  d'une  voix 
creuse:  «  J'ai  faim!  »  Le  supérieur  le  fit  dîner.  '  "»'  "v  r^ujjjii 

Mais  les  chefs  de  ce  saint  lieu  voulaient  qu'il  vécût  ses  trois  djiff' dans  lé 
monde...  espérant  que  son  noir  pressentiment  l'abandonnerait  là,  plutôt  qu'ici* 

Ou  lui  trouva  une  place  d'instituteur  chez  madame  de  Bax. 

III. 

UN  AMOUR  DE  FEMME. 

Elle  avait  trente-six  ans,  une  jolie  tournure  ,  de  belles  dents ,  de  beaux  yeux 
bleus...  et  deux  fils  de  huit  ou  dix  ans.  —  Depuis  1823 ,  son  mari  dormait  dans 
un  linceul  de  marbre  blanc  —  au  Père-Lachaise. 


64 

Et  voîci  : 

Comme  elle  n'osait  convoler  en  secondes  noces  ,  crainte  du  qu'en  dira-t-on,  — 
comme  elle  n'osait  avoir  un  amant,  crainte  du  scandale...  et  qu'il  fallait  pour- 
tant qu'elle  aimât  ...  elle  aima  Dieu,  se  fit  dévote,  jeûna. 

Mais  quand  Pohol  fut  chez  elle,  avec  son  front  pale,  ses  cheveux  noirs  sa 
robe  noire  et  sa  noire  mélancolie...  elle  en  eut  pitié  d'abord...  puis,  n'aima  plus 
Dieu  ,  et  l'aima  ,  lui! 

Car  elle  avait  deviné  sous  ce  front  une  âme  capable  d'un  amour  immense  ... 
car,  aussi ,  avec  un  homme  de  Dieu  le  secret  est  sûr,  vous  savez  I 

Il  eut  des  soutanes  neuves  du  drap  le  plus  fin,  des  rabats  qu'elle  avait  faits  de 
sa  main  blanche  et  rose,  des  bas  de  soie,  de  beaux  livres,  un  bel  appartement 
avec  pvie-dieu  en  acajou  ,  et  Christ  en  ivoire.  —  Il  eut  tout  cela  et  de  douces 
paroles...  mais  il  ne  comprit  pas. 

Comment  voulez-vous  qu'il  comprît...  avec  son  idée  qui  le  ronjjeait  et  le  ren- 
dait fou  I 

L'amour  d'une  femme  de  trente-six  ans,  c'est  de  la  rage...  elle  parla  plus  clai- 
rement, il  comprit  alors...  et  s'écria  :  «  Arrière,  démon  I  » 

Il  sortit  de  là  avec  trois  mille  cinq  cents  francs  d'économies. 

Madame  de  Bax  se  vengea.  —  Vous  verrez  I 

IV. 

NON! 

Je  vais  vous  dire  pourquoi  il  voulait  se  faire  prêtre. 

Son  idée  de  damnation  était  devenue  certitude;  car  prières  ni  jeûnes  ,  larmes 
ni  eau  bénite,  n'avaient  pu  exorciser  ce  fatal  pressentiment,  inhérent  à  sa  pensée 
comme  l'âme  au  corps.  Il  était  sûr  de  sa  destinée  d'enfer,  aussi  sur  que  l'est  de 
fipurer  en  Giève  le  criminel  dont  le  pourvoi  vient  d'être  rejeté...  Et  c'est  pour 
lutter  contre  cette  destinée,  pour  forcer  Dieu  à  être  injuste  en  le  damnant, 
qu'il  voulait  consacrer  au  ciel  son  existence  entière...  qu'il  voulait  sur  la  teirc 
le  servir  l'adorer  de  toute  son  âme,  de  toutes  ses  affections,  lui  qui  devait  le 
maudire  une  éternité. 

Voilà  pourquoi. 

Ainsijce  fut  avec  joie  ([u'il  sortit  de  chez  la  diimc  et  qu'il  se  dirigea  vers  le  sé- 
minaire. Il  avait  vécu  ses  trois  ans,  il  deii.aïula  les  ordres.  —  On  lui  dit: 
«Non  1  » 

Alors  il  quitta  Paris  et  se  présenta  dans  un  séminaire  de  province.  —  On  lui 
dit:  a  Mon  ami,  revenez  dans  huit  jours.  Dans  huit  jours  il  revint;  ou  lui 
dit  :  «  Non  I  » 


Il  lança  au  ciel  un  blasphème  de  désespoir:  il  était  comme  le  naufragé  qui  se 
noie  cl  aux  cris  duquel  le  navire  (lui  passe  répond  :  «  Non  I  reste!  » 

Sa  raison  reçut  un  cho:  terrible  qui  manqua  la  briser-  car  il  se  vit  perdu.  

Mais  un  rire  de  rage  le  prit  :  il  revint  à  Paris ,  riant  de  ce  rire  et  chantant. 

V. 

FOLIE. 

a  Vrai  Dieu,  dit-il  ,  puisque  je  dois  geindre  et  liurler  dans  la  géhenne  éter- 
nelle ,  rions,  et  rions  joyeusement.  — Bien  fou!  de  vouloir  commencer  mon 
enfer  sur  la  terie.  —  De  la  joie  ici,  gardons  nos  larmes  pour  là-bas  I  » 

Et  sa  joie  vous  eût  fait  mal  à  voir,  tant  elle  se  trouvait  gauche,  embarrassée 
et  souffrante,  sur  ce  visage  austère  et  pâle;  sur  ses  lèvres  où  elle  venait  s'as- 
seoir, frémissantes  encore  d'un  blasphème. 

Savez-vous  ce  qu'il  fit  de  ses  belles  soutanes  dediap  fin?  —  Des  vétemens  de 

dandy.  —  De  ses  r.ibats?  —  Il  les  déchira  dans  ses  dents  et  lesjeta  à  la  rue. • 

De  ses  trois  mille  cinq  cents  francs  ?  —  Il  s'en  fut  au  Cent- treize    les  jeta  sur  le 
tapis  vert  et  s'en  revint  avec  le  décuple  dans  sa  poche. 

Oh  I  vrai!  vous  ne  le  recotuiaîlricz  pas.  Sa  clievelurc  noire  et  qui  tombait 
naguère  inculte  sur  ses  épaules,  aujourd'hui  se  relève  sur  son  front  en  boucles 
élégantes;  sa  taille  haute  et  cambrée  moule  un  habit  d'une  coupe  parfaite.  Il 
porte  des  bottes  bien  luisantes  et  carrées  ;  le  gilet  de  satin;  le  pantalon  quasi- 
collant,  —  voire  même  le  binocle  d'or,  la  canne  ou  la  cravache. Un  dandv... 

un  vrai  dandy! 

Il  dc^eùne  au  Café  ;^nglais  et  dîne  chez  Véry,  le  pauvre  abbé  qui  vendait  ses 
guenilles  pour  du  pain  noir. 

Oh  !  ne  lui  parlez  pas  du  passé,  ne  lui  parlez  pas  de  demain...  de  grâce!... 
ayez  donc  pitié  de  lui  !...  Laissez-le  tournoyer  à  s'étourdir  dans  la  ronde  où  l'il- 
lusion renlraîne...  Laissez-le,  le  pauvre  jeune  homme  ,  courir  les  cafés  dorés 
les  bals  éblouis^ans,  les  promenades  parées...  laissez-le  s'enivrer  d'harmonie  aux 
Bouffes  ou  à  l'Opéra...  et  soulever  la  poudre  du  bois  de  Boulogne  sous  les  pieds 
d'acier  de  son  cheval  anglais! 

N'est-ce  pas  assez,  lorsqu'il  rentre  chez  lui  le  matin,  à  une  heure  ^  qu'il 
trouve  à  son  chevet  une  noire  idée  qui  l'attend  ? 


3. 


VI. 

IMPRÉCATIONS. 

«  Damné  î...  Oh  !  mon  Dieu  !... 

1  Mais  pourquoi?...  Qu'ai-je  donc  fait  ?  Que  fcrai-je  donc?  Ne  t'ai -je  pas 
aimé  vingt  ans,  u'ai-je  pas  voulu  le  consacrer  ma  vie,  mon  amour  et  mon 
iiue  ?  —  Tu  m'as  repoussé...  suis-je  maudit? 

»  Oh  î  maudis  sois-tu  ,  toi,  bourreau  et  tyran  !...  toi ,  qui  m'as  jeté  sur  la 
terre  pour  me  voir  souffrir  et  te  rire  de  mes  cris  d'angoisse...  Maudis  sois-tu 
de  ce  cœur  qui  voulait  n'aimer  que  toi  î  maudis  sois- tu  de  cette  voix  qui  vou- 
lait bénir  ton  nom  et  chanter  tes  louanges  !  —  Que  du  fond  de  l'abîme  où  ton 
pied  me  pousse  ,  mes  blasphèmes  t'atteignent  dans  le  sein  de  ton  bonheur ,  et 
épouvantent  tes  anges  !  » 

Puis,  il  se  prenait  à  frémir,  tout  seul  dans  son  bel  appartement...  il  n'osait 
retourner  la  tète^  ni  regarder  ses  glaces  de  Venise,  de  peur  d'y  voir  une 
joveuse  face  de  démon  lui  rire  parce  qu'il  avait  maudit  Dieu. 

Puis  c'étaient  des  remords  ,  des  prières  ,  des  larmes...  c'était  son  front  heurté 
sur  les  marqueteries  du  parquet;  puis  un  peu  de  sommeil  avec  des  rêves  d'en- 
fer... puis ,  le  réveil  I 

VII. 

CONVERSION. 

Mais  dites-moi  si  cette  vie  de  grand  monde,  de  bruit  et  de  joie,  pouvait 
durer  long-temps  pour  le  pauvre  jeune  homme  qu'une  pareille  idée  rongeait 
sans  cesse  au  cœur  ? 

Non  ! 

Au  bout  de  deux  mois ,  il  en  eut  assez  des  cafés  dorés  ,  des  bals  éblouissans, 
dos  promenades  parées.  —  Il  en  eut  assez  de  l'harmonie  des  Bouffes  et  de 
l'Opéra.  • —  Il  vendit  son  cheval  anglais.  —  Il  quitta  son  bel  appartement  dont 
les  places  de  Venise  lui  faisaient  peur.  —  Il  brisa  s-a  canne  ,  sa  cravache  et  son 
binocle  d'or:  et  s'en  fut  comme  un  simple  écolier  habiter  une  chambre  dans 
une  maison  de  la  Cité. 

Plus  de  boucles  sur  le  front ,  plus  de  joie  sur  les   lèvres,  plus  d'habit  de 

dandy. 

Et  quand  venait  la   nuit,   il  sortait  et  s'en  allait  rêver  là  où  dorment  les 


I 


67 
morts...  les  morts 'dont  les  âmes  chantent  Dieu,  ou  le  maudissent,  et  qui  tous 
élus  ou  damucs ,  dorment  là  côte  à  côte  avec  une  croix  au  chevet  de  leur 
couche  ! 

Oh  !  qu'il  aurait  voulu  douter  et  croire  au  néant...  croire  que  tout  est  fini 
quand  les  vers  vous  ont  rongé  jusqu'aux  os! 

Mais  je  vous  ai  dit  qu'il  avait  foi  en  Dieu  ,  aux  mystères ,  et  à  tout  le  reste. 

Elle  était  trop  pieuse  pour  lui  permettre  le  doute,  sa  fidèle  compagne,  qui 
lui  disait  toujours  :  «  damué  !  v  * 

VIII. 

UN  ANGE. 

Il  y  avait  un  ange  qui  avait  de  beaux  yeux  plus  bleus  et  plus  purs  que  le  ciel 
de  la  Provence  ,  de  longs  cheveux   de  soie,  luisans,  souples  et  fins,  et  qui 
lorsqu'ils  tombaient  sur  ses  blanches  épaules,  les  couvraient  comme  un  man- 
teau d'or. 

C'était  un  ange  de  seize  ans,  à  la  taille  de  guêpe,  au  front  candide  au  re- 
gard baissé  ,  au  pied  si  petit  î...  Et  pourtant  il  n'avait  point  d'ailes  ,  car  il  était 
jeune  fille  et  se  nommait  Marie. 

Elle  était  vêtue  d'une  robe  noire  à  raies  blanches,  et,  tous  les  soirs,  elle  ve- 
nait poser  ses  deux  petits  genrtux  sur  une  tombe  nouvelle  ,  et  mouiller  de  ses 
larmrs  un  nom  écrit  en  lettres  blanches  sur  une  croix  peinte  en  noir.  —  C'était 
au  Pèrc-Lacfiaise. 

Sur  celte  croix  étaient  ces  mots  :  Marie- Françoise  Lehoy ,  décédée  à  Vase 
de  trente-quatre  ans  ,  /e  12  septembre  1828.  —  Puis  ceux-ci  :  «  Je  t'attends  là- 
Iiaut!  » 

Hélas  I  mon  Dieu  !  comme  elle  priait  la  pauvre  jeune  fille  I  comme  elle  em- 
brassait celte  croix  posée  sur  la  lêle  de  sa  mère  !...  jusqu'à  ce  qu'un  homme 
vint  qui  la  louchait  doucement  sur  l'épaule   et  l'emmenait.  C'était  son  oncle. 

Il  y  avait  bien  des  ans  que  sou  père  était  mort  et  qu'elle  avait  porté  pour  lui, 
toute  petite^  la  robe  noire  et  blanche. 

Eu  1815.  —  Vous  savez. 

IX. 

INTRIGUE. 

Cefutlà,  auPère-Lichaise,  qu'illa  vit...  et  ce  fut  pour  la  voir  prier  et  pleurer 
qu'il  y  revint  tous  les  soirs. 


68 

Point  de  détails  j  laissez-moi  vous  dire  qu'il  l'aima  de  toute  la  force  de  son 
âme  exaltée...  qu'il  l'adora  comme  il  eût  adoré  Dieu,  si  Dieu  ne  l'eût  pas  maudit. 

Comprenez-vous?  aimer  un  ange,  lui!  vivre  sa  vie  avec  un  ange  I  Ouïr  cet 
ange,  lui  dire  des  paroles  d'amour!  11  rêvait  cela  ,  le  damne... 

Oh!  je  ne  vous  le  dis  poiut^  car  cela  ue  peut  se  dire!  comprenez  donc,  ou 
brûlez  ceci. 

Dès  que  l'oncle  était  venu  toucher  à  l'épaule  de  Marie  et  l'emmenait ,  Pohol 
tombait  à  genoux  à  la  place  qu'elle  quittait,  il  pleurait  sur  cette  croix  de  bois  j 
sur  cette  pauvre  morte  qui  avait  perdu  sa  fille  et  qui  l'attendait  ià-hautl... 

Marie,  en  s'en  allant,  voyait  cela. 

Que  voulez-vous  que  devienne  ^  hélas!  un  amour  né  au  Père-Lachaise? 

Il  Y  eut  une  autre  femme ,  non  en  deuil ,  qui  vint  une  fois  par  hasaid,  et  se 
diripea  vers  un  beau  mausolée.  En  passant  elle  vit  un  grand  jeune  homme  ,  de- 
bout les  bras  croisés  et  les  regards  attachés  sur  une  jeune  fille  en  deuil  accrou- 
pie devant  une  petite  croix  ;  elle  le  reconnut...  et  poursuivit  sa  marche  vers  la 
riche  tombe  de  marbre. 

Depuis  lors  elle  revint  tous  le»  jours. 

Un  soir,  entre  autres,  quand  Marie  s'en  fut  allée  ,  et  que  lui  était  à  genoux  , 
cette  femme  s'approcha...  lentement...  elle  semblait  craindre.  Lorsqu'elle  fut 
bien  près,  elle  dit  à  demi-voix  :  «  Pohol  ».  Sa  voix  tremblait... 

Lui  se  leva,  reconnut  celte  femme  et  s'écria  encore  :  «  Arrière,  arrière,  dé- 
mon I  » 

Il  s'enfuit  rêvant  à  son  ange. 

X. 

ORAGE. 

Vous  allez  voir. 

Marie  est  là  qui  pleure...  Pohol  est  à  quelques  pAs  d'elle  ,  il  la  regarde  et  rêve 
son  beau  rêve  !  Je  ne  sais  si  l'autre  femme...  n'importe.  La  nuit  venait. 

Vint  aussi  un  orage  d'automne,  furieux  ,  épouvantable,  rugissant...  avec  sa 
crinière  de  feu...  son  hennissement  qui  fait  peur...  La  pluie  tombait  en  larges 
colonnes,  et  la  grêle  pétillait  sur  le  marbre  des  tombes  et  sur  cette  forêt  de 

croix... 

Il  s'élança  vers  Marie  et  l'enlaça  dans  ses  bras  avec  frénésie  et  frayeur...  car 
la  foudre  éclatait ,  bondissait ,  frappait  çù  et  là.  Il  l'entraîna. 

Oh  !  cela  faisait  frémir! 

Il  semblait  un  vampire,  lui,  vêtu  de  noir,  pâle  et  sombre...  avec  soa  regard... 


69 

lui...  emportant  une  jeune  fille...  foulant  les  tombes...  se  heurtant  aux  croix... 
et  quelquefois  sentant  craquer  et  s'affaiser  sous  ses  pieds  le  sapin  vermoulu  d'uno 
bicic.  Ainsi  il  courait  dans  rombre...  et  apparaissait  comme  une  vision  quand 
un  éclair  lui  jetait  sa  lueur  rouge,  au  milieu  du  grondement  de  l'orage,  du 
battement  de  la  pluie  ,  du  sifflement  de  rouragan  dans  les  cyprès. 

Oui ,  cela  faisait  frémir,  je  vous  dis. 

Ce  fut  dans  un  mausolée,  dont  son  bras  de  fer  brisa  la  porte  de  fer,  qu'il  se 
blottit  avec  elle. 

Avec  elle...  avec  elle!...  oh!  qu'il  était  heureux, le  damné! 

XL 
HORREUR. 

Oui  I...  car  il  essuva  de  ses  lèvres  ces  cheveux  blonds  ruisselans  de  pluie... 
car  il  réchauffa  de  ses  baisers  hrùlans  et  frénétiques  ce  front  blanc  et  glacé 
comme  la  statue  d'un  tombeau...  car  il  la  tenait  sur  ses  genoux,  frémissante  de 
terreur...  sans  voix...  liaietantc...  11  lui  tint  des  propos  extravagans  d'amour,  de 
damnation,  de  bonheur,  que  sais-jo^  Jl  était  fou!  il  parlait...  il  parlait  à  son 
ange  et  répétait  sa  phrase  folle  quand  le  ciel  criait  plus  haut  que  lui,  chaque 
mot,  entre  deux  baisers...  chaque  baiser,  entre  deux  éclats  de  tonnerre... 

Horrible  ! 

Elle ,  que  vous  dirai-jc  ?  c'était  pour  elle  un  rêve  affreux  ,  un  cauchemar...  elle 
doutait  si  elle  vivait  et  veillait...  elle  ne  pouvait  parler,  crier,  ui  se  défendre^ 
à  demi-morte  qu'elle  était,  d'éjiouvante  et  d'émotion... 

01»  !...  l'ange  était  en  enfer  et  le  damné  au  ciel! 

Quand  l'orage  eut  ces-é  et  que  l'aube  commença  à  poiudre,  ils  retraversèren  t 
le  champ  dos  morts.  Maiie  n'osa  regarder  la  tombe  de  sa  mère...  mais  Pohol  y 
jeta  un  coup-d'œil  en  passant. 

La  foudre  avait  brisé  la  croix  de  bois.  .  |j  [.,.. 

XIL 

DÉSESPOIR. 

Il  fallait  riiymcnce...  car  l'hyménée  efface  tout.  Pohol  se  rendit  donc  cher  l'on- 
cle de  Marie  ;  ce  pauvre  homme  qui  avait  passé  une  si  lamentable  nuit ,  et  à  qui 
Marie  avait  menti  en  rentrant,  il  le  fallait. 

L'oncle  ne  dit  pas  non  j  il  demanda  teulement  quelques  jours  pour  s'informei  ; 
c'était  justQ, 


70 

Il  fut  s'informer  au  séminaire. 

Les  quelques  jours  écoulés,  Marie  interrogea  son  onde.  Celui-ci,  pour  toute 
réponse,  lui  remit  une  lettre  ouverte.  Après  l'avoir  lue  elle  sortit  sans  bruit  j 
c'était  le  soir. 

Queliues  instans  plus  tard,  vint  le  damné  avec  de  respérance  dans  le  cœur, 
du  bonlicur  dans  l'avenir  à  le  rendre  fou,  à  tuer  sa  noire  idée. 

«  Eh  bien  ?  fit-il  d'une  voix  frissonnante  d'espoir. 

»  —  Jamais!...  lui  fut-il  répondu.   » 

Ohî  la  rage  le  prit  et  le  roula  par  terre  avec  un  râle  effrayant...  il  embrassa 
les  genoux  de  l'oncle,  d'une  force  à  lui  faire  mal...  il  conjura,  pleura,  pria... 
menaça  I... 

L'oncle  appela  ses  gens. 

Pohol  se  leva  droit  alors  et  cria  :  11  me  la  faut!  Il  s'élnnça  dans  l'escalier, par- 
courut la  maison  ,  les  chambres,  appelant  Marie.  Elle  n'y  était  pas. 

Il  sortit,  courut  la  ville,  courut  les  églises  ,  courut  au  Père-Lachaise...  Rien  ! 

Savez-vous  où  il  la  trouva  le  lendemain  à  l'aube?  à  la  Morgue!..,  morte... 
noyée...  couchée  sur  un  lit  de  marbre ,  avec  des  taches  bleues,  noires ,  violette» 
sur  le  corps...  et  morte  ! 

XIIL 
UNE  LETTRE.  y 

Morte  par  un  suicide,  elle  était  donc  damnée!  Et  sa  mère  qui  V attendait  là- 
haut  l 

Sa  main  droite  était  fermée  avec  une  force  convuUive  :  on  vovait  le  coin  d'une 
lettre  entre  ses  doigts  crispés.  Pohol  ouvrit  cette  main  ,  brisant  presque  les  doigts, 
prit  la  lettre  et  la  lut...  Elle  était  datée  du  15  janvier  de  la  môme  année,  adres- 
sée au  supérieur  du  séminaire,  et  signée  Julie  de  Bax.  Le  contenu  le  concernait 
et  était  horrible  de  calomnie. 

Quand  il  vit  cela ,  un  rire  effrayant  le  prit,  ses  dents  claquèrent... 

«  Je  la  tuerai  !  dit-il. 

»  —  Qui  donc  ?  demanda  le  concierge  de  la  Morgue. 

»  —  Oh  !  vous  verrez  !  » 

XIV. 

UN  AMOUR  D'HOMME. 

Voilà ,  parbleu  î  un  riche  appartement,  une  belle  tenture ,  de  beaux  meubles... 
Un  lit  voluptueux ,  ma  foi  !  sans  soa  manteau  de  soie...  et  puis ,  celte  petite  lampe 


71 

qui  se  meurt  et  qui  laisse  tomber  sur  tout  cela  ses  débiles  rayons  blanchis  par  le 
veirc  brut  qui  l'entoure  I...  Oli  !  cet  appartement  me  plaît. 

Dans  ce  lit,  une  femme  dort.  —  Est-elle  jeune  ou  vieille?  —  Mais,  pas  très 
vieille,  sans  doute,  puisque  son  appartement  est  si  frais. 

C'est  madame  de  Bax.  —  Minuit. 

Voici  que  les  rideaux  de  soie  de  la  croisée  se  meuvent...  voici  qu'un  homme 
en  sort,  velu  de  noir,  (jrand...  Voici  qu'il  s'avance  sans  bruit,  s'arrête  auprès 
du  lit,  croise  les  bras  et  appelle  :  «Julie!  » 

Comme  elle  dorl  I  il  faut  qu'il  la  secoue  pour  l'éveiller. 

Ne  tremblez  pas  ;  vous  allez  voir. 

«  Point  de  cris,  femme!  dit  l'homme,  c'est  Pohol  que  tu  aimes  et  qui  repous- 
sait ton  amour,  comme  Dieu  repoussait  le  sien...  je  t'aime  aujourd'hui,  et  je 
reviens  vers  toi...  oh!  cela  te  semble  un  rêve,  n'est-ce  pas?  tu  ne  m'attendais 
pas,  aujourd'hui,  à  cette  heure,  jamais...  regarde,  c'est  bien  moi,  pourtant!... 
Mais  tu  ne  me  dis  rien?...  est-ce  que  tu  as  peur?...  est-ce  que  tu  n'as  pas  de  joie 
à  me  revoir?  » 

Elle  avait  peur,  vrai  Dieu!  et  sa  main^  que  l'homme  avait  saisie  et  qu'il  pres- 
sait dans  la  sienne,  tremblait! 

a  Tu  m'aimais  bien,  Julie...  je  le  sais,  c'est  pour  cela  que  tu  m'as  empêché  de 
consacrer  à  Dieu  ma  vie^  lu  la  voulais  pour  toi.  Eh  bien!  à  toi  ma  vie  et  mon 
dme  ;  je  ne  le  quille  plus...  toujours  auprès  de  toi...  Auprès  de  toi,  toute  l'éter- 
nité! 1)  ajouta-t-il  en  serrant  les  deuts. 

Mais  il  se  remit. 

XV. 

MEURTRE. 

<i  Vois  cette  lettre,  elle  est  de  toi  ;  c'est  celle,  t'en  souvient-il,  que  tu  écrivis  au 
supérieur  de  mon  séminaire  quand  je  voulais  y  rentrer  en  quittant  ta  maison... 
cette  lettre  où  tu  me  calomniais  par  amour,  tu  ne  sais  pas  que  Marie  l'a  lue  et 
qu'elle  s'est  noyée  après...  Je  n'ai  donc  plus  ici-bas  que  ton  affection;  aussi  je 
viens  à  toi  et  je  t'aime...  Ne  le  crois-tu  pas?  Mais  vois  comme  je  ris,  comme  je  suis 
heureux  là,  à  tes  côtés...  comme  mes  baisers  brûlent  sur  ta  main  qui  tremble... 
Tu  ne  dis  rien,  Julie?...  parle-moi,  parle-moi  donc...  dis-moi  que  tu  me  par- 
donnes et  que  tu  m'aimes  encore...  Il  me  faut  ton  amour,  vois-tu;  il  me  Ivî 
faut  !  c'est  mon  dernier  espoir  ,  ma  dernière  joie  ,  ne  me  l'ôte  pas  ,  au 
nom  de » 

|l  n'osa  dire  :  au  nom  de  Dieu, 


72 

Quand  il  l'eut  bien  rassurée  à  force  de  paroles  d'amour,  de  supplications  de 
baisers,  et  qu'elle  eut  dit  :  oui!...  il  se  pencha  sur  elle  comme  pour  l'étreindre, 
et  lui  enfonça  un  couteau  dans  le  sein. 

«  Damnée  !  s'écria-t-il  avec  une  joie  fcrocc ,  elle  n'a  pas  eu  le  temps  de  dire 
à  Dieu  :  pardon  I  » 

Il  ranima  la  petite  lampe,  revint  auprès  du  lit  et  contempla  cette  femme  morte 
et  ce  sang  qui  coulait... 

Il  riait  en  voyant  cela. 

XVI. 

MAITRE  SAMSON. 

Il  fut  jeté  à  la  Conciergerie,  dans  un  cachot  bien  noir...  Il  se  promena  dans 
ce  trou  de  six  pieds  cubes,  impatient  d'aller  au  rendez-vous  oii  deux  femmes 
l'attendaient  déjà. 

Puis  il  s'assit  aux  assises,  siu-  le  banc  des  accusés.  11  n'écoulait  pns.  Pourtant 
quand  son  avocat  se  leva  et  qu'il  voulut  le  défendre^  Pohol  se  leva  aussi  et  cria  : 
o  Cet  homme  ment.  —  Arrêt  de  mort  I  —  C'est  bien  ?  fit-il  ». 

Un  prêtre  vint,  Pohol  blasphéma  ,  le  repoussa,  le  maudit.  Il  voulait  aller  où 
était  son  ange,  où  l'autre  femme  était  aussi ,  grâce  à  lui. 

Maître  Samson  l'accompagna  en  grève. 

Voilà! 

POST-FACE. 

Le  corps  de  la  novée  a  été  donné  aux  vers  de  Vaiigirard  •  c'est  là  le  cimetière 
de  la  Morgue. 

Celui  de  la  dame  de  Bax  est  au  Père-Lachaisc,  dans  le  mausolée  que  vous  sa- 
vez ;  auprès  de  son  époux,  la  digne  femme! 

Pour  Pohol ,  mutilé  par  le  couperet  du  docteur  philanthrope  et  taillé  par  le 
scalpel  de  l'étudiant,  on  a  jeté  à  Clamart  ce  qui  restait  de  lui. 

Mais  les  trois  âmes  sont  ensemble  !  là  où  la  vôtic  ira  ,  si  vous  mourez  sans  con- 
trition ! 

Marc-Michel. 


73 


LÉGEiNDES  ARTÉSIENNES. 


LE  COMTE  RAOUL. 


A  trois  lieues  environ  des  bords  de  la  Manche,  dans  le  département  du  Pas- 
de-Calais  ,  composé  d'une  partie  de  l'ancienne  province  d'Artois  et  du  gouver- 
nement boulonnais,  se  trouve,  au  fond  d'une  vallée,  un  reste  de  vieux  cliâleau 
auquel  on  a  joint  récemment  un  corps  de  bâtiment  moderne.  Une  petite  ri- 
vière, qui  jîrond  sa  source  un  peu  plus  avant  dans  les  terres,  baigne  les  murs  de 
l'cdifice,  qui  était  autrefois  entouré  d''un  parc  dont  les  hautes  murailles  de  clô- 
ture s'aperçoivent  encore  en  quelques  endroits.  Il  n'y  a  pas  cinquante  ans  que, 
au-de^su5d'lJne  porte  qui  avait  dû  être  jadis  l'entrée  principale,  on  remarquait 
encore,  en  forme  d'armoiries,  deux  cignes  tenant  chacun  la  moitié  d'un  anneau- 
cet  emblème  rappelait  aux  bons  villageois  qui  passaient  devant  le  château  ,  une 
légende  qui  remontait  au  temps  des  croisades  ,  et  dont  la  mémoire  de  chacun 
d'entre  eux  avait  été  ornée  de  père  en  fils  depuis  ce  temps  reculé. 

Voici  ce  qu'un  soir  d'hiver,  à  la  veillée,  mon  père  m'a  raconté  à  ce  sujet. 

lie  domaine  de  Souverain-Moulin  appartenait  au  sire  Raoul  de  Crécy,  qui  y 
demeurait.  C'était  en  1249  ,  sous  le  règne  de  Louis  IX  ,  connu  sous  le  nom  de 
saint  Louis;  ce  prince  ,  dans  une  maladie  qui  le  conduisit  aux  portes  du  tom- 
beau, fit  vœu  à  la  Sainte-Tierge ,  si  elle  lui  donnait  la  vie  sauve,  de  consacrer  le 
reste  de  ses  jours  à  combattre  les  infidèles  qui  opprimaient  les  clirétiens  de  la 
Teire-Sainte.  Son  vœu  fut  entendu,  car  il  recouvra  bientôt  après  la  santé  j  fi- 
dèle à  ses  eiîg.Tgcmens  ,  il  se  disposa  aussitôt  à  exécuter  celui  qu'il  avait  formé, 
et  il  commença  les  préparatifs  d'une  grande  expédition  contre  les  ennemis  de  la 
foi.  Il  fit  annoncer  dans  tous  les  lieux  de  son  rovaume  la  faveur  spéciale  dont  la 
Sainte-Vierge  l'avait  comblé  et  le  vœu  qui  l'avait  précédée  ;  en  conséquence,  il 
invitait  toute  sa  fidèle  noblesse  à  prouver  son  zèle  pour  la  religion  et  son  atta- 
chement à  sa  personne,  en  venant  se  réunir  sous  le  grand  oriflamme  qu'il  allait 
déployer  à  Saint-Denis. 

Le  comte  Raoul  avait  alors  trente  ans  _,  et  nul  guerrier  de  ce  temps  n'éprou- 
vait ua  plus  vif  entUousiapme  pour  les  exploits  chevalerescjucs  5  déjà,  dans  v^i^ip* 


74 

tes  occasions ,  ses  ennemis  avaient  éprouvé  qu'une  cpée  avait  du  poids  dans  ses 
mains  ;  on  peut  donc  penser  qu'il  ne  fut  pas  des  derniers  à  répondre  à  l'appel 
du  monarque,  et  que  ce  fut  un  vrai  jour  de  fcte  pour  lui  qne  celui  où,  à  la  icte 
de  vingt  hommes  d'armes  bien  équipés ,  il  sortit  un  malin  de  la  cour  de  son 
château  au  son  des  cymbales  et  des  clairons.  Tous  ses  vassaux  ,  de  quatre  à  cinq 
heues  à  la  ronde,  s'étaient  rassemblés  à  cette  occasion,  tant  pour  jouir  du  coii|)- 
d  œil  de  l'appareil  guerrier  que  pour  faire  leurs  adieux  à  ceux  de  leurs  parens 
ou  amis  qui  partaient  pour  l'expédition;  ils  accompagnèrent  la  petite  troupe 
jusque  sous  l'éminence  du  Mont-Lambert,  qui  n'est  qu'à  une  lieue  de  Boulo- 
gne ,  et  là  ils  se  séparèrent,  non  sans  s'être  adressé  force  vœux  pour  la  bonne 
réussite  de  leurs  entreprises.  Au  moment  où  les  vassaux  s'apprêtaient  à  regagner 
leurs  demeures  et  faisaient  retentir  l'air  de  nombreux  vivats  en  l'honneur  de 
leur  seigneur,  une  petite  troupe  de  cavaliers,  qu'on  avait  aperçue  depuis  quel- 
ques instans  dans  le  lointain  ,  arriva  au  galop  à  l'endroit  où  ils  étaient  rassem- 
blés, et  on  remarqua  au  milieu  d'eux  une  femme,  qui  alla  se  placer,  sans  façon, 
a  coté  du  comte.  Le  murmure  de  la  foule  témoigna  que  c'était  la  comtesse,  et 
l'on  put  remarquer  facilement,  aux  chuchotemens  et  aux  regards  de  côté  que 
lui  jetèrent  les  assistans,  que,  si  le  départ  de  leur  suzerain  excitait  leur  dou- 
leur, celui  de  son  épouse  leur  inspirait  un  sentiment  qui  était  plutôt  de  la  joie 
qu'autre  chose. 

Le  comte  Raoul  s'était  marié  fort  jeune;  la  demoiselle  de  Carapigneulles,  son 
épouse, avait  reçu  dans  son  enfance  plus  de  mauvais  Iraitemens  qne  de  caresses 
de  ses  parens,  et,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  son  caractère  en  devint  sombre 
et  acariâtre.  A  force  de  souffrir  sans  pouvoir  se  plaindre,  elle  parvint  à  acqué- 
rir, avec  une  profonde  dissimulation,  un  entier  empire  sur  elle-même.  Elle 
avait  dix-huit  ans  quand  le  comte  l'épousa,  et  elle  était  d'une  beauté  remar- 
quable, La  sujétion  absolue  qui  avait  jusqu'alors  pesé  sur  elle  lui  avait  donné  un 
vif  désir  de  domination  j  et,  ce  qui  lui  avait  fiiit  agréer  avec  plaisir  la  main  du 
seigneur  de  Crécy,  c'est  que  sa  physionomie,  d'ordinaire  froide  et  apathique, 
lui  fit  présumer  qu'elle  trouverait  en  lui  un  caractère  peu  ferme  et  qui  pren- 
drait facilement  pour  guide  les  caprices  de  sa  femme.  Elle  s'était  trompée  du 
tout  dans  son  calcul  :  le  comte  Raoul  était  un  de  ces  hommes  dont  l'âme  insou- 
ciante pour  les  circonstances  communes  de  la  vie  ,  savait,  quand  les  évcnemens 
l'exigeaient,  se  grandir  hardiment  à  leur  hauteur;  quand  les  caprices  delà 
comtesse  n'étaient  que  des  caprices,  c'est-à-dire  de  ces  manies  frivoles,  dont 
aucune  femme  n'est  exemple,  le  comte  feignait  de  ne  pas  les  ai)ercovoir  ,  ou 
bien  se  contentait  de  hausser  les  épaules,  en  signe  de  pitié;  mais ,  quand  ces  ca- 
prices, dcvcaus  tout-à-fait  déraisonnables  ou  ridicules ,  essayaient  de  se  forma- 


75 

1er  en  ordre,  alors,  un  coupd'œil  d'autorité  ou  une  parole  ferme  et  brèvo 
a\crtissait  la  jolie  femme  qu'elle  avait  déjà  passé  les  limites,  et  qu'il  y  avait  du 
danger  pour  clli;  à  essayer  d'aller  plus  loin.  On  concevra  ,  d'après  cela  ,  qu'une 
affection  trop  vive  ne  tyrannisait  pas  les  deux  époux;  ccpcudant,  jamais  aucun 
gios  mot,  jamais  aucune  scène  violente  ne  vint  troubler  ouvertement  la  paix  du 
ménage;  s'ils  n'étaient  pas  amis,  du  moins  vivaient-ils  en  ennemis  honorables.  Le 
comte,  au  reste,  n'avait  contre  sa  femme  aucun  sentiment  de  haine  :  il  ne  l'aimait 
pas,  voilà  tout;  mais  pour  la  haïr,  il  n'y  pensait  assurément  point,  peul-étie  ne 
le  daignait-il  pas;  elle  ,  en  revanche  ,  lui  avait  voué  une  haine  toute  cordiale, 
toute  italienne,  et,  depuis  long-temps  déjà,  elle  épiait  le  moment  de  la  conten- 
ter. Elle  crut  en  trouver  l'occasion  dans  le  voyage  que  son  mari  entreprit  pour 
outre-mer,  et  c'est  ce  qui  f.iit  que  nous  la  voyons,  à  l'heure  qu'il  est,  rejoindre 
le  comte  sous  Téminence  du  Mont-Lambert.  On  présume  bien  qu'elle  n'oublia 
pas,  pour  colorer  ses  vues,  de  parler  à  son  époux  des  fatigues  qu'il  allait 
essuyer,  des  peines  qu'il  aurait  à  supporter,  des  blessures  qu'il  pourrait  rece- 
voir, et  de  mille  autres  inconvéniens  qu'une  femme  et  qu'une  épouse,  surtout 
mieux  qu'aucune  autre,  sait  faire  oublier;  elle  lâcha  même  un  mot  sur  leur 
tendie  amour  ,  que  l'absence  pourrait  refroidir.  Le  comte  pensa  tout  simple- 
ment que  la  comtesse  voulait  voir  du  pays  ;  il  regardait  sa  femme  comme  une 
folle  et  non  comme  une  forcenée. 

La  petite  troupe  se  mit  donc  en  marche.  Raoul  et  son  épouse  chevauchèrent 
quelque  temps  à  côté  l'un  de  l'autre,  échangeant,  de  temps  à  autre,  pour  ne 
point  provoquer  la  malignité  de  leur  suite,  quelques  banales  obîervations  sur 
la  nature  ,  les  localités,  et  la  cause  qui  les  éloignaient  de  leur  manoir.  Immédia- 
tement après  le  comte,  marchaient  ses  deux  écuyers,  l'un,  déjà  un  peu  grisonne 
et  l'intime  ami  du  seigneur  de  Crécy;  l'autre  ,  jeune  chevalier  à  mine  franche 
et  rosée,  et  d'une  des  plus  nobles  familles  du  pays.  Après  quelques  heures  de 
voyage  ,  le  comte  avait  épuisé  tout  son  répertoire  d'amabilités  qu'il  tenait  en 
résolve  pour  sa  femme,  et,  retenant  un  peu  la  bride  de  son  cheval,  il  accosta  soa 
vieil  écuyer,  avec  lequel  il  engagea  un  long  entretien;  la  comtesse  se  tint  encore 
quelque  temps  en  tète  de  la  troupe,  puis,  ralentissant  aussi  insensiblement 
l'allure  de  sa  haquenée,  elle  se  trouva  à  côté  du  jeune  écuyer,  avec  lequel  elle 
ne  tarda  pas  non  plus  à  entrer  en  conversation.;  et  l'on  remarqua,  pendant  tout 
le  reste  du  voyage,  que  les  regards  de  la  dame  étaient  beaucoup  plus  bienveil- 
lans  et  son  langage  et  ses  gestes  beaucoup  plus  anmiés  auprès  du  jeune  vicomte 
de  Béthune  qu'auprès  du  noble  châtelain  son  époux. 

Nous  devons  abréger  les  détails  de  la  route,   de  la  jonctiou  de  Ja  troupe  du 


76 

comte  avec  le  corps  principal  des  croisés  pour  nous  transporter  de  suite  en 
E{i;ypte,  lieu  de  débarquement  de  l'expédilion. 

Les  Sarrazins  attendaient  les  Croises  ou  débarquement,  et  le  premier  pied  de 
terrain  qu  occupèrent  les  chevaliers  au  sortir  de  leurs  vaisseaux  ,  ils  furent 
obligés  de  le  conquérir  l'épée  à  la  main.  Leur  intrépidité  cependant  eut  bientôt 
fait  place  nette  du  rivage,  qui  ,  un  instant  auparavant ,  semblait  une  immense 
forêt  sous  les  bataillons  serrés  des  ennemis  ;  les  Croisés  précipitèrent  alors  leur 
marche  dans  les  terres.  Quelques  jours  après,  Damiette,  ville  forte  du  pays,  était 
en  leur  pouvoir;  et  la  principale  mosquée  purifiée,  au  lieu  de  chants  sacrilèges, 
retentissait  d'hymnes  chrétiens  en  actions  de  grâces  des  premiers  succès  de 
l'armée.  Il  est  inutile  de  dire  que,  dans  les  différens  combats  qui  eurent  lieu 
jusque  là,  le  comte  Raoul  ne  le  céda  à  aucun  autre  en  courage  et  en  valeur.  Il 
était  puissamment  secondé  par  ses  deux  écuyers  :  le  vieux  Renaud  de  Saint- 
Martin  ne  quittait  pas  le  comte  d'un  instant ,  et  chacun  convenait  que  sous 
des  cheveux  gris  il  portait  encore  un  bras  qu'un  jeune  homme  n'aurait  [)as  renie. 
Le  vicomte  de  Béthun.e,  lui  ,  se  voyait  rarement  deux  fois  à  la  même  place; 
dès  que  le  choc  commençait,  sa  fougue  imprudente  l'emportait  au  milieu  de  la 
mêlée,  où  il  frappait  de  droite  et  de  gauche,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  percé  les  rangs 
ennemis  ou  qu'il  se  fût  fait  désarçonner,  ce  qui  le  forçait  alors  à  se  replier,  au 
risque  de  rester  entre  les  mains  des  infidèles;  dans  une  reconnaissance  qu'il  alla 
pousser  au  dehors  de  la  ville  ,  avec  quelques  autres  chevaliers,  on  crut  que  ce 
malheur  lui  était  arrivé  ;  il  disparut  tout- à-coup  aux  yeux  de  ses  camarades,  et 
personne  ne  le  vit  pendant  plusieurs  jours.  Par  une  malheureuse  fatalité,  le 
comte,  à  cette  époque,  crut  avoir  deux  pertes  à  déplorer  au  lieu  d'une.  Son 
épouse,  dans  une  procession  que  l'armée  fit  dans  la  ville  ,  se  trouva,  on  ne  sait 
comment,  séparée  de  lui ,  et  ce  ne  fut  que  le  second  jour  que,  pAIc  et  les  habits 
en  désordre,  elle  reparut  dans  le  logement  de  son  époux;  elle  assura  avoir  été 
arrêtée  au  coin  d'une  rue  par  des  infidèles  déguisés,  et  elle  ne  s'était  échappée 
de  leurs  mains  qu'avec  des  peines  infinies;  on  apprit  en  même  temps  que  le 
comte  de  Béthune  venait  de  se  retirer  d'un  danger  à  peu  près  semblable,  et 
qu'il  avait  aussi  lejnint  ses  conjpa gnons. 

Quelques  uns  des  chevaliers  de  la  suite  du  seigneur  de  Crécy,  auxquels  n'a- 
vaient point  échappé  les  manœuvres  de  la  comtesse  et  du  vicomte,  pendant  le 
voyage,  trouvèrent  bien  à  cliiicholcr  entre  eux  sur  cette  disparition  et  ce  retour 
simultané;  mais  le  comte  n'éleva  aucun  soupçon  à  cet  égard,  et  il  ne  se  livra 
qu'au  plaisir  de  retrouver  deux  personnes  qui  lui  étaient  attachées  par  des  liens 
si  ctioits.  Peu  à  peu,  la  ville  fut  assez  sûre  et  assez  tranquille  pour  qu'on  osdt 
t'y  Jiasarder  avec  une  suite  peu  oombreuse ,  et  (Jes  promenades  assez  frcqucatcs 


77 

que  la  comtesse  de  Crécy  y  fit  avec  son  jeune  écuyer  ne  furent  aucunement 
remarqui'cs,  ji  co  n'est  peut-être  aussi  par  les  inconif^iblcs  clievaliers  dont  je 
viens  di'  parler,  et  qui  s'obstinaient  à  voir  l'iionneur  de  leur  suzerain  compromis 
dans  ces  courses  en  tête  à  tête. 

Cependant,  l'armée  croisée  résolut  d'aller  faire  le  siège  du  Caire,  une  des  plus 
fortes  positions  de  l'Egypte  ,  et  éloigné  d'une  quarantaine  de  lieues  de  Da- 
mictte.  On  sait  que  ce  fut  dans  ce  trajet  que  les  maladies  se  répandirent  dans 
l'armée,  et  que  leur  influence  paralysa  le  succès  de  l'expédition.  L'inertie  et  le 
découragement  s'étaient  emparés  des  troupes;  et,  après  quelques  efforts  inouïs 
de  la  part  des  plus  braves,  le  roi  et  une  partie  de  son  armée  étaient  tombés  au 
pouvoir  des  ennemis;  le  comte  Puaoul  et  son  vieil  écuver  furent  de  ce  nombre. 
La  comtesse  était  restée  à  Daniiette;  le  jeune  vicomte  deBéthune  partit  aussitôt 
pour  l'instruire  de  ccfâcheux  événement.  La  comtesse  reçut  très  bien  son  bel 
ambassadeur.  Elle  instruisit  ses  alliés  du  malheur  qui  lui  était  arrivé  et ,  pen- 
dant quelques  jours  ,  elle  resta  enfermée  chez  elle  avec  son  écuver,  sans  doute 
en  proie  à  sa  douleur;  puis,  ayant  réalisé  le  montant  delà  rançon  de  son  époux 
elle  fit  repartir  le  vicomte  pour  la  reporter  au  camp  des  ennemis;  mais  on  ne 
sait  ce  qui  arriva  au  jeune  écuyer  :  les  uns  dirent  qu'il  avait  été  attaqué  et  dé- 
valisé en  route  par  des  Sarrazins  ;  d'autres,  que  lui-même  ne  jugea  pas  à  pro- 
pos de  s'acquitter  de  sa  commission;  d'autres,  enfin,  qu'il  ne  reçut  pas  une  li- 
vre à  porter  de  la  part  de  la  comtesse;  toujours  est-il  qu'on  n'entendit  plus 
parler  de  lui  parmi  les  Croisés,  et  que  la  rançon  du  comte  ne  lui  arriva  pas.  II 
est  certain  aussi  qu'en  même  temps  qu'elle  faisait  partir  son  écuyer  pour  le 
camp  ennemi,  la  comtesse  s'embarquait  sur  un  bâtiment  qui  la  ramenait  dans 
son  manoir,  et  qu'en  y  arrivant,  elle  annonçait  qu'elle  avait  eu  le  malheur  de 
perdre  son  noble  époux  dans  la  guerre  sainte.  Le  jeune  vicomte  reparut  aussi 
dans  le  pays  quelque  temps  après  l'arrivée  de  la  comtesse ,  et  peut-être  même 
qu'une  personne  qui  eût  été  dans  l'intimité  du  château  eût  pu  assurer  qu'ils  y 
étaient  arrivés  ensemble 

Vingt  ans  après  ce  qui  vient  d'être  raconté  ,  un  bâtiment,  pendant  une  nuit 
obscure,  déposa  sur  la  côte  un  malheureux,  dont  l'air  do  souffrance  et  les 
vêtcmens  négliges  annonçaient  qu'il  était  dans  un  dénuement  complet.  Il  resta 
pendant  quelques  instans  couché  sur  les  dunes  arides  qui  bordent  la  côte;  mais 
un  vent  de  nord-ouest  qui  sifflait  de  la  mer,  et  la  faim  qui  lui  déchirait  les  en- 
tiailleSjle  forcèrent  bientôt  à  se  choisir  un  autre  abri  que  le  ciel,  et  un  autre  ali- 
ment que  la  bise  ;  il  avança  donc  dans  les  terres,  et  il  essaya  de  se  faire  ouvrir  la 
porte  de  plusieurs  cabanes  qu'il  trouva  sur  sa  route ^  mais  l'heure  avancée 


78 

6t  les  nombreux  brif^anda^es  qui  se  commettaient  en  ce  temps ,  rendirent 
ses  efforts  infructueux.  Sa  fatij',ue  et  sou  épuisement  claiciit  à  leur  comble; 
cependant,  la  nécessité  lui  prêta  encore  quelques  forces,  et  il  continua  à  mar- 
cher devant  lui  jusqu'à  ce  qu'il  se  vit  arrêté  par  une  forêt.  Il  sentit  alors  qu'il 
lui  était  impossible  d'aller  plus  loin,  et,  faisant  quelques  pas  dans  les  âibres ,  il 
céda  à  son  mauvais  destin  ,  et  se  laissa  tomber.  Une  profonde  léthargie  lui  tint 
lieu  de  sommeil  jusqu'au  lendemain  à  une  heure  assez  avancée.  Sentant  alors  de 
nouveau  les  lirailiemens  de  la  faim,  il  jugea  qu'il  lui  fallait  poursuivre  ses  re- 
cherches de  la  veille,  et  il  s'enfonça  dans  le  bois  vers  une  clairière  qui  lui  parut 
être  une  issue;  il  y  trouva  un  bûcheron  qui ,  assis  sur  le  gazon,  prenait  son  mo- 
deste repas.  L'artisan,  à  l'aspect  du  voyageur,  se  leva  précipitamment ,  et  sa 
première  pensée  fut  de  prendre  la  fuite  à  la  vue  d'un  homme  dont  l'accoutre- 
ment et  la  mine  lui  S(mblaient  appartenir  plutôt  à  un  voleur  qu'à  un  autre 
homme;  cependant,  comme  il  sentait  sa  coignée  à  côté  de  Ini ,  il  laissa  s'appro- 
cher l'inconnu  et  attendit  qu'il  s'expliquât.  Il  eut  bientôt  reconnu,  à  l'air  de 
profonde  vérité  dont  le  voyageur  lui  fit  le  tableau  de  sa  position,  qu'il  s'était 
trompé  dans  ses  conjectures,  et  qu'il  avait  affaire  à  un  malheureux  qui  devait 
exciter  plutôt  sa  pitié  que  ses  craintes  ;  il  l'invita  alors  à  s'asseoir  et  à  partager 
avec  lui  son  morceau  de  pain  ;  l'étranger  ne  se  fit  pas  prier,  et  il  mans;ca  avide- 
ment. Se  sentant  un  peu  mieux ,  il  se  disposa  à  continuer  sa  route,  et  il  pria  au- 
paravant son  généreux  compagnon  de  lui  dire  en  quel  endroit  il  se  trouvait  ; 
celui-ci  lui  apprit  qu'il  se  trouvait  dans  le  bois  de  Si.uveraiu-Moulin.  «  De 
Souverain-Moulin  I  s'écria  l'étranger;  je  suis  donc  dans  le  Boulonnais?  — 
Vraiment  oui  ,  dit  le  bûcheron  ;  connaîtricz-vous  ce  pays? —  Quelque  pcti  ;  j'y 
ai  passé  autrefois.  Ce  domaine  appartenait,  je  crois,  au  comte  Raoul  de  Crécy; 
est-il  encore  de  ce  monde;?  —  ]Von  ,  pour  notre  malheur.  Le  brave  seigneur 
était  parti  pour  la  Terre-Sainte  avec  son  épouse  ,  une  méchatile  femme,  que 
Dieu  confonde  ,  chbieni  le  coml-e  y  est  resté  et  sa  femme  est  revenue:  c'est 
toujours  ainsi  que  les  choses  se  passent  d'ailleurs;  les  bons  s'en  vont ,  les  mé- 
cham  restent.  —  Et  la  comtesse  est  encore  vivante?  —  Oui  ,  oui;  et  elle  vivra 
encore  long- temps,  c'est  toujours  comme  cela.  — Et  elle  n'est  pas  lemariée?  — 

A  l'église?  non,  pas  encore;  jnaison  assure  que  ce  sera  très  prochainement 

Allez,  il  V  a  eu  bien  du  louche  dans  toutes  ces  affaires Au  reste,  je  n'ai  pas 

besoin  de  vous  conter  toulrcla.  »  L'élranj^f^r  partit  là-dessus  ,  et  un  froncement 
de  sourcil,  qu'il  fit  en  s'éloignant,  aurait  fait  reconnaître  à  un  homme  plus 
clairvovant  que  le  villageois  que  ses  dernières  paroles  avaient  produit  une  forte 
impression  sur  lui.  Il  prit  un  sentier  détourné  ,  qu'il  retrouva  non  sans  quelque 
peiue,   et  il  s'achemina  vers  le  château  de  son  vieil  écuycr^  le  sire  de  Saint- 


79 

Martin.  II  ne  tarda  pas  à  apercevoir  les  vieilles  tours  du  manoir,  dans  lequel  ua 
varlet  l'introduisit  sans  façon,  dès   qu'il   eut  déclaré  avoir  quelque  chose  d'im- 
portant à  communiquer  au  châtelain.  Il  entra  dans  une  grande  salle,  où  il  re- 
connut, dans  un  vieillard   assis  dans   un   fauteuil,  la  personne  qu'il  cherchait. 
Quant  au   sire  de   Saint-l\[irlin  ,   l'aspect  du  personnage  qu'il  avait  devant  les 
yeux  lui  fit ,  au  premier  abord  ,  éprouver   la  même  impression  que  celle  que 
ressentit  le  bûcheron.  Le  comte  resta  pendant  quelques  instans  devant  lui  sans 
parler,  pour  voir  s'il  serait  reconnu.  A  la  fin  ,  s'apercevant  que  le  regard  de  son 
ami  ne  le  devinait  pas,  il  s'approcha  de  lui,  et  lui  présenta  son  doigt,  où  était 
un  anneau  qu'il  le  pria  de  considérer;   le  vieillard  l'examina  attentivement  et 
trouva   écrit  dessus:  Herminie  de  Campigneidtcs ;   puis,  jetant   de  nouveau 
ses  regards  sur  l'inconnu  ,  il  sauta  de  son  fauteuil  à  son  cou ,   en  criant  :  <»  C'est 
mon  pauvre  Raoul  I...  Bon  Dieu  I  comme  te  voilà  équipé;  quelle  figure,  quelle 
barbe  tu  as  I  Va,  il  s'en  est  passé  des  nouvelles,  depuis  qu'on  ne  t^a  vu;  mais 
allons  au  plus  pressé  et  sans  faire  de  phrases  :  ta  femme  se   remarie   aujour- 
d'Jiui.  »   Raoul  se  contenta  de  répondre  à  cette  observation  :    «  Je  suis  étonné 
qu'elle  ait  attendu  si  long-temps.  —  Attendu ,  reprit  le  vieillard  ,  elle  a  attendu 
après  le  sacrement ,  mais  après  le  reste  je  n'^en  répondrais  pas  pour  rien.  Écoute 
je  me  suis  toujours  permis  de  te  parler  un  peu  franchement,  de  te  dire  la  vérité, 
enfin  :  eh  bien  !  si  ce  n'eût  été  par  égard  pour  toi ,  je  crois  qu'il  y  a  lonp-temps 
que  je  serais  allé  faire  un  esclandre  dans  ton  manoir  j  il  y  a  des   choses  que  j'ai 
vues  et  dont  je  puis  répondre  :  par  exemple,  que  le  vicomte  de  Béthune,  avec 
lequel  elle  est  revenue  de  l'expédition,  a  été  son  amant  pendant  trois  ans  ;  que 
le  sire  de  Courcelles  l'a  remplacé;  qu'il  a  été  remplacé  à  son  tour  par  le  sei- 
gneur de  Tiennes,  lequel  a  cédé  sa  place  à  Jean  de  Mannighen,  sire  de  Wismes, 
qui  doit  serrer  aujourd'hui  le  nœud  de  l'hymen  avec  elle.  Il  y  a  d'autres  choses 
qu'ont  rapportées  des  personnes  dignes  de  toute  confiance,  c''est  qu'à  l'annonce 
de  ta  captivité,  madame  la  comtesse  a  feinl  d'envoyer  ta  rançon  au  camp  ennemi, 
et  qu'au  lieu  d'en  prendre  le  chemin,  le  vicomte  de  Béthune,  qui  en   était 
chargé,  a  pris  le  chemin  du  vaisseau  qui  l'a  ramené  ici  avec  ta  femme  ;  tu  sais, 
si  je  te  dis  loutcs  ces  choses,  quel  intérêt  me  les  inspire...  »  Le  comte  lui  pressa 
la  main  affectueusement.  «  Je  n'en  attendais  pas  tant  d'elle,  dit-il;  cependant 
tout  cela  ne  m'étonne  pas  entièrement  ;   puis  il  ajouta;   Rends-moi  le  service 
que  voici  :  va  présenter  cette  bague  à  madame  la  coftitesse  ,  sans  lui  parler  de 
mon  retour,   et  nipporte-moi  ce  qu'elle  aura  dit.  »  Le  vieil  écuyer  fit  aussitôt 
apprêter  son  cheval ,  et  ii  ne  tarda  pas  à  disparaître  dans  l'avenue  et  à  faire  ré- 
sonner les  pavés  du  manoir  de  Souverain-Moulin.   La  comtesse  était  alors  au 
milieu  d'une  nombreuse  compagnie  qui  respirait  l'air  dans  le  parc^  le  sire  do 


80 

Saint-Marlin  l'aborda  poliment,  et  la  pria  de  lui  accorder  quelques  minutes 
pour  une  communication  très  importante  qu'il  avait  à  lui  faire. 

La  comtesse  qui  avait  toujours  connu  le  vieil  ccuyer  plus  altaché  aux  intérêts 
du  comte  qu'aux  siens,  le  reçut  assez  froidement,  et,  sans  daigner  l'introduire 
dans  ses  appartemens ,  le  conduisit  sur  le  bord  d'un  étang  à. quelques  pas  de  là, 
l'invitant  à  lui  faire  part  du  sujet  qui  l'amenait.  Le  vieillard,  sans  paraître 
s'apercevoir  de  son  manque  d'égards,  prit  l'anneau  et  le  lui  présenta.  La  com- 
tesse l'examina  quelques  instans ,  et  s'adressant  au  messager  :  u  Eh  bien  ,  vous 
pensez  avoir  fait  un  trait  bien  piquant;  cet  anneau  vous  aura  été  donné  par 
monsieur  le  comte  en  mourant,  et  c'est  lui ,  sans  doute,  qui  vous  aura  recom- 
mande de  venir  évoquer  ce  souvenir  à  mes  yeux  ,  si  je  manifestais  l'intention  de 
contracter  un  nouveau  mariage;  c'est  bien  assez  pourtant,  ce  me  semble,  de 
vinpt  années  de  veuvage;  du  reste,  ajouta-t-elle  en  souriant  amèrement,  je 
vous  remercie  de  votre  attention  ,  et  pour  vous  montrer  le  casque  j'en  fais,  te- 
nez voilà  votre  anneau  ,  allez  le  i-cpêcher;  »  et  en  même  temps  elle  le  jeta  dans 
l'élan*^.  «  Dieu  ne  laissera  pas  votre  conduite  impunie,  madame,  répondit  le 
vieillard  :  et  tenez,  ajouta-t-il ,  voilà  que  sa  puissance  se  manifeste  ;  »  et  il  mon- 
trait à  la  comtesse  deux  cignes  qui  avaient  plongé  au  moment  où  l'anneau  était 
tombé  dans  l'eau,  et  qui  le  rapportaient  en  le  tenant  dans  leurs  becs  chacun 
par  un  côté.  La  châtelaine  pâlit,  et  n'eut  pas  la  force  de  prononcr  une  parole 
ni  de  faire  un  mouvement,  pendant  que  le  vieil  écuyer  se  baissait  pour  re- 
prendre l'anneau  aux  deux  oiseaux.  «  Comtesse  Raoul  de  Crécy,  lui  ditceliii-ci 
en  partant,  le  ciel  lui-même  vient  de  vous  faire  connaître  que  cet  anneau  ne 
doit  pas  être  encore  détruit;  Dieu  sait  punir  ceux  qui  vont  contre  ses  ordres  ;  » 
et  il  se  remit  en  route  pour  son  manoir.  «  Celte  femme  est  indigne  de  porter  le 
nom  de  Raoul  de  Crécy,  dit  le  comte,  après  avoir  entendu  le  récit  de  ce  qui  s'é- 
tait passé  entre  elle  et  son  ami  ;  dès  ce  soir  elle  n'habitera  plus  Souverain-Mou- 
lin. »  Aussitôt  il  donna  ordre  d'aller  avertir  en  secret  tous  ses  vassaux  de  son 
retour,  et  de  les  inviter  à  se  iroi'ver  sur  le  soir  aux  alentours  du  (  hâtcau  ;  quand 
ses  ordres  furent  exécutés ,  et  qu'il  se  fut  lui-même  fait  reconnaître  à  la  plupart 
des  chevaliers  ses  voisins  ,  il  partit  seul ,  et  se  rendit,  par  un  chemin  détourné, 
dans  le  bois  qui  enlouie  lu  manoir.  Il  chercha  alors  dans  les  broussailles  rentrée 
d'un  chemin  secret  qui  conduisait  dans  les  appartemens  ;  l'ayant  trouvé,  il  s'y 
glissa,  et  arriva  justpi'au  sMon,  oii  la  comtesse  et  une  nombreuse  société  étaient 
réunies  ;  une  simple  tapisserie  les  séparait  de  lui,  et  il  entendait  parfaitement 
ions  les  discours  joveux  et  les  propos  d'orgie  que  le  vin  faisait  circuler  autour  de 
la  table  ;  il  reconnut  avec  plaisir  ,  au  son  de  voix  des  conviés  ,  qu'aucun  de  ses 
anciens  amis  n'assistait  au  banquet ,  qui  lui  parut  composé  d'une  troupe  d'ivro- 


81 

gncs  et  de  gens  sans  retenue  :  ks  uns  criaient,  les  autres  chantaient ,  d'autres 
brisaient  des  vaîcsj  enfin  le  tuniullc  paiaissait  cire  général.  En  ce  moment,  une 
voix  s'éleva  par-dessus  les  autres  ,  et  réclama  le  silence  pour  porter  une  santé  j 
le  bruit  diminua  un  peu  j  le  convive  s'écria  :  «  A  la  sauté  du  comte  Ilaoul  de 
Crécy  I  »  Comme  il   achevait  de  prononcer  la   dci'nièrc  syllabe,    la   tapisserie 
s'enlr'ouvrit,  et  un  homme  au  regard  sombre  et  aux.  vètemens  étrangers  s'avança 
lentement  au  milieu  des  convi\cs  en  disant  :  «  Merci,  messeigneurs,  j'accepte 
votre  santé,  donnez-moi  une  coupe  ,  que  je  vous  fasse  raison.  »  L'effroi  géné- 
ral que  cette  apparition  soudaine  jeta  paimi  les  convives  est  impossible  à  dé- 
crire ,  et  nul ,  comme  ou  le  pense,  n'eut  le  bras  assez  hardi  pour  présenter  une 
coupe  au  nouvel  arrivé.  «  Allons  ,    ajouta  celui-ci ,  puisque  je  n'ai  ici  de  con- 
naissance que  madame,  je  la  prierai  de  vouloir  bien  me  confier  la  sienne.  »  Et 
s'emparant  de  la  coupe  de  la  comtesse  :  «  Raoul  de  Ciécy  boit  à  votre  santé  à 
son  tour,  cria-t-il  d'une  voix  forte.  Eh  bien  I  je  suis  accouru  aussitôt  pour  vous 
faire  raison  quand  vous  avez  porté  ma  santé  j  maintenant  que  je  porte  la  vôtre 
il  n'est  personne  pour  me  répondre.  »  Et  là-dessus,  il  avala  la  coupe  tout  d'un 
trait.  «  Tous  ne  me  reconnaissez  pas    peut-être,  mes  maîtres,  sous  ces  habits 
de  captivité^  et  vous  non  plus,  madame,  vous  semhlez  ne  pas   me  reconnaîtie  • 
eh  bien!  maintenant,  dites,   me  reconnaissez-vou^  ?  »  Et  arrachant  sa  longue 
barbe  postiche  ,  et  se  dépouillant  d'un  long  manteau  qui  lui  tombait  jusque  sur 
les  pieds  ,  il  apparut  bardé  et  cuirassé  sous  son  costume  de  chevalier.  Avant  fait 
alors  un  signal ,  une  troupe  de  chevaliers  de  ses  amis  pénétra  dans  la  salle,  épée 
nue,  et   menaçant  de  s'en  servir  contre  quiconque  remuerait.  «Maintenant 
messeigneurs,  reprit  R^aoul ,  maintenant  que  le  repas  est  achevé,  je  vais  vous 
procurer  un  divertissement  pour  couronner  lafèie,  et  comme  c'est  madame  qui 
vous  traite,  il  est  juste  qu'elle  fasse  les  honneurs  jusqu'à  la  fin.  »  Et,  entraînant 
son  é[)ouse  par  le  bras,  il  la  remit  entre  les  mains  de  quatre  archers,  auxquels 
il  ordonna  de  faire  leur  devoir.  Ceux-ci  commencèrent  à  la  déshabiller   et  lors- 
qu'il ne  lui  resta  que  son  dernier  vêtement,  ils  se  munirent  chacun  d'un  paquet 
de   verges,  et  pendant  un  quart  d'heure  les  appliquèrent  sans  relâche  sur  les 
membres  de  la  comtesse.  Quand  elle  eut  subi  son  supplice  ,  le  comte  la  prit  par 
la  main,  et  la  présentant  au  siie  de  Wismes,  qui  devait  l'épouser  le  soir  même  ; 
«  Messirc  ,  dit-il ,  voici  votre  épouse  que  je  vous  piésente;  il  est  temps  de  vous 
rendre  à  l'église,  le  prêtre  vous  attend.  Vous  voyez,  ajouta-t-il,  que,  pour  mon 
arrivée,  je  vous  donne  une  fête  mémorable.  «Là-dessus,   avec   l'aide    de  ses 
amis,  il  fit  évacuer  tous  les  convives  ,  et   lorsqu'ils  furent  dans   la  cour  et  que 
le  comte  eut  été  rcv^onnu  de  tous  ses  vassaux,   ceux-ci  firent  retentir  l'air  des 
bravos  qu'ils  adrcssèrcat  au  comte  et  des  huées  dont  ils  poursuivirent  les  fugi- 

3.  G 


82 

tih'f  leurs  cris  et  leurs  imprécations  redoublèrent  encore  lorsqu'ils  aperçurent 
la  comtesse  dans  sa  tenue  humiliante,  expulsée  honteusement  du  château,  où 
elle  avait  exercé  si  long-temps  son  antorilé  despotique. 

Le  cooiteliaoul ,  réinstallé  dans  ses  domaines,  y  acheva  paisiblement  sa  car- 
rière. La  demoiselle  de  CampigneuUes  retourna  che?  ses  parens ,  qui  n'apprirent 
pas  sans  colère  l'indigne  traitement  que  le  comte  lui  avait  fait  éprouver;  mais 
comme  ils  reconnaissaient  eux-mêmes  que  sa  conduite  était  loin  d'ét;'e  exemple 
de  reproches,  et  que  d'ailleurs  la  maison  et  les  amis  du  comte  formaient  un  parti 
trop  redoutable  pour  qu'ils  n'eussent  pas  à  redouter  leur  vengeance,  ils  ne  cher- 
chèrent jamais  ouvertement  à  tirer  réparation  de  l'affront  sanglant  qu'ils 
avaient  reçu.  L.  DtLAuoDE. 


NUMISMATIQUE  DE  LA  PENSÉE. 

[Suite.) 

Dans  les  matières  de  sciences  et  de  littérature  ,  comme  dans  les  mœurs  et  dans 
les  affaires  ,  Paris  est  le  centre  commun  :  tout  part  de  ce  foyer.  Les  académies 
dictent  les  lois  de  l'opinion  et  du  goût  (1);  une  nuée  d'écrivains  publie  les  ora- 
cles dans  ses  brochures.  L'imprimerie  accueille  et  multiplie  tout  ce  qui  est  de 
débitj  l'oisive  et  ignorante  curiosité  parcourt  et  adopte  j  les  conversations  rcpè- 

(i)  L'Académie  française,  par  son  privilège  cxcluMf  sur  le  goût ,  donne  une  certaine 
uniformité  monotone  à  tous  les  genres  d'esprit.  Montaigne  nnjourdliui  ser.iil  obligé  de 
sacrifier  une  partie  de  ses  tournures  brillantes  cl  pjKoresqucs  ,  auxquelles  il  doit  le  nerf 
et  l'énergie  de  son  sljle  ,  cl  La  Fontaine  perdrait  beaucoup  de  sa  naïveté  en  renonçant, 
comme  on  l'exigerait ,  à  quelques  uns  de  ces  ■vieux  mots ,  hors  d'usage,  qu'il  emploie  si 
heureusement.  L'Allemagne  doit  l'originalilé  de  ses  écrivains  à  leur  séparalion,  qui  leur 
laisse  la  liberté  du  goût,  la  variété  des  formes,  la  marclie  hardie  cl  indépcodanlc  du 
génie. 

L'Académie  des  Sciences  exerce  le  même  dcppolisme  sur  l'opinion.  Mairan  imagina 
rhypolhése ,  au  moins  fort  étrange,  du  refroidissement  de  la  terre;  IWiiron  en  fil  l.i  base 
de  «on  système,  et  Bailly  écrivit  sérieusement ,  dans  ses  Lcllrcs  sur  l'Origine  des  Sciences  : 
k  C'c?t  une  opiuioa  qui  n'est  pas  assez  répandue.  » 


83 

tent  en  cc.bos  ;  la  capitale  est  imbne,  sans  savoir  comment,  d'une  opinion  qu'elle 
ne  connaît  pasj  les  provinces  s'en  remplissent  avec  la  môme  innocence;  et  on 
vous  dit  do  bonne  foi  :  c'est  l'opinion  générale. 

La  mode  aussi  vient  exercer  son  empire  sur  les  objets  de  l'esprit,  et  se  combine 
avec  les  mœurs  pour  produire  des  cbangemens  imperceptibles  ,  mais  importans. 
Le  grand  siècle  avait  éptiisé  tous  les  genres  de  littérature  j  il  fut  suivi  d'un  long 
repos.  Enfin  l'Esprit  des  Lois  parut.  On  y  i-emarque  tout  l'espace  que  l'esprit 
pbilosophiqiie  avait  parcouru  en  silence.  C'est  la  première  attaque  combinée  à 
la  fois  contre  les  préjugés  politiques  et  religieux,  attaque  sourde  et  timide  toute- 
fois ;  1?  p'.iilosopbie  n'y  parle  encore  qu'aux  esprits  fins.  Philosophe  gascon, 
comme  Montaigne,  l'auteur  s'enveloppe  des  éclairs  de  l'esprit;  son  épigraphe 
même  (1)  est  une  énigme  qui  avertit  le  lecteur  intelligent  :  son  livre,  dit-il ,  est 
un  enfant  né  sans  mère;  par  où  il  donne  à  entendre  qu'un  ouvrage  qui  a  le  gé- 
nie pour  père  devrait  avoir  pour  mère  la  liberté.  Montesquieu,  magistrat  du 
premier  ordre  ,  répandu  dans  le  grand  monde  ,  donnait  un  éclat  personnel  à  son 
livre.  Il  fut  généralement  lu  ,  peu  entendu  de  son  temps;  mais  on  s'en  est  bien 
servi  depuis.  Tout  ce  qui  en  resta  dans  le  monde  fut  un  certain  jargon  sur  la 
division  des  pouvoirs ,  l'admiration  du  gouvernement  anglais ,  et  quelques  traits 
hardis  contre  la  religion. 

Quelque  peu  entendu  que  fût  VEsprît  des  Lois  y  il  laissa  dans  tous  les  esprits 
un  ferment  de  licence  politique  et  religieuse,  qui  n'a  fait  que  se  développer  de 
plus  en  plus.  Les  femmes,  appelées  par  la  nature  à  juger  en  matière  de  goût  et 
de  sentiment ,  mais  invitées  par  l'amour-propre  à  ne  pas  reconnaître  de  limites, 
ne  furent  point  rebutées  par  la  sécheresse  des  objets.  Il  n'y  avait  plus  de  littéra- 
ture; il  fallut  transporter  dans  la  philosophie  le  siège  de  leur  empire;  toutes 
les  Hélènes  voulurent  être  des  Minerves  ;  tous  les  Paris  furent  des  Solons  ;  la  po- 
litique et  la  législation  devinrent  les  conversations  des  soupers.  La  liberté  du 
commerce  des  Indes,  le  système  économique  et  les  disputes  sur  le  commerce  des 
blés,  furent  ensuite  l'affaire  générale,  et  achevèrent  d'initier  le  monde  poli  dans 
l'art  du  gouvernement;  et  l'imprimerie  propagea  les  vérités ,  les  erreurs,  les 
paradoxes  et  les  sottises.  L'insurrection  des  Américains  trouva  tous  les  esprits 
préparés  par  la  théorie;  elle  gouvernement,  trop  complaisant  pour  les  rumeurs 
de  Paris  ,  qu'on  appelait  l'opinion  et  le  vœu  du  public ,  se  laissa  entraîner  dans 
celte  fatale  gueire. 

Tandis  que  le  gouverncmont  était  ainsi  mine  lentement ,  la  religion  avait  été 
attaquée  de  plus  loin.  Bacon,  génie  lumineux,  et  qui  serait  supérieur  aujour- 

(l)    rolem  sine  maire  creatam.  Otide. 

64 


84 

d'hui  même  qu'on  l'appelle  superstitieux  (1),  causa,  sans  le  vouloir,  tous  les  dé- 
sordres de  la  philosophie.  Avant  lui ,  tout  était  spéculatif,  on  voulait  deviner 
la  nature^  il  conseilla  d'abord  d'abandonner  tous  les  systèmes,  de  consulter 
l'expérience,  de  rassembler  des  faits,  et  d'attendre  qu'ils  fussent  assez  nom- 
breux pour  en  former  un  édifice  solide  et  régulier.  Sur  son  plan  de  renouvel- 
lement d'études  ,  toutes  les  branches  de  la  physique  se  sont  accrues  et  dévelop- 
pées ,  et  elles  semblent  piètes  à  toucher  le  dernier  terme. 

Dans  les  mêmes  vues,  Locke  entreprit  de  soumettre  à  l'expérience  les  phéno- 
mènes de  l'entendement  humain  ;  il  renouvela,  étendit  et  démontra  le  principe 
d'Aristote  :  que  rien  n'arrive  à  l'intelligence  qu'à  travers  les  sens  ;  et  il  abattit  la 
chimère  des  idées  innées,  qui ,  jusque  là ,  avaient  prévalu  dans  l'école.  Les  dé- 
couvertes de  Locke  sont  justes,  mais  elles  sont  incomplètes;  il  n'a  considéré 
l'àmc  que  comme  principe  intelligent;  il  a  créé  la  métliaphysique  des  idées. 
Condillac  et  les  autres  métaphysiciens  ont  suivi  la  même  carrière.  Enchérissant 
sur  Locke,  ils  ont  fini  par  rendre  au  moins  problématique  l'existence  de  l'âme; 
les  phvsiciens  se  sont  saisis  du  terrain  abandonné,  et  ont  fait  prévaloir,  parmi 
les  savans,  le  système  matérialiste. 

Le  matérialisme  est  ainsi  devenu  l'opinion  générale  de  tous  ceux  qui  n'ont 
point  d'opinion,  parce  qu'il  est  l'erreur  ou  le  préjugé  de  ceux  qui  font  la  loi 
aux  esprits,  et  que  l'affaissement  des  mœurs  lui  a  préparé  un  accueil  favorable. 

Qu'est-ce  qu'une  nation  savante?  c'est  une  nation  qui  a  des  savans  ,  des  dé- 
pôts et  des  monumens  de  la  science;  tous  les  trésors  de  l'esprit  humain  sont  là. 
Mais  il  n'y  a  en  circulation  que  les  idées  courantes,  papier  de  confiance,  comme 
les  biink-notes.  Il  résulte  dos  livres  une  certaine  vapeur  d'opinion  publique 
dont  la  généralité  des  hommes  est  imbue  sans  s'en  apercevoir,  comme  de  l'air 
rcspirable.  Cependant  la  conviction  n'entraînerait  pas  des  effets  plus  certains; 
et  voilà  pourtant  comme  l'opinion  est  la  reine  du  monde. 

Quelle  est  donc  cette  espèce  de  magicien  qui  peut  créer  à  son  gré  des  formes 
nouvelles  à  l'esprit  humain  ,  le  rendre  fier  et  sensible  sous  Louis  XIV,  froid  et 
raisonneur  sous  Louis  XV,  révolutionnaire  sous  Louis  XVI? 

Depuis  que  les  éludes  sont  devenues  vulgaires  ,  l'instruction  n'a  pas  été  prise 
sur  la  mesure  de  la  pi'ofession  ;  il  s'est  élevé  une  foule  d'hommes  qui  avaii'nt 
échangé  leur  éiat  contre  leur  esprit  :  avec  des  talens  ,  mais  point  d'enqjloi ,  ils 
restent  vacans  et  hors-d'œuvrc  dans  h^monde.  C;ipilalistes  de  la  pensée,  par 
le  luxe  Je  l'esprit,  comme  les  capitalistes    du  numéraire  le  sont  par  le  luxe 

(i)  C'est  la  qualiGcalioa  que  lui  donne  M.  Waigcoa,  riidacleur  de  lu  parlic  philoso- 
phique de  l' Encyclopédie. 


85 

des  richessoe,  ils  n'ont  tous  dans  le  cœur  que  lours  capitaux.  L'inquiétude  des  uns 
pour  leurs  créances ,  l'activilé  dos  autres  à  chercher  place  dans  une  vieille  so- 
cittë  où  toutes  les  places  sont  prises  (1},  voilà  un  ferment  de  révolution  qui  ne 
manquera  jamais  à  une  nation  savante  et  endettée.  L'imprimerie,  traitée  en 
commerce ,  n'est  plus  qu'une  fabrique  indifférente  de  vice  ou  de  vertu  ,  et  les 
auteurs,  devenus  multitude,  ne  sont  plus  que  des  artisans  qui  travaillent  sui- 
vant les  commandes.  Comment  le  peuple  participerait-il  aux  lumières?  Il  n'est 
susceptible  que  de  passions  ;  partout  le  bas  peuple  a  moins  d'idées  que  les  sau- 
vaffcs.  Une  nation  policée  n'a  qu'une  superficie  brillante;  elle  recèle  dans  son 
sein  les  Gotlis  et  les  Vandales,  toujours  prêts  à  faire  irruption  s'ils  ne  sont  com- 
primés par  lepjOuvcrnement.  Le  ressort  est-il  brisé,  v^  is  voyez  toutes  les  passions 
féroces  se  répandre  en  brigandages.  Le  peuple  ne  peut  que  sentir  j  il  n'a  ni  le 
loisir,  ni  les  moyens  de  penser.  Dans  les  campagnes ,  il  est  plus  près  de  la  na- 
ture et  de  l'innocence;  son  ignorance  n'est  que  simplicité,  c'est  celle  de  l'en- 
fonce. En  effet,  l'enfant  est  un  homme  qui  ignore  encore  :  le  peuple  est  un 
amas  d'hommes  qui  ignoreront  toujours.  Mais  la  populace  des  villes  est  la  der- 
nière lie  de  l'espèce  humaine;  ses  passions  sont  grossières,  brtitales  et  dégéné- 
rées :  elle  ne  connaît  l'amour  que  par  la  débauche,  l'araour-proprc  que  par 
l'envie  et  la  cupidité.  /^ 

S'il  perce  jusqu'au  peuple  une  partie  de  cette  vapeur  d'opinion  publique  dont 
nous  avons  parlé,  c'est  une  mofette  qui  l'empoisonne.  Il  se  dépouille  de  toute 
moralité;  l'astuce  et  la  fraude  remplacent  la  simplicité;  il  perd  sa  religion  ,  et 
avec  elle  les  consolations,  les  dédommagemens,  et  ce  vaste  et  inaliénable  patri- 
moine de  l'homme,  l'espérance;  mécontent  du  présent,  sans  attente  de  l'avenir, 
il  ne  lui  reste  qu'un  désespoir  sourd,  germe  secret  de  tous  les  crimes.  La  religion 
est  la  seule  philosophie  de  l'homme  écU.iré  ;  elle  est  la  seule  sagesse  du  peuple  : 
pour  Is  premier,  elle  offie  des  mesures  à  toutes  les  profondeurs,  depuis  le  bien- 
heureux Labre  jusqu'à  Newton  ;  elle  seule  répond  à  tous  lessentimeus  de  l'àme  : 

(»)  J.-J.  Rou5se.Ta  nous  apprend  lui-même ,  qu'après  aToir  été  apprenti  graveur,  puis 
laquais  dans  trois  maisons,  son  dernier  maître,  l'abbé  de  Solar,  s'étanl  amusé  à  lui  ap- 
prendre le  laliu  et  quelque  lilléraline  ,  il  quitta  ces  basses  professions  pour  faire  le  mé- 
tier de  philosophe.  Voilà  d'où  est  sorti  le  Discours  sur  l'inégalité  des  conditions ,  le  Contrat 
social,  et  voilà  où  il  avait  pris  la  morosité  de  Diogène.  Voyez  les  Confessions  de  J.-J.  lious~ 
seau.  D'Aleuibert ,  né  sans  père  ni  mère,  élevé  par  la  bienfaisance,  ne  se  trouvait  pas 
satirHiIt  de  l'empire  des  deux  Académies,  et  de  la  considération  attachée  à  l'esprit  et  aux 
lalcns.  Sou  humeur  chagrine  perce  dans  toutes  ses  correspondances.  Ce  qu'il  ne  peut 
a«oir  est  ce  qu'il  envie  ;  le  reste  ne  lui  est  rien  ;  il  est  l'ennemi  de  la  sooiété,  comme  Boi' 
leau  fut  celui  des  femmes. 


86 

pour  le  second,  elle  est  le  seul  guide  infaillible  de  l'ignorance,  le  seul  garant 
de  l'innocence,  le  seul  dédommagement  du  faible,  du  pauvre  et  du  mallieurcux. 
Le  siècle  du  magnétisme  animal,  des  ballons,  de  la  libellé  et  de  l'ép,alité,  était 
fait  pour  produire  des  choses  extraoïdiiiaiies  ;  et  qu'on  ne  pense  pas  que  je 
veuille  fronder  mon  temps.  Je  suis,  en  secret,  fort  partisan  du  magnétisme  ani- 
mal ,  et  je  n'ai  jamais  vu  un  de  mes  semblables,  nageant  dans  les  airs  à  trente 
mille  pieds  au-dessus  de  ma  tête,  que  je  n'aie  éprouvé  une  émotion  très  vive,  un 
sentiment  de  crainte  et  d'admiration.  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  manquait  à  tous  les 
peuples  un  moyen  de  se  communiquer  facilement  leurs  pensées;  depuis  la  con- 
fusion des  langues,  à  la  tour  de  Babel ,  on  devait  en  sentir  la  nécessité;  enfin  , 
l'on  nous  donna  une  pasi^rapliie. 

Ce  mot,  venu  de  Grèce  en  France  ,  veut  dire  le  grand  art ,  ou  l'art  par  excel- 
lence ,  car  il  veut  dire  l'écriture  universelle,  et  l'on  sent  assez  l'utilité  d'une 
pareille  découverte  :  le  Chinois  et  le  Turc,  l'habitant  de  la  Aéwa,  celui  du  Tage, 
de  l'Elbe  ou  de  la  Seine,  devaient  s'entendre  et  se  répondre  ,  sans  savoir  leurs 
langues  réciproques,  avec  un  petit  bout  de  crayon  et  leur  pocket-pasigraphe  ; 
ils  devaient  finir  toutes  leurs  affaires  comme  compatriotes,  sans  truchement  ni 
interprètes;  quel  avantage  pour  le  commerce,  pour  les  sciences  et  pour  les 
vovageurs!  Quel  bienfait  pour  l'humanité  entière,  qui  ,  jusqu'ici ,  désunie  et 
morcelée  par  la  diversité  des  langages  ,  allait  se  trouver  tout  d'un  coup  fondue, 
pour  ainsi  dire,  dans  le  même  moule!  Un  mur  d'airain  séparait  les  nations,  il 
va  s'abattre  :  l'homme  ne  sera  plus  si  ennemi  de  l'homme  dès  qu'on  poin-ra 
s'expliquer  et  se  faire  entendre.  Combien  de  gens  n'ai-je  pas  vu  se  haïr  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  uniquement  parce  qu'ils  ne  se  compienaient  pas  î  Et, 
il  faut  en  convenir,  l'animal  caressant  qui  nous  suit  et  qui  ne  communiqué 
avec  nous  que  par  ses  cris  inarticulés ,  le  chien  est  moins  étranger  à  l'homme 
qu'un  autre  homme  qui  ne  parle  pas  la  môme  langue.  Concluons  donc  qu'une 
pasigraphie  serait  d'un  merveilleux  secours  sur  la  terre. 

M.  de  Memieux  nous  promettait  ce  secours  au  moyen  de  douze  caractères, 
qu'on  apprenait  à  connaître  et  à  former  en  douze  heures.  Cette  extrême  simpli- 
cité méritait  toute  l'attention  des  philosophes  ,  et  faisait  pressentir  dans  l'auieur 
un  esprit  très  philosophique.  Cependant  quelle  devait  être  la  nature  de  ces 
douze  caractères  (car  peu  importe  leur  forme)?  seront  ils  alphabétiques,  ou  se- 
ront-ils des  espèces  d'hiéroglyphes ,  exprimant  toute  une  idée,  comme  il  en  est 
des  caractères  d'écriture  chinoise. 

S'il  est  question  d'un  alphabet,  certes  le  secret  n'est  pas  rare;  s'il  est  ques- 
tion d'hiéroglyphes,  il  est  difficile  de  comprendre  comment  douze  idées  pre- 


87 

niièrcs  et  leurs  douze  signes  représentatifs  pourront  suffire  à  toutes  les  combi- 
naisons. 

Dans  l'un  et  l'autre  cas ,  c'est  une  langue  nouvelle  qu'il  s'agit  d'apprendre  et 
qu'on  espère  faire  adopter  à  toutes  les  nations.  On  dit  à  un  Portugais  :  quand 
vous  voudrez  écrire  vaisseau,  faites  un  tel  caractère,  une  croix,  par  exemple  j 
on  en  dit  autant  à  un  Indien  ,  et  quand  ces  deux  hommes  se  rencontrent,  s'ils 
tracent  une  croixsurleurs  tablettes,  ils  comprendront  tous  deux  qu'il  s'agit  d'un 
vaisseau  ,  et  ainsi  du  reste.  Sans  aller  chercher  si  loin,  je  dirais  au  Portugais  et 
à  l'Indien  :  écrivez  tous  deux  navis  ,  et  vous  vous  entendrez  de  même;  en  un 
mot ,  je  dirais  à  tous  les  peuples  de  la  terre  :  apprenez  tous  également  le  latin , 
ou  telle  antre  langue,  et  vous  vous  communiquerez  d'abord  tous. 

C'est  ainsi  que  toutes  les  nations  qui  ont  adopté  les  chiffres  arabes  peuvent  se 
communiquer  facilement  toutes  les  idées  de  nombres  et  de  combinaisou  dénom- 
bres, malgré  la  différence  de  leurs  langages.  Qu'un  Français  voie  un  Allemand 
écrire  234  ,  ils  auront  tous  deux  la  perception  du  même  objet ,  et  s'entendront 
parfaitement,  quoique  l'un  dise  deux  cent  trente-quatre,  et  l'autre  zwey- 
lutndert-vicr-und-dreisig.  Que  l'Allemand  continue  à  écrire  des  nombres  et  à 
faire  les  opérations  les  plus  compliquées,  le  Français  le  suivra  et  le  comprendra 
sans  peine.  Les  algébristcs  de  toutes  les  nations  entendront,  au  premier  coup 
d'oeil,  tous  les  calculs  algébriques  écrits  par  des  gens  d'un  autre  idiome.  Il  en  est 
de  même  pour  les  signes  de  la  pharmacie,  de  l'ancienne  chimie ,  de  l'astronomie, 
de  la  musique.  Qu'on  rassemble  dans  un  orchestre  des  Italiens,  des  Anglais,  des 
Français,  des  Allomands,  qui  ne  se  soient  jamais  vus  ,  et  qu'on  leur  distribue  les 
parties  d'une  même  symphonie  ,  ils  vont,  en  l'exécutant ,  vous  prouver  que  , 
malgré  la  différence  des  langues,  la  pasigraphie  musicale  leur  représente  à  tous 
les  mêmes  idées  ;  mais ,  dans  tous  ces  cas  d'arithmétique  ,  d'algèbre,  de  musi- 
que, etc. ,  il  est  évident  que  ce  n'est  qu'une  langue  commune  qu'on  a  persuadé 
à  tous  d'apprendre  au  préalable,  et  dès  lors  le  miracle  disparaît. 

Considérée  sous  l'aspect  de  langue  universelle,  la  pasigraphie  est  donc  une 
pure  charlatanerie;  mais  il  est  un  autre  point  de  vue  sous  lequel  on  peut  l'en- 
visager: c'est  comme  langue  philosophique,  mieux  faite  que  tous  nos  anciens 
langages,  fruits  du  hasard,  du  caprice,  et  souvent  de  l'ignorance.  Il  n'est  pas 
douteux  qu'un  métapliysicien  profond  ,  travaillant  à  loisir  dans  son  cabinet,  et 
modelant  toutes  les  expressions  sur  le  type  des  idées  primordiales  ,  ne  parvienne 
à  faire  une  langue  plus  simple  et  supérieure,  à  tous  égards,  à  celles  que  nous 
parlons.  Ce  serait  bien  celle  alors  que  nous  aurions  à  conseiller  aux  différentes 
nations,  si  elles  consentaient  à  abandonner  leur  langue  maternellp  pour  en 
adopter  une  commune  à  toutes;  mais  cette  langue,  toute  parfaite  qu'elle  serait, 


88 

ne  serait  nullement  universelle  par  sa  nature.  On  aurait  toujours  tort  de  dire 
vous,  en  écrivant  portugais,  et  vous,  en  écrivant  indien  :  sculoniont  ,  avec  d'au- 
tres caractères,  vous  allez  vous  entendre.  11  faudrait  leur  diie:  appi-cncz  tous 
deux  la  langue  philosophique,  ou  la  pasigraphie,  et  vous  vous  entendrez. 

Tout  l'échafaudage  de  la  prétondue  découverte  se  réduisait  donc  à' proposer 
une  nouvelle  langue  ,  plus  simple,  mieux  établie  sur  la  génération  de  nos  idées, 
et  qui,  par-là,  convienne  mieux  que  toute  autre  pour  devenir  la  langue  univer- 
selle, si  tant  est  qu'on  puisse  jamais  en  introduire  une. 

Mais  cette  proposition  n'est  nullement  nouvelle  j  elle  n'est  donc  point  une 
découverte,  et  elle  a  déjà  été  faite  par  quclcpies  esprits  du  premier  ordre,  qui  n'y 
ont  gagné  que  le  nom  d'ingénieux  inventeurs,  sans  la  faire  goûter  à  personne. 

Une  bonne  histoire  de  la  pasigraphie  ne  serait  point  un  ouvrage  inutile  ni  très 
aisé  à  faire.  Les  matériaux  s'en  trouvent  épars  dans  une  foule  de  livres  rares', 
difficiles  à  rassembler;  oti  v  verrait  quels  efforts  l'on  a  employés  jusqu'ici  pour 
astreindre  le  langage  humain  à  des  règles  générales  et  sûics  •  quels  sont  les  prin- 
cipes déjà  posés  ,  quels  sont  les  progiès  que  l'art  a  fiits  dans  ([Uihpies  têtes  phi- 
losophiques. Nous  jugerions  à  quel  point  le  nouveau  pasigrapiie  s'est  servi  ou 
s'est  écarté  des  idées  de  ses  prédécesseurs;  nous  ne  pouvons  offrir  de  cette  his- 
toire que  quelques  traits  isolés. 

On  sait  que  Bacon-Verulam  a  embrassé  presque  toutes  les  connaissances  hu- 
maines ,  a  vu  presque  tout  ce  qui  manquait  à  leur  entier  système,  a  pressenti 
presque  toutes  les  découvertes  fuites  après  lui.  Il  a  jeté  les  fondemens  d'une  ency- 
clopédie, il  a  été  tout  près  de  la  physique  expérimentale,   de  la  pesante  nrdc 
l'air,  etc.  Ouvrons  scm  livre  c/u  P/rgrès  des  Sciences;  lisons  le  chapitre  intitule 
de  l' Instrument  du  Discours,  et  nous  y   trouverons  l'idée  d'une  pasigrapiiie. 
«On  pourrait  inventer  tels  signes,  dit-il,  pour  f.iire  part  à  autrui  de  ses  pensées, 
que  les  gens  de  langage  différent  puniraient  s'entendre  à  ce  moyen  ,    et   que 
chacun  lirait  tout  courant  en  sa  langue  maternelle  un  livre  qui  serait  écrit  en 
une  autre.  »  Mais  Bacon  n'a  point  eu  la  pensée  de  se  borner  à  douze  caractères; 
il  en  exige,   au  contraire,   un   très  grand  nombre,  et  positivement  autant  qui; 
de  mots  racines.  Il  réclame  là-dessus  l'exemple    des   Chinois:   «  Et  quoique, 
ojoute-t-il ,  notre  alphabet  paraisse  plus  commode  que  celte  autie  manière  d'é- 
crire, cependant  la  chose  en  soi  mérite  bien  quelque  attention.  Il  est  ici  ques- 
tion d'une  numismatique  de  la  pensée,  et  comme  on  peut  frapper  de  la  moiniaic 
d'autre  matière  que  d'or  ou  d'ar{jent,  il  est  possible  aussi  de  trouver  d'autres 
signes  des  choses  que  les  lettres  et  les  mots.  » 

Descartes  discute  quelque  part  (1)  l'invention  d'un  Français  qu'il  ne  nomme 

(i)  Pant  sa  troisième  lettre  au  père  Mcrscnne. 


89 

peint ,  et  oui,  au  moyen  d'une  certaine  langue  et  d'une  écriture  artificielle,  pré- 
tendait coniprcndio  tous  les  différcns  idiomes.  Il  remarque,  à  ce  sujet,  quM  sé- 
rail trôs  possible  de  se  faire  une  grammaire  courte  et  d'un  usage  commode,  avec 
des  signes  généraux  qui  donneraient  l'intelligence  de  toutes  les  langues  étran- 
gères. Voilà  di'jà  deux  ouvertures  sur  l'art  pasigraphique;  mais  nous  allons  voir 
du  plus  po^itil. 

En  1G61,  Jean  Joaclum  Bêcher  fit  imprimer  un  in-folio  latin  portant  pour 
litre:  Caractères  pour  la  Connaissance  unwerselle  des  Langues;  invention 
steganographifjue  inouïe  jusqu'à  présent.  Cette  invention  inouïe  n'est  autre 
chose  que  ce  qui  fut  annoncé  à  la  fin  du  dernier  siècle ,  sous  le  nom  de  pasigra- 
plîie;  c'est  un  movcn  de  se  faire  comprendre  par  tous  les  étrangers  en  écrivant 
dans  sa  propre  langue,  et  de  les  comprendre  dans  la  leur.  C'était  vraiment  alors 
une  chose  inouïe,  car  Bêcher  étant  le  premier  qui  ait  donné  sur  cet  art  un  traité 
complet ,  peut  en  passer  pour  l'inventeur.  Il  met  d'abord  en  avant  des  observa- 
tions très  délicates  et  très  intéressantes  sur  la  grammaire  générale  et  sur  les  rap- 
ports fondamentaux  de  toutes  les  langues  entre  elles.  Il  donne  un  savant  tableau 
comparatif  des  rapports  et  de  l'harmonie  du  latin,  du  grec,  de  l'hébreu,  de 
l'arabe,  de  l'csckvon,  du  français  et  de  l'allemand.  Ce  travail  ne  peut  être  assez 
estimé,  et,  sans  doute,  il  n'a  pas  été  inconnu  à  l'auteur  du  Monde  primitif'. 
Suit  un  d  ctionnaire  latin,  où  chaque  mot  correspond  à  un  nombre  d'un  ou  plu- 
sieurs chiffres  arabes,  et  tout -à-fait  arbitraires;  chaque  nombre  doit  dans  toutes 
les  langues  être  le  même  pour  chaque  mot  correspondant  ;  il  ne  s'agit  que  de 
faire  pour  chacune  un  dictionnaire  tel  qu'il  se  trouve  pour  le  latin.  En  outre,  il 
y  a  une  table  des  déclinaisons  et  des  conjugaisons,  qui,  pour  tous  les  cas,  modes, 
temps  ou  personnes  ,  offre  aussi  des  nombres  déterminés.  Au  moyen  de  tout 
cela,  (iii'iui  Français  veuille  écrire  à  un  Allemand  ,  par  exemple  la  phrase  qui 
suit  :  La  guerre  est  un  grand  mal;  il  cherche  dans  son  index,  guerre,  cire,  grand, 
mal,  et  il  écrit  les  uombies  correspondans  : 

1),  33,  ^7,  68. 
On  le  comprendrait  là-dessus:  mais  pour  ne  rien  laisser  de  louche,  il  dit  : 
guerre  est  au  nominatif,  et  il  trouve  pour  caractéristique  du  nominatif  le 
chiffre  1  ;  est  se  trouve  la  troisième  personne  du  singulier  de  l'indicatif  présent  : 
la  caractéristique  15  ;  à  grand  et  à  mal  convient  encore  le  chiffre  1  du  nomina- 
tif; il  écrira  donc  : 

1.^.  1.  j  33.  15.  I  67.  1.  I  G8.  1.  ] 
en  séparant  par  de  petites  barres  verticales,  ])our  éviter  la  confusion. On  sent 
par  quelle  méthode  inverse  l'Allemand  trouvera  dans  ses  tables  les  mots  désignés 
par  les  chiffres ,  et  formera  facilemçnt  :  der  kriegist  ein  grosses  nçbel. 


90 

Cette  invention  de  Bêcher,  qui  est  pour  les  langues  à  peu  près  ce  que  l'alj^èbrc 
est  pour  l'arithmétique,  n'a  pas  dû  lui  coûter  un  grand  effort  d'imagiiiativo,  et  elle 
se  réduit  évidemment,  comme  je  l'ai  dit  de  toute  pasigraphie,  à  apprendre  une 
nouvelle  langue,  ou  à  porter  sur  soi  un  dictiounairc.  Elle  est,  du  reste,  assez 
simple,  et  peu  d'heures  d'exercice  mettront  à  même  d'en  faire  un  usage  facile. 
Si  quelque  lecteur  était  curieux  d'en  voir  plus  d'applications  ,  il  pourrait  recou- 
rir a  l'ouvrage  latin  de  Sturm  :  Essais  d'expériences  curieuses. 

La  même  année,  un  Anglais,  George  Dalgaru ,  fit  paraître  ,  à  Londres,  un 
ouvrage  dont  le  titre,  assez  long,  suffit  pour  faire  connaître  le  but  :  Art  des 
Signes,  ou  Caractères  universels  et  Langue  philosophique ,  au  moyen  de  laquelle 
les  hommes  d'idiomes  les  plus  divers ,  pourront,  dans  l'espace  de  deux  semai- 
nes, apprendre  à  se  coninniniguer.  soit  de  bouche,  soit  par  écrit ,  toutes  leurs 
pensées ,  aussi  intelligiblement  que  dans  leur  langue  maternelle.  En  outre,  les 
jeunes  gens  j-  pourront  apprendre  les  principes  de  la  philosophie  et  la  pratique 
delà  vraie  logique, plus  vite  et  plus  facilement  que^dans  les  écrits  philosophiques 
ordinaires.  Le  livre  do  Dalgaru  est  écrit  en  latin  -,  Becman  l'accuse  d'un  pédan- 
lisme  outré.  Je  ne  sais  si  cet  ouvrage  est  commun  dans  !a  patrie  de  l'auteur, 
mais  hors  d'Angleterre  il  est  fort  rare.  Ses  caractères  étaient  aussi  des  chiffres. 

Joachin  Frisichius ,  professeur  au  gymnase  de  Riga  ,  s'est  occupé  d'un  travail 
tout  pareil,  d'introduire  une  langue  naturelle,  rationnelle,  universelle,  dont 
quelques  feuilles  imprimées  à  Thorn,  en  1681,  peuvent  donner  une  idée.  La 
mort  de  l'auteur  vint  interrompre  son  travail.  Il  voulait  appeler  sa  nouvelle 
langue,  ludovicée,  en  l'honneur  de  Louis  XIV,  sous  les  auspices  duquel  il  tra- 
vaillait ,  et  qui  étendait  ses  bienfaits  sur  les  savans  de  toutes  les  contrées. 

Les  amateurs  de  recherches  trouvent  encore  quelque  chose  de  tout  semblable 
dans  un  volume  in-folio  publié  à  Rome,  en  1G65,  parle  célèbre  mathématicien 
AthanaseKircher  ,  et  qui  porte  pour  titre  :  Polygraphie  nouvelle  et  universelle 
déduite  de  l'art  combinatoire ,  et  par  le  moyen  de  laquelle  ,  dit  Morhoff  (  Po- 
lyhistor,  livre  2  ,  ch.  5  ),  celui  qui  n'entend  qu'une  seule  langue  peut  communi- 
quer par  écrit  avec  toutes  les  nations  de  la  terre. 

Il  serait  peut-être  injuste  de  passer  ici  sous  silence  le  travail  peu  connu  du 
P.  Bcrnicr,  jésuite,  qui.  dans  un  livre  intitulé  la  Réunion  des  Langues,  ou  Y ^rt 
de  les  apprendre  toutes  par  une  seule ,  imprime  à  Paris  en  1074,  a  donné  plu- 
sieurs vues  qui  conduisent  droit  à  une  pasigraphie. 

L'ouvrage  de  tous,  peut-être,  le  plus  remarquable  sur  cette  matière,  est  dû  à 
l'évêqiie  Wi!kins,bpau-ficrc  de  Cromwell  :  c'est  V Essai  sur  le  caracicre  réel  et 
sur  le  langage  philosophique  (  Londres  ,  U'iCtH);  il  est  divisé  en  quatre  parties  : 
1°  Considérations  sur  les  diverses  langues ,  sur  les  défauts,  les  imperfections  de 


91 

chacune  ,  et  dont  devrait  être  exempte  une  langue  pliilosopliique  j  2°  Recher- 
ches philosophiques  de] toutes  les  choses  et  pensées  auxquelles  il  convient  d'assi- 
gner un  nom  propi-c  ;  3°  science  organique  de  la  grammaire  naturelle,  moyen  né- 
cessaire pour  la  icpic's!  ntalion  des  idées  simples  dans  le  discours  ;  4°  Manière 
d'appliquer  les  règles  générales  aux  différentes  sortes  de  caractères  et  de  lan- 
gages; etc.  Ce  court  aperçu  fait  assez  sentir  l'importance  du  livre  de  John  WiU 
kins. 

L'auteur,  dans  un  appendice,  démontre  l'utilité  d'une  manière  d'écrire,  nOQ 
alphabétique,  mais  consistant  eu  signes  qui  expi'imeraient  toutes  les  idées  prin- 
cipales, et  les  autres  ensuite  par  de  petits  traits,  qu'on  y  ajouterait  ,  à  angles 
droits  ,  aigus  ou  obtus  ,  à  droite  ou  à  gauche ,  etc.  Idées  principales ,  et  comme 
chefs  d'espèces  ,  il  n'en  admet  que  quarante ,  sous  lesquelles  il  range  toutes  les 
autres,  et  dont  il  forme  aussi  des  espèces  de  catégories. 

Sa  nouvelle  langue  devait  donner  une  grande  facilité,  de  nouvelles  ouver- 
tures au  raisonnement ,  aux  sciences ,  et  un  écolier  y  faire  plus  de  progrès  en  un 
mois  que  dans  le  latin  en  plusieurs  années  (1"). 

Après  tant  d'essais,  plus  ou  moins  philosophiques,  plus  ou  moins  approchant 
de  la  perfection,  et  d'autres  peut-être  encore  que  nous  ne  connaissons  point, 
que  n'a  pas  fait  le  célèbre  Leibnitz  pour  l'introduction  d'une  pasigraphie  ?  Son 
histoire  et  développement  d'une  lan  gue  caractéristique  et  universelle  (2)  est 
dans  toutes  les  bibliothèques  ;  Leibnitz  donnait,  et  avec  raison,  sa  langue  caracté- 
ristique universelle  pour  l'art  d'inventer  et  de  juger.  Il  était  persuadé  qu'on 
pouvait  former  un  alphabet,  et  de  cet  alphabet  des  mots  tels  que  la  langue  qui 
en  résulterait  donnerait  à  toutes  les  sciences  la  précision  mathématique.  «  Les 
hommes  acquerraient  par  là,  disait-il ,  comme  un  nouvel  organe  qui  renfor- 
cerait leurs  facultés  morales  ,  ainsi  que  la  lentille  du  microscope  augmente  les 
forces  de  l'œil.  La  boussole  n'est  pas  d'un  usage  plus  précieux  pour  le  naviga- 
teur, que  ne  le  serait  cette  langue  philosophique  pour  celui  qui  s'embarque  sur 
la  mer,  aujourd'nui  si  périlleuse,  de  l'expérience  et  du  raisonnement.  » 

Il  ne  faut  pas  oublier  la  méthode  ingénieuse  de  l'abbé  de  l'Epée,  qui ,  à  l'aide 

(i)  L'écriture  chinoise,  qui  est  une  sorte  de  pasigrnphie  fort  compliquée  ,  a  donné  à 
deux  savans  lidée  d'en  former  une  plus  simple  ;  l'un  est  Caïamatl ,  dans  son  Apparat 
philosophique,  page  128  ,  et  l'autre  Audré  Muller  Grciffcnbi" ,  dans  sa  Clé  chinoise.  Ce 
deruitr  ptoincllail  deuseigtier  à  des  fenimcs  et  à  des  enfans,  dans  l'espace  de  peu 
de  jours,  une  sorle  décnluro  qui  leur  rendrait  inlclligiblcs  toutes  les  diverses 
langues. 

(2)  Ilistoria  et  Coinmentalio  linguœ  caractericœ  universalis,  quce  simul  sit  ars  inveniencU 
etjudicandi.  Œuvres  philosophiques  latines  et  françaises^  de  Leibuilz  ,  données  par  Raspc. 


92 

dos  mêmes  gestes ,  dictait  à  ses  sourds  et  muets  des  discours  qu'ils  écrivaient 
également  en  quatre  langues.  Assurément ,  rien  ne  ressemble  plus  que  ces 
gestes  à  une  vraie  pasigrapliie. 

L'abbé  de  Condiilac  ,  métaphysicien  subtil,  surtout  lorsqu'il  s'agit  du  lan- 
gage humain,  n'en  a  pas  négligé  les  signes  et  les  caiaclèrcs.  Dans  son  Art  de 
penser,  dans  son  Art  d'écrire,  et  plus  particulièrement  encore  dans  sa  Logique, 
il  a  fait  sentir  les  avantages  d'une  langue  philosophique  qui  procéderait  parfai- 
tement dans  l'ordre  des  idées,  et  dont  les  signes  seraient  les  plus  simples  et  les 
plus  analytiques.  Il  réduit  expressément  l'étude  de  toutes  les  sciences  à  l'élude 
d'une  langue  bien  faite,  et  cite  pour  exemple  l'algèbre,  dans  les  scionccs  mathé- 
matiques. 

ForX  de  tant  de  secours  ,  sontenu  par  les  recherches  de  tant  de  prédécesseurs, 
sans  doute  il  était  facile  à  M.  de  Mémieux  de  concevoir  et  d'cxéculcr  l'idée  d'une 
pasigraphic.  Pour  juger  en  quoi  il  est  inventeur,  et  distinguer  ce  qui  lui  ap- 
partietit  uniquement,  il  faudrait  feuilleter  et  comparer  sans  cesse  son  tiavail 
avec  tous  les  ouvrages  que  nous  venons  d'indiquer ,  et  sans  doute  avec  bien 
d'autres  encore  qui  ont  pu  nous  échapper. 

Le  nouvel  auteur  n'a  pas  été  plus  heureux  que  Bêcher,  Kircher,  Wilkins  et 
Leibnilz.  Il  était  difficile  de  persuader  à  toutes  les  nations  d'apprendre  la  nou- 
velle langue  qu'il  proposait. Quoi  qu'd  en  soit,  une  pasigraphie  s'établira  quelqiie 
jotir,  il  faut  l'espérer.  Dans  ces  siècles  de  paix  ,  de  loisir  et  d'union  que  nous  a 
fait  entrevoir  Kant(l),les  hommes  n'auront  lien  de  mieux  à  faire  que  de 
peifectionticr  leur  langage  ,  d'écouter  la  voix  des  philosophes  qui  leur  en  pro- 
poseront un  plus  convenable.  S'il  n'est  paa  adaiis  par  les  dernières  classes  de 
toutes  les  so(  iétés,  au  moins  il  deviendra  la  langue  savante  de  toute  la  terre. 
Là-dessus  j'ose  fonder  un  espoir  consolant  qui  rassure  l'esprit  effrayé  do 
l'épouvantable  déluge  délivres  qui  maintenant  nous  inonde.  On  traduira  dans 
la  langue  savante  ceux  seulement  qui  en  vaudront  le  peine;  ce  sera  la  plus 
salutaire  des  épurations;  le  reste  ira  chaufferies  bains.  Philosophes  ,  savans  , 
auteurs  de  toutes  les  classes,  écrivez  du  bon  ,  et  soyez  certains  que  vos  œuvres, 
aussi  bien  que  votre  nom,  échapperont  à  l'oubli,  au  moyen  de  l'instrument 
pasigraphique.  En  attendant  cette  grande  épocjue ,  une  des  langues  en  usage 
aujourd'hui,  une  do  celles  qui  sont  les  plus  imparfaites,  à  bien  des  égards  , 
acquiert  tous  les  jours  phis  d'universalité;  et,  malgré  les  souverains  ,  qui  peu- 
vent en  craindre  l'innuence;  malgré  les   peuples,  qni  tiennent   à  leur  vieilles 

(i)  Nous  donnerons  la  tiaduclion  de  l'ouvrage  de  co  philosophe,  inlilulo  :  Idée  déco 
rjM  pourrait  être  une  flistoiro  universelie  ,  ctc, 


93 

habitudes ,  le  français  devient  déplus  en  plus,  et  chaque  jour,  la  vraie  pasigra- 
pliic  de  l'Europe. 

AuGuis,  députe. 


LA  PRISON  ARDENTE. 


Tenise  I  A  ce  mot  les  cheveux  de  l'éditeur  se  dressent  sur  sa  tète,  la  plume 
du  critique  tressaille  d'effroi,  l'encre  s'échappe  en  flots  troublés  de  son  écritoire 
d'arf;cnt.  L'écho  de  cent  histoires  tragiques  résonne  à  son  oreille;  gondoles,  mas- 
ques rouges,  poignards,  capuchons,  torturas  et  prison,  remplissent  son  imagina- 
tion de  mille  scènes  confuses.  Plût  à  Dieu  que  cette  Cybèle  des  mers,  en  sortant 
de  l'Océan  ,  eût  laissé  au  fond  tous  ses  historiens!  Mais  ,  venons  au  fait. 

«  Tu  dis  vrai ,  mon  fils,  il  y  aura  demain  ,  dans  cet  orgueilleux  palais,  des 
festins  ,  des  concerts  et  des  fêtes  ;  mais  par  les  ailes  du  lion  1...  »  Le  vieux  Car- 
ruchio  s'arrêta  tout-à-coup,  en  fixant  ses  regards  attentifs  sur  les  blanchos 
tours  du  palais  Morentali. 

«  Le  duc  ,  mon  maître  ,  est  galant  et  magnifique ,  mon  père  ;  je  sais  qu'il  a 
fait  jjIus  d'une  extravagance.  Souvent,  tandis  que  je  conduisais  sa  gondole,  je 
l'ai  vu  suivre  du  regard  d(^s  groupes  de  jolies  femmes,  comme  si... 

»  —  Le  silence  ,  mon  fils,  conviendrait  mieux  à  un  serviteur  fidèle;  et  si  le 
duc  t'entendait  gloser  ainsi  sur  ses  moindres  gestes,  il  t'apprendrait  qu'il  y  a, 
pour  les  curieux  indiscrets,  des  demeures  encore  plus  chaudes  que  ne  le  sont 
ces  pierres  à  midi.  ?s'oublie  pas  ton  ami  Miollano,  qui,  pour  avoir  simplement 
reconnu  un  bijou  sur  la  tète  d'une  femme ,  eut  le  plaisir,  comme  chacun  le 
croit,  de  terminer  sa  vie  dans  iine  des  salles  de  la  prison  ardente. 

»>  —  C'est  vrai,  mon  père;  maisson  mailren  était  pas  le  duc  Antonio  deRegola; 
et,  après  tout,  il  n'est  pas  bien  certain  que  ce  fût  le  cadavre  brûlé  de  Miollano 
que  nous  avons  repêché. 

„  —'Par  les  saints!  si  tu  tiens  à  éclaircir  tes  doutes,  la  chambre  ardente  est 
encore  là.  —  Quant  à  moi,  je  prélcre  une  demeure  plus  fraîche.  Adieu  ,  j'a- 
perçois là-bas  une  pratique.  »  Et  le  vieux  gondolier  sauta  sur  l'avant  de  son  élé- 
gant bateau ,  le  fit  virer  d'uu  coup  hardi,  et  se  trouva  peu  d'iustaus  après 


94 

loin  des  deprcs  de  marbre.  —  Son  compagnon  était  un  jeune  homme  aux  formes 
vigoureuses,  et  dont  les  traits  étaient  remarquablement  beaux  j  mais  son  rep,ard 
avait  uneexpression  sinistre;  après  avoir  écarté  de  son  front  bronzé  son  {rrand  cha- 
peau rabattu  ,  dont  il  se  servait  comme  d'un  éventail,  il  entama  [ce  soliloque  : 

«  Les  prisons  et  la  mort!  !  peut-élre;  pourtant  je  suis  bien  libre  de  penser  ce 
que  je  veux...  Ce  fier  comte  de  Morentali  dont  la  fille  est  à  la  veille  d'épouser 
Lorenzo  le  duelliste,  doit  me  remercier  si  je  garde  son  secret.  Par  saint  Marc  ! 
j'ai  envie  de  lui  faire  savoir  combien  il  m'est  obligé...  Oui ,  mais  peut-être  me 
donnerait-il  pour  récompense  un  logement  sous  la  garde  des  Dix  ,  comme  celui 
dont  il  favorisa  le  pauvre  Miollano.  Vraiment  la  perspective  est  agréable  ;  mais 
suis-jc  donc  à  blâmer?  Un  grand  visite  une  femme  de  mon  voisinage,  sans  doute 
pour  quelque  motif  charitable,  car  il  lui  donna  de  l'argent  ;  en  quittant  le  seuil 
de  la  maison  ,  le  masque  tombe  de  son  visage,  et  je  reconnais  le  comte  Moren- 
tali. Est-ce  ma  faute  ?  Si  cependant... 

1, Eh  bien  !  l'ami  ?    dit  en  s'avançant  un  nouveau  personnage. 

D  Si  je  pouvais  rencontrer  ce  malin  quelque  pratique,  avant  l'heure  où  je 

dois  accompagner  mon  maître ,  mon  cœur  en  serait  plus  léger  et  ma  bourse  plus 

lourde. 

„ Quel  noble  de  A^enise  est  assez  heureux  pour  avoir  à  son  service  un  gon- 
dolier si  prudent  et  si  sincère? 

,  Un  étranger  seul  peut  méconnaître  la  livrée  du  duc  de  llogola. 

„ Je  suis  étranger,  en  effet,  dit  l'interlocuteur  masqué;  et  voudrais  voir  un 

peu  celte  prande  ville  :  conduis-moi  dans  les  rues  les  plus  notables,  comme  on 
les  appelle  ici ,  et  donne-moi  quelques  renseignemens  sur  les  propriétaires  de 
ces  fastueux  palais.  » 

Déjà  la  pondole  sillonne  les  eaux  bleues  du  canal;  l'étranger  est  couché  à 
demi  sous  une  tente  entr'ouverte. 

7>  Oui  donc  habite  ce  bel  édifice?  dit-il  comme  la  barque  glissait  prè>  de  l'un 
des  palais  de  Venise.  Lv.  fronton  de  pierre  de  ce  palais  élait  chargé  d'oiiiemcns 
de  marbre*  le  preaùer  et  le  second  étage  avaient  au  centre  une  grande  fe- 
nêtre ornée  de  riches  aiabesqiies;  une  terrasse  se  projetait  à  quelc[ue  distance 
devant  deux  entrées  d'hoiuKMir,  auxquelles  on  arrivait  par  un  escalier  de  plu- 
sieurs marches.  —  Les  deux  autres  entrée:;,  aux  côtés  opposés,  se  trouvaient  au 
niveau  du  canal;  l'une  servait  aux  domestiqu(îs  et  aiix  subalternes,  l'autre  était 
la  porle  par  lacjuellc  sortait  le  maîti-e  de  l'habitatiotj ,  lorsqu'il  ne  voulait  point 
être  apcrni.  La  haute  cheminée  en  forme  de  tourelle,  et  les  balcons  ombragés, 
tout  annonçait  la  demcuie  d'un  i  iche  si-igncur. 

«  C'est  le  palais  du  comte  Morentali. 


95 

»  —  J'ai  entendu  ce  nom  ,  je  pense;  quelle  réputation  a-t-il  ? 

»  —  Ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  appartient,  signor,  de  parler  de  personnages 
si  fort  au-dessus  de  moi. 

»  —  En  vérité,  tu  es  bien  avare  de  tes  paroles.  Je  m'inquiète  peu  du  comte  et 
de  ce  qui  le  regarde,  c'est  seulement  par  curiosité  que  je  t'interroge;  il  me  sem- 
ble que  rien  ne  doit  t'empècher  de  répondre 

»  —  Serez  vous  muet,  seigneur? 

»  —  J'oublierai  toute  l'histoire  dans  une  semaine,  ce  qui  revient  au  même. 
Voici  d';iillcurs  un  gage  de  ma  discrétion. 

»  —  Merci,  seigneur,  dit  le  gondolier  en  prenant  la  pièce  d'or  que  lui  donna 
l'étranger;  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  de  ce  comte,  c'est  qu'il  est  hautain  et 
cruel ,  autant  que  riche.  11  y  a  peu  de  temps  qu'il  fit  périr  dans  un  cachot  l'un 
de  nos  confrères  ,  pour  une  indiscrétion  légère  qui  lui  était  échappée. 

5>  —  Comment  l'as-tu  su,  dit  l'étranger? 

»  —  Moi-même  avec  mon  père,  nous  avons  tiré  du  canal  le  cadavre  informe 
et  calciné. 

»  —  Y  avait-il  des  témoins  de  cette  découverte ,  uu  tel  spectacle  n'est  pas  com- 
mun, je  suppose? 

»  —  Il  n'-y  en  avait  aucun,  seigneur,  car  nous  avons  remis  promptement  le  ca- 
davre à  sa  place  ,  peu  tentés  de  prendre  part  à  ces  sortes  d'affaires. 

»  —  La  mesure  était  prudente ,  ami  :  —  dis-moi ,  le  comte  est-il  marié  ? 

»  —  Sa  femme  mourut  il  y  a  long-temps,  en  donnant  le  jour  à  un  fils  et  à 
une  fille  ;  la  jeune  comtesse  habite  le  palais,  elle  est  aussi  belle  que  Vénus,  et 
doit  être  mariée  demain  à  Lorenzo  de  Castille,  le  duelliste,  comme  on  l'ap- 
pelle. 

«  —  Ah  \  Et  son  fils? 

»  —  Cette  partie  de  l'histoire  est  fort  étrange;  l'enfant  disparut  à  l'âge 
de  iro  s  ans  environ,  et  l'on  n'en  a  jamais  entendu  parler  depuis.  Quel- 
ques uns  pensent  qu'il  a  pu  tomber  dans  le  canal ,  ce  qui  semble  assez  probable. 

»  —  Voit-on  souvent  le  comte  au  dehors? 

»  —  l'as  très  souvent,  seigneur.  La  dernière  fois  que  je  le  vis,  c'était  il  y  a  quel- 
ques jours,  et  par  accident. 

»  — Comment  cela,  et  où? 

i> — Cela  paraît  vous  intéresser  vivement,  seigneur  ;  cependant,  à  vous  étranger, 
je  puis  dire  ce  qu'il  serait  dangereux  de  révéler  à  l'oreille  d'un  Vénitien.  J'iia- 
bite  une  rue  à  dioile  de  cette  église  là  bas,  féglise  de  Sainte  Marie  ,  et  vis-à-vis 
demeure  une  femme  avec  sa  fille.  La  jeune  fille  est  fort  belle,  et  le  comte,  je 
suppose,  partage  celte  op  nion  ;  car  je  le  vis  plusieurs  jours  entrer  dans  la  mai- 
son, où  il  resta  près  d'une  heure. 


96 

»  —  Comment  donc  avez-vous  pu  le  reconnaître?  Je  pensais  qu'à  Venise  la 
coutume  ciait  de  porter  des  masqurs  en  pareille  occurrence? 

»  —  Le  comte  en  avait  un  ,  seijjucurj  mais  comme  il  sortait  de  la  maison  ,  en 
ramassant  sa  bourse,  le  masque  tomba;  il  le  remit  promptcmentj  mais  cet  ac- 
cident le  mit  dans  un  terrible  courroux. 

»  —  Je  n'en  suis  pas  surpris  ;  des  hommes  de  cet  apc  et  d'un  tel  rang  devraient 
af^ir  prudemment.  Un  étranger  aurait-il  accès  près  de  ce  noble? 

»  —  Pas  ordinairement,  seignein-,  mais  si  vous  voulez  vous  introduire  comme 
désirant  assister  au  mariage  de  la  signora  Gulia  ,  la  courtoisie  du  comte  vous  ga- 
rantit un  bon  accueil. 

»  —  Je  suis  déterminé  à  l'éprouver,  ami.  Ainsi  donc,  abordons  au  palaisj 
voici  pour  ta  peine.  » 

Une  seconde  pièce  d'or  resonna  dans  la  poche  du  gondolier;  comme  il  virait 
son  bateau  avec  adresse,  quelques  vigoureux  coups  les  amenèrent  au  palais. 

«  Par  où  voulez-vous  entrer ,  seigneur.^ 

»  —  Eh  I  par  la  porte  de  service;  il  faut  que  je  commence  modestement.  » 

La  gondole  enfila  le  sombre  passage,  et  atteignit  la  plale-fonnc.  L'élianger 
s'élança  hors  du  bateau. 

a  Vous  monterez  ces  degrés,  et  vous  tournerez  à  droite;  là  vous  trouverez 
quelqu'un  pour  vous  conduire  près  du  comte. 

»  —  Il  vous  remercie.  » 

Ln  porte  au-dessus  s'ouvrit  rapidement,  et  linc  éclatante  lumiîre  tnmba  sur 
les  formes  de  l'étranger.  Il  ôta  son  masque,  et  le  gondolier  terrifié  rencontra  le 
souriie  infernal  du  comte  Morentali.  Le  moment  d'après,  les  porti-s  qui  leur 
avaient  livré  passage  se  refermèrent  ;  le  comte  fit  un  geste,  et  le  malheureux  ba- 
leliei-  se  trouva  prisonnier. 

«  Eloignez  la  gondole,  et  mettez  cet  homme  au  cachot.  »  Et  Morentali  monta 
les  degrés  sans  jeter  un  second  coup  d'œil  siu'  sa  victime. 

La  signora  Gulia  élaitassise  dans  sa  chambre;  devant  une  glace  immense,dont 
le  liclie  cadre  d'or  était  émaillé  de  fleurs,  se  tiouvait  une  table  admirablement 
marquetée,  sur  hupielle  reposaient  les  objets  nécessaires  à  la  toilette  d'une  noble 
llall(•nll(^  Des  parfums  délicats  rcMnpIssaient  rapparlcnietil  ;  une  jeune  fille,  as- 
sise sur  un  siège  bas  près  de  sa  maîtresse,  mariait  les  sons  d'une  guitare  aux  ac- 
cens  plaintifs  d'une  ballade  oiientah;,  pi;ndant  qu'une  autre  parait  la  fiancée. 
'Joutes  deux  auraient  pu  passer  pour  jolies,  si  la  présence  de  leur  maîtresse  ne  IcJ 
ont  complètement  cthpsée'?.  Les  poètes,  dans  leurs  sf»nges,  ont  personnifié  la 
beauté;  si  cette  fiction  pouvait  se  réaliseï',  ce  seiait  «lans  la  personne  de  Gulia. 
Sou  front  de  neige,  pur  et  majestueux,  aurait  pu  sembler  hautain  sans  l'exprcs- 


97 

sion  éloquente  de  ses  grands  yeux  si  doux  ,  qui  pénétrait  jusqu'à  l'âme  ;  ses  longs 
et  hrillans  cheveux  noirs,  mainlcnanl  épars  autour  de  son  visage,  rehaussaient 
l'exquise  beauté  de  sou  leinl.  Elle  éleva  jusqu'à  ses  lèvres  de  rubis  une  croix  de 
peiie  dont  la  blr.ncheur  était  bien  efTacée  par  celle  qu'elle  découvrait  alors. 
Une  robe  brune  qu'elle  portait  à  sa  toilette  laissait  nus  ses  bras  et  ses  épaules 
éclatantes,  et  lloitait  jusqu'à  ses  petits  pieds  reposant  découverts  sur  un  coussin 
de  velours.  Elle  éleva  sa  main,  dont  les  contours  mignons  se  cachaient  sous 
Jes  ondes  de  sa  chevelure;  elle  appuya  son  bras  et  pleura. 

Quel  sujet  j)cut  faiie  couler  1rs  pleurs  de  Gulia  Morentali?  Est-ce  donc  la 
cérémonie  du  lendemain?  Quoi  !  cette  solennité  qui ,  avec  ses  bals  et  ses  fêtes  fait 
touiner  la  tète  de  la  moitié  des  jeunes  filles  de  Verjise,  devrait-elle  rendre  hu- 
mides les  yeux  de  la  fiancée.  Peut-être  que  ses  larmes  sont  le  tribut  accoutumé 
de  l'amour  à  la  pudeur.  Peut-être  la  signora  pense  aux  cris  horribles  qui  réson- 
nèrent à  son  oreille,  quand,  il  y  a  quelque  mois,  visitant  avec  ses  compapnes 
le  palais  du  Dnge,  elle  se  trompa  de  route  et  s'égara  seule  vers  une  partie  du 
bâtiment  qui  lui  était  inconnue.  Peut-être  elle  se  souvient  de  cette  prière  d'a- 
gonie :  Une  gjulte  d'eau  pour  l'amour  de  Dieu!  Peut-être  la  parure  de  fian- 
cée n'est  pas  assez  brillante  aux  yeux  de  celle  qui  en  sera  revêtue.  Mais  pourquoi 
perdre  le  temps  en  (îonjeclures  ? 

o  >>  pleurez  pas,  signora  ,  vos  yeux  seront  rouges;  laissez-moi  vous  chanter 
un  air  joyeux. 

»  —  Vous  faites  tant  de  bruit  avec  votre  guitare  I  dit  l'autre  jeune  fille- 
vous  aurez  donné  imn  migraine  à  notre  maîtresse. 

»  —  Croyez-moi,  Clauduie,  dit  en  riant  la  chanteuse,  ce  sont  plutôt  vos 
grandes  mains  dans  les  cheveux  de  la  signora. 

»  —  Les  vôtres  ne  sont  pas  si  petites.  Maria,  qu'elles  ne  puissent  bien  tenir 
cachée  une  h  tue  d'amour,  répliqua  la  plus  âgée;  ce  que  n'ont,  Dieu  merci, 
jamais  f  it  les  miennes. 

»  —  Je  vous  cro  s ,  Claudine  ;  mais  le  frère  Anselm  dit  que  celui-là  ne  mérite 
aucun  éloge,  qui  n'a  j.:mais  eu  de  tentation  à  repousser.  » 

Clau<rnie  avait  trop  de  di^^uité  pour  répondre;  elle  secoua  la  tête,  et  avant 
mis  la  dernière  main  à  la  coiffure  de  sa  maîtresse,  elle  s'informa  si  la  signora 
était  satisfaite. 

«  C'est  très  bien,  Claudine;  mais  comme  je  n'ai  pas  l'intention  de  quitter 
aiijoind'hui  le  palais,  vous  n'avez  pas  besoin  de  rester  pour  m'habiUer.  Je  vous 
api>cllerai  dans  quelque  temps.  Maria,  demeurez  avec  moi. 

»  —  El  mair tenant,  signora,  dit  celle-ci  quand  la  porte  fut  fermée,  comment 
pouvcz-vous  être  si  mélancolique  la  veille  de  votre  mariage.  Je  suis  sûre  qu'en 
3.  7 


98 

pareil  cas,  moi,  je  ne  ferais  pendant  tout  un  mois  à  l'avance  ,  que  chanter,  rire 
et  danser.  De  grâce,  signora  ,  êtes-vous  niallieureuso? 

»  —  Oh!  jNlaria^  si  je  pouvais  vous  dire!  Et  elle  fondit  en  larmes.  Maria,  en- 
traînée par  cet  exemple, saisit  sa  maîtresse  dans  ses  bras, et  touics  deux  confon- 
dirent leurs  sanglots. 

Le  comte  Mnrentali  entra  dans  l'appartement. 

a  Quoi  !  ma  fille  en  pleurs,  dans  un  moment  comme  celui-ci  !  fi  !  levez-vous, 
habillez-vous  promptemcnt ,  ou  la  joule  des  gondoles  sera  fwiie  et  les  prix  don- 
nés avant  que  Gulia  de  Morentali  ail  quille  sa  chambre. 

» Je  ne  puis  aujourd'hui  rejoindre  la  compagnie  à  Sainl-Angelo,  mou  père, 

et  vous  ne  pouvez  le  vouloir,  j'en  suis  sùrc. 

))  Je  ne  puis  le  vouloir  I  quand  j'ai  donné  ma  parole  à  Lorenzo  (juc  je  vous 

amènerai  moi-même  à  la  Torralbe  j  c'àlait  l'unique  moyen  de  le  retenir,  il 
allait  venir  vous  chercher  lui-même,  chose  que  vous  craigniez  si  fort.  Par  Sumt 
lylarc!  je  pense  que  tu  es  fâchée  qu'il  ne  t'ait  pas  désobéi.  Une  jeune  fdie  aime 
mieux  être  surprise  par  un  jeune  galant  que  [lar  un  vieux  pèr>?. ,  pcul  cire. 

„ Cher  père  ,  ne  me  demandez  pas  de  quitter  aujourd'hui  la  maison. 

„  Demander;  non  par  ma  foi  !  demander  deux  fois  la  même  chose  ne  sied 

pas  à  mon  caractère.  Ou  soyez  prête  à  me  suivre  sans  délais,  ou  Lorenzo  por- 
tera lui-même  son  message. 

—  Ce  que  je  ne  puis  pas  fi\ire  pour  vous,  mon  père  ,  le  voudrais  je  faire 
pour  un  autre?  dit  Gulia  dont  l'œil  étincelant  trahissait  le  sang  italien. 

,,  'j-j.^^s  tien   en  vérité,  et  surtout  très  soumis,  répl  qua  Morentali  souriant 

à  demi.  Néanmoins,  avec  votre  permission  nous  essaierons  ce  que  peut  l'adresse 
et  l'art  persuasif  de  notre  jeune  homme;  c'est  un  art,  après  tout,  dont  il  n'aura 
pas  long-temps  besoin,  ajouta-t-il  avec  une  intention  marquée,  et  il  partit. 

^  £ii  effet  il  n'en  aura  pas  long-temps  besoin  avec  la  pauvre  Gulia  dit- 
elle.  Mais  il  viendra,  sans  doute,  il  faut  que  je  lui  préparc  une  réception  conve- 
nable. » 

Un  sourire  forcé  passa  sur  ses  lèvres  ,  tandis  que  ses  yeux  étaient  noyés  de  lar- 
mes. Nous  la  quitterons  pour  le  moment. 

Elle  était  terrible  en  effet,  la  chambre  de  conseil  secret  du  doge  de  Venise! 
C'était  une  pièce  élevée  et  spacieuse,  éclairée,  non  par  le  soleil  ,  mais  par  plu- 
sieurs lampes  disposées  avec  art;  une  barrière  basse  et  massive  s'élevait  au  cer.- 
ire  autour  d'un  espace  circulaire;  d'épaisses  tapisseries  et  de  triples  portes  em- 
pêchaient que  les  sons  ne  parvinssent  au  del.ors.  Le  snl  était  couvert  <!e  tapis 
épais,  excepté  sur  l'espace  déjà  cité,  qui  avait  environ  douz.;  pieds  de  d  ainèlre 
et  paraissait  garni  de  planches.  Des  récits  affreux  circulaient  mystérieusement 


99 

sur  celle  cliaiubre  fatale,  récils  capables  de  glacer  le  sang  dans  les  veines.  Une 
poile  cachée  denièie  la  tenture  conduisait  à  une  piôce  plus  petite  ,  où  les  agens 
impitoyables  de  la  tyrannie  vcnilicntie  avaient  amoncelé  les  instruinens  de  tor- 
ture, pour  toidre  les  joints,  meurtrir  1rs  chaiis,  et  broyer  la  moelle  de  leurs 
semblables.  Ces  planches  entourées  d'une  barrière  étaient  mobiles,  et  le  corps 
auquel  les  agonies  de  la  chambre  laissaient  à  peine  un  souffle,  était  jeté  dans  un 
abime  d'une  profondeur  à  faire  frémir;  le  bruit  courait  même  qu'on  avait, 
quelques  années  au[)aravant ,  pratiqué  au  fond  une  machine  qui,  mise  en  mou- 
vement par  la  niasse  lancée  d'en  haut,  achevait  de  la  broyer  en  poudre. Un 

escalier  tournant,  placé  dans  un  coin  et  caché  par  la  tapisserie,  descendait  vers 
un  lieu   où  était  préparée  une  torture  plus  horrible  encore.    C'était  une  prison 
étroite,  à  basse  toiture,  construite  tout  en   fer  ,   trop  petite  pour  qu'on  put  s'y 
tenir  debout,  mais,  dans  tout  autre  sens,  laissant  aux  membies  la  liberté  de  leurs 
mouvemeiis.  Au-de^^sous  est  une  fournaise.  On  y  conduit  la  victime  entièrement 
dépouillée,   et  quoique  dans  une  obscurité  complète,  l'air  circule  en  liberté. 
Pendant  queUpics  heures  elle  demeure  dans  la  même  situation,  et  commence  à 
craindre  un  eni[)risoiMiement  éternel  j  bientôt  le  souffle  lui  manque  peu  à  peu 
et  le  sang  se  porte  à  sa  tète  avec  violence  ;  Fuir  lui  est  rendu;  l'infortuné  respire 
de  nouveau  ,  et  croit  s'être  mépris;  mais  non,  ce  n'est  pas  un  songe,  cette  fois 
la  chaleur  de\ient  étonifanie,  le  sol  intolérable;  le  malheureux  s'élève  sur  ses 
extrémités,  il  pousse  des  cris  de  douleur  et  d'épouvante,  il  implore  merci  !  Bien- 
tôt ses  membres  brûlés   n'offrent  plus    qu'une  seule  ampoule  ;  des  convulsions 
et  des  cris  annoncent  toute  l'horreur  de  l'agonie  qu'il  éprouve  ;  quelques  minu- 
tes encore,  et  tout  s'éteindra  dans  la  mort.  Non,  non,  les  bourreaux  sont  plus 
savans  dans  l'art  de  tourmenter  la  victime.  Soudain  le  plancher  de  fer   brûlant 
fait  place  au  niaibre  le  plus  fi  oid  ,  tandis  que  des  ruisseaux  d'eau  glacée  cou- 
lent sur  ses  plaies.  Les  délices  de  cette  transition  sont  au-dessus  des  forces  hu- 
maines. Il  demeure  (pieUpie  temps  dans  un  état  de  demi-insensibilité,  courte 
trêve  à  ses  maux,  l.e  iVi-son  s'empare  de  lui ,  et  ce  premier  ravissement  devient 
un  nouveau  supplice  :  alors  s'acconi])lisseiit  les  derniers  efforts  de  ses  ennemis  qui 
savent  trop  bien  l'ef.'ct  iiulescriplihle  de   ces  chaiigemens  de  torture.  Le  lit  de 
mai  bi  e  e>t  encore  enlevé  ,  et  le  m  illieureux  se  tord  sur  une  couche  de  ferrouf'^i  • 
les  cris  se  succèiieiit,  le  corps  passe  avec  une  effroyable  rapidité  par  toutes  les 
att  tudes  imaginables;  la  ci'u.iuté  ne  peut  rien  de   plus  sur  la  victime;  encore 
quelques  convola  on< ,  qiiehpies  gémissemens ,  puis  un  cadavre  noirci  et  mécon- 
iKiisiiible  est  tiré  de  celle  horrible   caverne,  eljeiépar  une  trappe,  pour  iMpner 
à  l'uvcnlure  un  des  canaux  de  Venise.  Tel  a  été  le  sort  de  ce  Miollano   que   les 

7. 


100 

gondoliers  ont  désigné  comme  la  dernière  victime  du  comte  Morentali.  Quelle 
autre  doit  le  suivre? 

Le  comte  siégeait  seul  dans  la  chambre  du  conseil  secret,  étendu  avec  indo- 
lence sur  de  riches  coussins.  Les  lan)i)cs  étaient  allumées,  cl  au-dossous  ,  se  te- 
naient deux  hommes  vigoureux  à  demi  nus,  masqués  ,  exéculcuis  de  si^s  volon- 
tés sinistres.  —  Qu'on  amène  le  misérable.  Et  rinfoituiié  gondolier  Spéranza , 
paraît  enchaîné  devant  Morentali. 

«  Ainsi  donc  te  voilà  icil  As-tu  quelque  histoire  à  me  dire  sur  ce  comte 
cruel  et  sans  pitié  ?  » 

Le  prisonnier,  pâle  comme  la  mort,  b.ilbutia  ces  mots:  a  monseigneur, 
monseigneur,  et  des  mouvcmens  convulsifs  semblaient  étouffer  sa  voix.  » 

«  Tu  en  sauras  une  de  plus  avant  peu,  continua  Morentali  d'un  ton  fioi- 
dément  ironique  ;  c'est  dommage,  désormais  lu  ne  pourras  plus  la  raconter. 

V  —  Monseigneur,  rappelez-vous  votre  promesse. 

»  —  J'ai  promis  le  secret,  je  pense ,  et  il  sera  fidèlement  observé;  regarde  au- 
tour de  toi,  crains-tu  quelque  indiscret  qui  rapporte  ou  les  paroles  ou  tes  cris  ? 

»  —  Rappelez  vous,  signor,  que  j'appartiens  au  duc  deRegala. 

)>  —  Je  ne  l'oublie  pas ,  ce  fait  doit,  au  contraire,  ajouter  à  la  récompense.  Du 
reste  ,  penses-tu  qu'Antonio  le  découvre  ici?  S'il  venait  à  le  renconlier  flitliant 
devant  son  palais ,  peut-être  il  s'élonnerait  de  la  destinée;  mais  dcvinerail-il 
dans  quel  abîme  tu  serais  tombé? 

»  —  Oh  miséricorde,  monseigneur!  comme  vous  l'espérez  pour  vous-même, 
lorsque  vous... 

»  —  Allons ,  les  metjaces  et  les  souvenirs  demeurant  sans  pouvoir  ,  lu  voudrais 
payer  de  prières;  bien  ,  mais  c'est  ailleurs  qu'il  faut  les  adresser.  Pendant  que 
les  dignes  amis  vont  te  dépouiller  de  vêlenicns  inuldes  ,  pour  préluder  à  des 
plaisirs  que  lu  n'as  pas  encore  rêvés. 

A  un  signe  du  comte  ,  on  enleva  une  partie  des  chaînes  et  des  vclemens 
du  prisonnier;  Morentali  reprit  la  parole. 

a  S'il  y  a  quelque  lorliue  particulière  qu'il  te  plaise  de  choisir,  nous  ferons 
de  notre  mieux  pour  le  complaire.  Nous  avons  la  {i;èi)e  (le  coin),  cl  le  bain  de 
plomb  fondu;  à  moins  que  tu  ne  préfères  le  baril  de  rasoirs.  Comme  lu  parais 
sensible  aux  souvenirs  de  l'amitié,  il  y  a  la  chambre  ardente,  dans  laquelle  ton 
compagnon  Miollano  expia,  il  y  a  quelques  semâmes,  le  crime  d'avoir  s'gnalé 
comme  la  propriété  d'un  noble  Vénitien,  un  bijou  qu'il  vovait  sur  la  tète  d'une 
femme.  C'est  loi  qui  as  retrouvé  son  cadavre,  lu  sais  donc  fpiehpie  chose  de  la 
sentence  qu'il  subit;  il  (il  vraiment  honneur  à  noire  machine.  Ses  cris  étaient 
déchirans,  et  ses  convulsions  d'agonie  fiirent  longues  et  iciriblos.  J'étais  moi- 


101 
même  présent  à  son  supplice  ,  et  jamais   spectacle  ne  me  sembla  plus  doux. 
Qu'en  dis-lu,  si  lu  essayais  décolle  chambre,  ne  fût-ce  que  pour  rivaliser  avec 
ton  ami  ?  » 

PeijJaiilce  discoms  du  comte,  le  gondolier  était  comme  un  homme  à  derai- 
éveillé-,  mais  quand  vint  la  conclusion  ,  quand  le  rire  satanique  du  noble  par- 
vint à  son  oreille,  il  chancela  enire  ses  (gardiens  et  se  laissa  tomber  à  l'extrémité 
de  la  barrière,  dans  un  état  de  complète  insensibilité;  la  terreur  l'avait 
anéanti. 

«  Entérite,  ajouta  Morentali ,  ce  serait  perdre  son  temps  que  d'appliquer 
en  cet  état  la  torture  à  cet  imbécile,  enlevez-le;  qu'on  lui  amène  un  chirurgien, 
el  qu'il  soit  préparé  ce  soir  pour  ma  visite.  » 

Nous  dirons  en  peu  de  mots  la  vie  du  comte  ,  autant  que  l'exige  la  clarté  de 
celle  histou'e  véridique.  D'un  rang  inférieur,  il  avait  été,  jeune  encore,  élevé 
à  celui  de  noble  par  le  trépas  successif  de  tous  les  héritiers  du  titre  qu'il  portait. 
L'éiorinanle  rapidité  de  ces  morts  avait  excité  des  bruits  étranges  et  même 
des  soupçons.  Mais,  une  fois  le  fiont  ceint  de  la  couronne  brillante,  le  comte 
avait  réduit  au  silence  toutes  les  lanjîues  indiscrètes,  soit  par  la  splendeur  et  la 
libéralité  de  ses  manières,  soit  por  des  movens  plus  efficaces  encore.  Il  épousa 
bientôt  une  jeune  fille  noble,  de  la  plusgiande  beauté,  et  la  magnificence  delà 
cérémonie  nuptiale  occupa  Venise  pendant  tout  un  mois,  mais  la  comtesse  était 
morte  dans  l'espace  d'une  année;  le  noble  comte  veuf  abandonna  la  carrière 
des  plaisirs  pour  celle  de  l'ambition.  Ici  comme  ailleurs,  l'or  et  l'intrigue  cou- 
ronnèrent SCS  vœux  d'un  plein  succès;  Morentali  devint  membre  du  conseil  des 
D  X,  et,  disaii-on  tout  bas  en  tremblant,  membre  aussi  d'un  tribunal  que  l'on 
n'osait  publi(|nenient  nommer.  Une  seule  disgrâce  avait  depuis  frappé  le  comte, 
l'étrangf  lé  de  l'événement  le  rendait  plus  funeste  encore.  Ses  enfans,  dont  la 
naissance  avait  coûte  la  vie  à  leur  mère,  jouaient  un  jour  sur  la  terrasse  devant 
le  pala  s,  une  gondole  avait  distrait  l'attention  de  leur  surveillant.  En  revenant 
à  la  terrasse,  ils  virent  avec  une  indicible  terreur  que  le  jeune  Adolphe  avait 
disparu  ;  de  quelle  man  ère,  c'est  ce  que  sa  sœur  épouvantée  ne  sut  pas  dire. 
Toutes  les  nerquis  lions  demeurèrent  sans  effet,  on  n'entendit  plus  parler  de 
l'enfant  ;  et  cette  malheureuse ,  qui  connaissait  le  pouvoir  et  la  sévérité  du  comte, 
égarée  par  le  désespoir,  se  précipita  dans  le  canal  ;  avec  elle  périt  pour  le  sei- 
gneur tout  espoir  de  jamais  rien  connaître  de  la  destinée  de  son  fils.  Bien  des 
années  après,  sa  fille  avait  atteint  déjà  le  printemps  de  la  jeunesse,  son  fils  était 
presque  oublié,  loaqu'unc  circonstance  frivole  produisit  sur  son  esprit  une  im- 
pression profonde.  Il  n'est  pas  étonnant  que  le  comte,  veuf  à  la  fleur  de  1  âge  , 
et  pourvu  d'ailleurs  de  brillans  avantages ,  ne  recherchât  parfois  la  société  dej 


102 

femmes,  quoiqu'il  n'eût  pas  l'intention  fie  serrer  de  nouveaux  nœuds.  Aussi  ne 
croyait-on  pas  que  ce  fût  uniiiueinent  pour  protulre  l'air  ou  disp  user  des  au- 
mônes, queMorentali  visitait  les  rues  de  Venise  les  plus  rrliiées. 

Depuis  quelque  temps,  en  voyait  un  précieux  bijou  scintiller  dans  la  cheve- 
lure d'une  jolie  fille  aux  yeux  noirs,  logée  à  la  Strada  etcoiuiue  sous  le  nom  de 
Saint-Joseph.  La  belle  ne  semblait  nullement  empressée  de  cacher  cet  ornomenl; 
un  soir  qu'elle  errait  sur  les  bords  du  canal  voisin  ,  \ni  jeune  batelier  qui  par  ha- 
sard s'approcha  d'elle  s'écria  impiudemment  :  Saints  dupaïadisl  je  fjagerais 
mon  âme  que  ce  bijou  est  le  même  que  celui...  Une  rude  main  amie  lui  fermant 
soudain  les  lèvres  n'empêcha  pas  qu'on  entendît  ces  paioles.  Celte  nuit  même, 
Miollano  se  trouva  dans  un  des  cachots  du  conseil  dos  Dix.  11  fut  ensuite  inter- 
rogé par  Morenlali  ,  qui  paraissait  ])rendie  un  vif  intérêt  à  cette  affaire;  mais 
le  gondolier  ne  put  donner  aucune  réponse  s-itisfaisante  ,  sinon  (|u'il  persistait  à 
reconnaître  le  joyau  ,  bien  qu'il  n'en  pût  nommer  le  propriétai'c  ,  ni  déclaier  le 
motif  de  ses  soupçons.  Son  silence  fut  ju^^é  coupable  ,  et  pour  le  lui  faire  rompre, 
on  lui  infligea  en  vain  les  plus  cruelles  tortures.  Il  en  avait  trop  vu  jiour  conscr. 
ver  sa  liberté.  Le  comte,  témoin  de  tout,  insista  pour  qu'il  subîi  l'Iioirible  ago- 
nie et  la  mort  de  la  prison  ardente.  Sa  destinée  en  elle  même  n'aui'ait  produit 
aucun  effet  sur  Morentali,  trop  endurci  à  de  telles  scènes  pour  rrssenlu-  la  com- 
passion ou  leremords;  mais,  peu  après  cet  événement,  il  s'éleva  dans  l'espiii  du  no- 
ble une  idée  trop  affreuse  pour  qu'il  en  supportât  le  tourment.  Elle  l'obsédait 
jour  et  nuit,  jusqu'à  ce  qu'enfin  cette  incertitude  devuit  intolérable.  Le  noble 
Vénitien  résolut  d'employer,  comme  dernière  ressource,  leministèie  d'un  célèbre 
magicien  ou  astrologue,  qui  habitait  une  aile  ilu  palais  ducal.  On  l'y  retenait 
pour  imposer  au  peuple  une  idée  formidable  et  indéfinie  de  la  puissance  du  con- 
seil; ce  que  n'eût  pas  fait  une  invention  humaine.  Après  tout,  la  renommée  de 
Columbo  Asprenici  n'était  pas  une  usurpation.  Ou  l'abordait  difficilement,  il 
fallait  que  le  comte  lui-même  sollicitât  la  faveur  d'être  admis  auprès  de  l'astro- 
logue. Il  était  environ  minuit,  quand  Morentali ,  enveloppé  d'un  ample  man- 
teau, pénétra  armé,  mais  sans  suite,  dans  cette  demeure  imposante,  où  tout 
respirait  la  terreur. 

Le  réduit  obscur  où  le  magicien  se  livrait  à  ses  travaux  sinisties  renfermait 
peu  de  ces  attributs  dont  les  romans  et  la  superstition  ont  coutume  d'entourer 
ceux  qui  se  livrent  aux  sciences  occultes.  Le  comte  atteignit  cette  cliambro  que 
ses  murs  de  pierre  et  son  toit  voûté  faisaient  ressembler  à  une  prison  ;  il  tra- 
versa plusieurs  vastes  salles  et  de  sombres  galeiies ,  solitudes  iiffravantes ,  re- 
traite impénétrable,  où  la  terreur  servait  de  barrière  et  de  verroux.  IMorcnlali 
»'arma  de  courage  en  poursuivant  sa  terrible  route,  et  la  réception  de  l'astrolo- 


103 

f[nc  no  fut  pns  fie  natme  à  lo  frapper  de  crainte  ou  d'un  sentiment  de  respect 
iiiactoiiluiiié.  Un  lioinnio  d'un  à};e  moyen ,  aux  formes  débiles  ,  aux  traits  à  la 
fois  dilicatsct  cara<:téri>és,  se  leva  pour  accueillir  le  noble  Vénitien;  son  visage 
était  à  demi  couvert  d'une  barbe  de  vieillard  ;  il  portait  pour  vêtement  une  sim- 
ple robe  brune;  i\  avait  plutôt  l'air  d'un  homme  dégoûté  du  monde  que  cet 
aspect  vénérable  auquel  sa  haute  réputation  de  sagesse  donnait  lieu  de  s'atten- 
dre. Un  globe  transparent,  au  centre  duquel  une  lumière  paraissait  briller, 
quelques  instrumens  de  malhémaliques,  épars  au  milieu  d'une  foule  de  papiers 
et  di>  parchemins,  une  colonne  basse  de  marbre  noir,  couverte  d'inscriptions  ea 
caractères  étrangers ,  tels  étaient  les  objets  qui  distinguaient  celte  chambre. 
Derrière  Asprenici  était  une  grande  fenêtre,  mais  la  lune  n'y  répandait  aucune 
clarté,  bien  que  celte  reine  des  cieux  inondât  Venise  tout  entière  de  ses 
rayons  argentés.  Quand  Morentali  entra  dans  le  palais  ducal ,  il  ôta  son  masque 
et  salua  ,  et  l'asironome  prit  le  premier  la  parole  : 

«  A  quelle  circonstance  fortunée  l'humble  reclus  doit-il  attribuer  la  visite 
du  plus  noble  sénateur  de  Venise? 

»  — En  m'excusant  de  vous  interrompre  ,  homme  savant,  je  viens  implorer 
de  vous  ce  que  nul  autre  ne  peut  m'accoider. 

«  —  iN'eussc-je  pas  connu  le  signor  Morentali,  l'hospitalité  que  j'ai  reçue  dans 
votre  glorieuse  cité  me  fait  un  devoir  de  consacrer  mes  faibles  efforts  au  ser- 
vice dosfs  eiifans.  Parlez,  signor,  je  suis  tout  à  vous. 

»  —  Savant  Asprenici^  un  homme  qui,  comme  vous,  sait  tous  les  secrets  du 
passé  ,  doit  se  rappeler,  sans  peine  ,  un  événement  quel  qu'il  soit.  Il  y  a  quel- 
que temps  qu'un  malheureux  expira  dans  un  cachot  du  palais,  en  expiatioa 
d'une  insulte  dont  il  s'était  rendu  coupable  envers  moi.  Dans  son  interroga- 
toire il  parla  d'un  bijou  dont  le  souvenir  est  associé  dans  mon  esprit  à  des  pen- 
sées étranges.  Je  voudrais,  s'il  se  pouvait,  éclaircir  cette  affaire,  et  savoir  sur 
qui  s'accomplit  ma  sentence. 

»  —  La  victime  portait  le  nom  de...? 

»  —  Miollano,  parmi  ses  confrères,  répondit  le  comte  d'une  voix  étouffée. 
■  — Lejovau  fut  donné  par  vous,  signor,  à  une  femme  de  cette  ville,  dit  l'as- 
trologue, souriant  à  demi.  —  Comment  se  trouvait-il  entre  vos  mains? 

» — Il  était  depuis  long-temps  avec  >j'autrcs  dans  ma  famille.  Je  n'en  ai  pas  ua 
souvenir  bien  exact  ;  cependant ,  autant  que  je  puis  me  le  rappeler,  il  était  élé- 
gant et  de  peu  de  valeur. 

» —  Quelleque  soit  l'étendue  de  mon  savoir,  c'est  la  réponse  d'un  autre  qu'il 
faut  entendre  si  vous  clés  résolu  à  pénétrer  ce  mystère.  —  Je  voudrais  vous  en 
dissuader,  car  la  suite  de  l'enquête  sera  terrible,  et  la  fin  peut  en  devenir  fatale.  Ne 


104 

pouvez-vous  vous  contenter  de  croire  à  une  vanteric  mensongère  de  ce  Miollano 
que  l'obstination  aurait  empêché  de  ?e  létracicr,  ou  ne  pcut-il  s'être  tromj  é 
lui-même  en  préiendarit  coimaître  ce  bijou  ? 

» — Je  ne  suis  pas  venu  vers  vous,  Asprenici,  pour  avoir  l'opinion  d'un  docteur, 
et  je  ne  suis  pas  homme  à  m'effrayer  de  peu.  Je  vous  prie  donc  de  me  satisfaire 
sans  délai,  par  ces  movens  que  vous  seul  possédez.  —  Ce  n'est  pas  vous  offenser, 
je  suppose,  que  parler  de  récompense,  ajouta  le  comte  en  posant  négligeuiment 
sur  la  table  une  bourse  pesante. 

» — J'ai  dit,  seigneur,  que  je  vous  obéiraisj  mais  gardez- vous  d'un  frémissement 
quand  paraîtra  celui-là  seul  qui  peut  répondie  aux  questions  proposées.  — 
Tenez-vous  pour  le  moment  assis  et  en  sijence.    » 

Colombe  Asprenici  se  leva,  tira  d'une  boîte,  qui  était  près  de  lui,  un  petit 
poignard  d'argent,  sans  étui,  et  admirablement  ciselé.  Le  prenant  de  la  main 
pauche  ,  il  se  servit  de  l'autre  pour  tirer  du  même  lieu  une  chaîne  longue  et 
légère  ,  d'un  métal  sombre,  et  mar<juée  çà  et  là  de  petites  taches  cramoisies  qui 
scintillaient  comme  des  paillettes  quand  on  agitait  les  chaînons. 

L'astrologue  attachant  l'une  des  extrémités  de  la  chaîne  à  la  coloime  noire 
dont  nous  avons  parlé,  plaça  l'autre  au-dessous  du  globe  transparent  qui 
continuait  à  jeter  une  lumière  infernale.  Il  se  dirigea  ensuite  vers  un  des  coins 
de  la  chambre,  d'où  ,  quelques  momens  après  ,  on  entendit  le  son  d'une  cloche 
énorme,  et  Moi-entali  crut  von-  des  étincelles  s'échapper  des  mains  d'Asj)renici, 
lorsqu'il  frappait  le  mur. — S'il  en  est  ainsi,  elles  furent  rapidement  éteintes,  et 
le  magicien,  retournant  au  globe,  toucha  la  chaîne  vers  le  md.eu  avec  son  poi- 
gnard d'argent.  La  flamme  du  globe  s'éteignit  soudain;  on  entendit  un  affreux 
rugissement  qui  n'était  ni  le  bruit  du  tonnerre  ni  le  cri  d'un  animal,  et  pour  un 
instant  le  léduit  fut  enveloppé  de  profotides  ténèbres.  Alors  une  légère  flamme 
verte  s'éleva  du  sommet  de  la  colonne,  et  les  inscriptions  dont  elle  était  couverte 
se  détachèrent  en  caiaclères  de  feu;  puis  le  même  bruit  horrible  se  fil  encore 
entendre,  la  chambre  fut  de  nouveau  plongée  dans  l'obscurité.  L'a-^lrologue 
prit  la  main  de  son  hôte,  le  conduisant  à  la  colonne,  et  le  plaça  à  peu  de  distance 
de  la  fenêtre.  Comme  As[)reuici  ouvrait  celle-ci,  le  son  terrible  retentit  pour  la 
troisième  fois;  Morentali  vit  devant  ses  yeux  une  plaine  ouverte.  Il  paraissait  faire 
nuit  pourtant,  il  n'v  avait  pas  de  lune  au  ciel;  tout  semblait  l'effi-t  d'un  songe  fébrile, 
o  Maintenant  soyez  ferme  et  ne  craignez  pas  ,  »  mnrmina  Colomba. 
Un  vaste  horizon  d'un  ciel  bleu  foncé  s'étendait  devant  eux  ,  mais  pas  une 
étoile,  pas  un  nuage.  Un  bruit  semblable  à  celui  des  feuilles  desséchées  ausoufflç 
des  vents  d'automne  commença  de  se  faire  entendre  et  augmenta  par  degrés. 
Divers  raélcores  dansèrent  aux  yeux  du  comte  et  s'évanouirent  succcssivementi 


105 

Ou  vit  ensuite  deux  longues  lignes  rouges  qui  paraissaient  descendre  de  dessus 
le  bâtiment  et  atteindre  les  plaines  à  quelque  distance;  l'espace  qui  les  séparait 
se  remplit  de  diverses  couleurs  de  feux,  jusqu'à  ce  qu'une  vaste  ceintuie  se  for- 
mât du  ciel  à  la  terre.  La  cloche  assourdissante  résonna  de  nouveau  un  coup,  et 
les  clartés  changèiont  de  place  biillant  d'un  plus  vif  éclat.  Deux  fois  l'on  vit  une 
forme  ténébreuse  passer  rapidement  au  bas  de  l'arche  terrible;  au  troisième 
coup,  la  forme  cpouvanUible  inachevée  s'élança  rapidement  à  la  fenêtre,  tandis 
que  le  rugissement  retentissait  de  nouveau  à  l'entour.  Morentali  n'osa  pas  regar- 
der cet  objet  hideux;  il  enveloppa  sa  tète  dans  sou  ample  manteau.  Asprenici 
ni  urmura  encore. 

«  Parle  hardiment  et  avec  prudence  ;  trois  questions  te  sont  seules  per- 
mises » 

Le  noble,  naguère  si  hautain,  demanda  d'une  voix  défaillante,  attendant  la 
réponse  et  tremblant  :  — k  Mon  fils  esl-il  vivant?  » 

Uijc  voix  répondit,  il  est  mort,  d'un  ton  bas,  vibrant,  étranger  à  la 
terre,  et  qui  retentissait  jusqu'à  l'âme.  Le  comte  demeura  muet;  sa  dernière 
espérance  venait  de  s'évanouir.  11  se  détourna  à  demi,  prouva  un  chagrin  pro- 
foiid  ,  tandis  que  son  compagnoii  lui  rappelait  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  deux 
demandes  à  adresser. 

Il  parla  d'une  voix  plus  ferme — u  Quel  est  ce  jovau  qu'avait  Julia  Venega  ? 

»  —  Ta  femme  le  portait  le  dernier  jour  qu'elle  se  para. 

jj — Comment  Miullano  a-t-il  pu  le  recunnaître?»  dit  le  comte  d'un  ton  assez 
indifférent. 

La  réponse  fut  donnée,  et  le  noble  Italien  ,  poussant  un  cri  déchirant,  tomba 
sur  la  terre  privé  de  sentiment. 

Lorenzo  de  Casli Ile  conduisait  sa  belle  fiancée  de  la  gondole  nuptiale  aux  de- 
grés de  l'église  de  Sainte-Anne.  Lorenzo,  dansla  fleur  de  l'âge,  doué  d'un  extérieur 
noble  et  d'une  immense  fortune,  paraissait  digne  en  tout  de  Gulia  de  Morentalij 
le  surnom  de  duelliste  qu'on  lui  avait  donné  témoignait  de^  exploits  nombreux 
de  son  épée ,  et  les  murs  discrets  de  plus  d'une  dame  vénitienne  savaient  ses 
talens  dans  la  science  de  l'amour.  Sa  célébrité  l'avait  fait  entre  tous  ces  rivaux  distin- 
guer de  Morentali.  Soumise  aux  volontés  paternelles,  Gulia  avait  accepté  les 
hommages  de  Castiglia  avec  répugnance;  car  bien  que  ses  affections  virginales  ne 
fussent  point  fixées  ailleurs,  elle  abhorrait  cet  honmie  auquel  elle  allait  engager 
son  amour.  L'époux  ne  s'aveuglait  pas  sur  les  sentimcns  de  sa  fiancée,  mais  il 
s'en  souciait  peu  ;  il  n'avait  pas  dessein  de  soumettre  sa  tendresse  à  de  trop  ru- 
des épreuves ,  il  se  mariait  par  pur  caprice  ,  et  peut-être  aussi  parce  que  sa  vie 
dissipée  lui  faisait  une  loi  de  rétablir  à  Venise  sa  réputation  et  son  crédit;  tel* 


106 
étaient  lès  sentimcns  de  ceux  qui,  par  cette  délicieuse  matinée,  se  trouvaient  à  la 
lêle  d'un  brillant  coitéjïe  nuptial,  sur  les  degrés  de  l'église  Sainte- A.nne,  atten- 
dant que  le  comte  Moienlali  parùl. 

Le  comte  arriva  ,  et  le  cortège  entra  dans  l'église;  l'orgue  fit  entendre  une 
douce  mélodie,  les  encensoirs  se  balancèrent  en  remplissant  l'air  de  paifums  , 
les  bannières  brillèrent  de  mille  couleurs,  et  l'époux  atteignit  l'aulel  avec  son 
aimable  compagne.  Les  amis  des  deux  côtés  se  formèrent  en  un  large  di-mi-cercle, 
et  le  prêtre  s'avança  pour  recueillir  leurs  vœux.  Morentali  vint  alors  à  sa  ren- 
contre.—  «  Attendez,  mon  père,  j'ai  un  mot  à  dire  à  mes  ami';,  et  surtout  à  ces  en- 
fans,  avant  que  vous  unissiez  leurs  mains.  LorenzoetGulia,  et  vous  tous,  écoutez. 
Il  y  a  aujourd'hui  un  mois  que  le  gondolier  nommé  Miollano  fut ,  à  ma  requête , 
saisi  par  les  agens  du  conseil ,  et  amené  devant  moi  dans  la  chambre  de  torture 
du  palais  ,  pour  le  crime  d'avoir  reconnu  ce  bijou.  — Ma  fille,  avez-vous  jamais 
vu  ce  joyau  ?  » 

Gulia  le  prit  et  fondit  en  larmes;  son  père  continua.  —  «  Ah  !  tu  le  connais. 
Lh  bien,  mes  amis ,  je  dois  vous  informer  qu'il  m'appartint  jadis,  que  je  le 
donnai  depuis  à  une  femme  de  celte  ville  ,  et  que  depuis  je  le  relirai  de 
ses  mains.  Miollano  le  vit  en  sa  possession^  et  comme  ,  devant  moi  ,  il  rrfusa  de 
dire  pourquoi  il  le  reconnaissait,  je  fis  brover  ])ar  les  torlnres  les  membres  de 
S  m  corps  ,  et  le  fis  brûler  jusqu'à  la  mort  dans  la  prison  ardenie.  » 

On  peut  imaginer  l'effet  que  produisit  cette  horrible  communication  faite 
par  Morentali,  d'un  ton  froid  et  presque  cnjouél  Lorenzo  fut  le  premier  à  rom- 
pre le  silence. 

»  Il  me  semble  ,  signor,  que  cette  histoire  conviendrait  mieux  aux  archives 
du  conseil ,  qu'à  une  sainte  église,  et  moins  encore  convient-elle  aux  oreilles  de 
Gulia. 

»—  Pourquoi^  signor  de  Castiglia  ?  parce  que  la  victime  était  mon  fils  et  son 
Jrèrel.,.  » 

Une  sorte  de  hurlement  sauvage  et  insensé  suivit  ces  paroles.  Le  comte  de 
Morentali  pressa  un  pistoictàson  front,  et  la  détonation  couvrit  le  cri  d'angoisse 
de  Gulia  mourante,  qui  expira  dans  les  bras  de  Castiglia. 

Traduit  de  l'anglais  par  Alg.  Gaumbault. 


107 


RELATIONS  COMMERCIALES 

DES  ANGLAIS  AVEC  LA.  CHINE. 


L'on  sait  que  de  graves  diffcrens  s'étaient  élevés,  il  y  a  quelques  années,  entre 
la  factoric  anjjlaise  et  les  auloi  ilés  chinoises  de  Canton,  le  seul  point  de  la  Chine 
où  l'on  permet  aux  étrangers  de  s'établir  et  de  faire  le  commerce.  Les  négocia- 
tions n'ayant  produit  aucun  résidtat,  et  aucun  des  deux  partis  n'étant  disposé  à 
cédci ,  les  Anglais  se  virent  forcés,  ou  de  reiionceià  leurs  établisseraens,  ou  bien 
de  s'y  maintenir  par  la  force  des  armes.  Un  vaisseau  de  guerre  anglais  aurait 
certes  amené  plus  promptemeiit  la  transaction  qui  fut  signée  plus  tard  ;  mais 
les  Chinois,  quelle  que  soit  la  défiance  avec  laquelle  leur  gouvernement  regarde 
i'i'tianger,  sont  aussi  intéressés  à  établir  avec  lui  des  relations  de  commerce,  que 
létiatjger  peut  l'être  à  se  créer  des  débouchés  en  Chine.  Comment  les  Chinois 
se  déferaient-ils  de  leurs  provisions  de  thé,  si  l'étranger,  principalement  les  An- 
glais à  Canton,  Icsllussesà  Kiachta,  les  Amérii;auis  du  nord  et  d'autres  nations 
commerçantes,  ne  les  achetaient?  La  compagnie  des  Indes  trouve,  de  son  côté, 
un  grand  avantage  dans  son  commerce  avec  les  Chinois;  c'est  chez  eux  surtout 
qu'elle  trouve  un  débouché  pour  son  opium,  l'Américain  leur  porte  ses  pelle- 
teries, le  marchand  de  Londres  son  drap  et  ses  autres  marchandises  de  colon. 
La  compagnie  anglaise,  dont  les  affaires  se  trouvaient,  par  suite  de  ce  démêlé, 
dans  une  complète  stagnation,  chercha  en  conséquence  à  ouvrir  une  communi- 
cation directe  avec  la  côte  de  l'est.  Elle  savait  fort  bien  que  l'entrée  des  ports 
chinois,  à  l'exception  de  celui  de  Canton,  était  défendue  à  tout  vaisseau  étran- 
ger ,  quoique  l'exécution  de  ces  défenses  dépendît  à  la  fois  ,  et  des  dispositions 
des  autorités  de  la  côte  ,  et  des  moyens  qu'elle  avait  de  faire  respecter 
l'ordre  impérial. 

Le  vaisseau  marèhand  VÂrnhcrst  partit  en  février  i832,  avec  une  charge 
considérable  de  sa  station  de  Canton,  en  longeant  la  côte  de  la  province  du 
môme  nom  ,  dans  la  direction  du  nord.  Malgré  toutes  les  peines  que  se  donnè- 
rent les  autorités  chinoises  pour  empêcher  tout  genre  de  communication  entre 
les  habitans  et  le  vaisseau,  les  Anglais  purent  se  convaincre  en  celte  occasion  que 
lé  Chinois  n'obéit  à  ses  magistrats  qu'autant  que  ceux-ci  disposent  de  moyens 


108 
matériels  de  contrainte  ;  que  les  autorités  sont  cruelles  envers  leurs  sujets,  fières 
envers  rrtranf^er  ,  et  lâches  si  celui-ci  sait  se  faire  respecter.  Le  pont  (Ju  navi»*c 
ne  désemplit  pas  de  visiteurs,  et  quand  le  subrécargue  mit  pied  à  terre,  cha- 
cun tâchait  de  l'entretenir. 

Pour  faciliter  les  communications  avec  les  Chinois  ,  M.  Gutzlaff ,  qui  est  de- 
venu si  célèbre  en  Europe,  et  qui  parle  si  bien  tous  lesdialecteschinoi?,  queceux- 
ci  le  prennent  souvent  pour  un  indigène,  s'était  embarqué  à  hoid  de  V  Amlierst. 
Ses  connaissances  médicales  ne  contribuèrent  pas  peu  non  plus  à  écarter  maints 
obstacles  et  à  établir  plus  promptement  la  confiance  mutuelle. 

A  l'appaj-ition  de  V Amlierst,  les  autorités  de  la  rive  furent  en  grand  embarras; 
ils  vinrent  à  bord  de  celui-ci,  puis  firent  venir  à  terre  le  capitaine;  ils  désiraient 
surtout  connaître  le  uom  de  ce  dernier,  le  lieu  de  son  départ  ainsi  que  de  sa  des- 
tination. Le  capitaine,  qui  avait  onlre  de  ne  faire  aucune  mention  de  la  compa- 
gnie des  Indes,  leur  déclara  en  conséquence  par  écrit  que  le  vaisseau  appailenait 
a  la  nation  anglaise,  qu'il  venait  du  Bengale  ,  qu'il  avait  soixanle-dix  hoinnics 
à  bord,  et  qu'il  était  destiné  pour  le  Japon;  il  changea  son  nom  IIu{',h  Hamilion 
en  Hu  hih  mie  ,  car  les  Chinois  n'écriraient  ni  ne  prononceraient  jamais  liugh 
Hamilton.  On  changea  aussi  le  mot  Bengale  en  Pang-ka-la. 

Après  huit  jours  de  relâche,  l'Atnhcrst  remit  à  la  voile  vers  le  nord.  Le  ter- 
rain ayant  été  suffisamment  sondé,  on  mou  lia  de  nouvci'U  le  17  mars,  à  l'em- 
bouchure d'un  fleuve  ,  sur  la  rive  duquel  se  trouvait  une  ville  d'une  grande 
importance,  appelée  Schin-Tseuw.  Un  Ijanc  de  sable  empêchait  l'entrée  du 
vaisseau;  mais  le  capitaine  fit  mettre  à  flot  les  canots,  aborda  la  rive,  et  rendit 
sa  visite  au  gouverneur  dans  un  vieux  château-fort  tombé  en  ruines  et  défendu 
par  six  canons.  Il  y  demeura  plusieurs  jours,  et  entreprit  des  excursions  dans  les 
environs;  partout  la  foule  étonnée  se  pressait  sur  son  passage,  mais  il  rencontrait 
de  tous  côtés  delà  politesse.  Chacun  apportait  ce  qu'il  axait  avec  un  air  joyeux, 
et  s'il  y  avait  par  hasard  un  petit  mal -entendu,  il  s'expliquait  bientôt.  Tous  bri- 
guaient l'honneur  de  recevoir  les  étrangers  dans  leurs  habitations  et  de  leur  of- 
frir un  petit  repas.  Hamilion  ayant  invité  quelques  uns  d'entre  eux  à  venir  à 
bord  ,  leur  joie  fut  à  son  comble  ,  et  ceux  que  Gutzlaff  avait  assistés  de  son  art , 
lui  portèrent  en  reroiuiaissance  des  poissons ,  de  la  pâtisserie  ou  d'autres  objets. 

Le  -lô  mars  on  jeta  l'ancre  en  face  de  la  ville  Ching-hae  ou  le  Tinj'Jiac,  une 
des  places  commerçantes  les  plus  considérables  de  la  province  de  Canton  , 
car  elle  compte  à  peu  près  deux  cent  mille  habitans ,  et  envoie  des  navires  mar- 
chands dans  tous  les  ports  de  l'empire  chinois  et  de  l'Archipel  des  Indes -Orien- 
tales. Le  Heuvc  qui  traverse  la  ville  porte  des  navires  de  trois  à  quatre  cents 
tODDcaux,  Beaucoup  de  ses  habilans  la  quittent  raoracnlanéraeat  pour  y  ic- 


109 

tourner  ensuite  avec  la  fortune  qu'ils  ont  gagnée  ailleurs,  et  continuent  alors  leur 
traficsurla  rade.  En  faccderenibouchuredecefleuvcso  trouvcrîlcNamo  ou  Nan 
Gavn,  pays  monlneux  et  sec,  dont  néanmoins  l'industrie  chinoise  sait  tirer  un  as- 
sez bon  put'.  Une  grande  paitic  des  forces  mariliaics  de  la  Chine  est  stationnée 
dans  la  lade  confiée  à  un  amiral  qni  a  avec  lui  une  force  de  cinq  mille  deux  cent 
trente-sept  soidats  de  marine.  Deux  forts  défendent  le  port  à  droite  et  à  gauchej 
il  était  asjcz  naluiel  de  craindre  qu'avec  des  forces  aussi  supérieures,  les  Chinois 
ne  fissent  un  fort  mauvais  accueil  au  vaisseau  de  la  compagnie.  Mais  ils  ne  firent 
montre  de  leur  pouvoir  que  pour  rcfusci'  au  capitame  de  se  transporter  à  bord 
dune  jonque  de  guerre.  Le  commandant  d'une  joiupie  marchande  se  conduisit 
différemment  :  il  in\  iia  hs  Ani'jlais  à  venir  le  visiter,  et  les  reçut  de  la  manière 
la  plus  cordiale.  Mais  deux  chaloupes  de  guerre  parurent  presque  aussitôt;  quel- 
ques mandarins  en  descendirent  ,  et  reprochèrent  vivement  à  leur  compatriote 
d'avoir  reçu  chez  lui  des  Barbares.  Cet  incident  cependant  prit  bientôt  une 
face  plui  favorable  :  la  conversation  se  termina  gaiement,  cl  les  inandarins  firent 
des  excuses  pour  la  conduite  qu'ils  avaient  tenue,  en  affirmant  qu'il  ne  fallait  s'en 
prend  e  qu'aux  ordres  qu'ils  avaient  reçus  des  autorités. 

On  s'enlrelint  pendant  une  demi-heure  de  la  manière  la  plus  affable  ;  ces 
fonctionnaires  chir)ois  n'étaient  pas  peu  surpris  qu'un  Anglais  parlât  leur  langue 
aussi  ficilement,  qu'il  connût  aussi  bien  la  géographie  de  leur  pays ,  leurs  mœurs 
et  leurs  lois.  S'ils  ne  prirent  point  M.  Gutzlaff  pour  un  indigène  ,  c'est  que  la 
conformation  du  crânai  des  Chinois  ,  des  yeux,  du  nez  et  des  joues,  diffère  telle- 
ment de  celle  des  Européens,  qu'un  habitant  de  l'empire  céleste  doit  distinguer 
un  Européen  au  premier  aspect.  Le  capitaine  Hamilton  les  assura  qu'il  y  a  six  ans 
son  ami  ne  savait  pas  un  mot  de  chinois.  Bref,  cette  scène,  orageuse  au  commen- 
cement, finit  très  amicalement ,  et  les  mandarins  prirent  congé  des  étrangers 
en  assurant  que  dans  leur  rapport  ils  dépeindraient  les  Anglais  comme  des 
hommes  honnêtes  et  tiès  vei'sés  dans  les  usages  de  la  bonne  compagnie. 

Cependant  ils  n'acceptèrent  pont  l'invitation  qui  leur  fut  faite  de  venir  à 
bord  de  VAtitlierst.  Hamilton  entendit  avec  plaisir  qu'ils  se  disaient  entre  eux, 
que  l'amiral  chinois  prenait  leur  navire  pour  l'avant-coureur  d'une  grande  flotte 
de  guerre  qui  venait  pour  ruiner  Canton  et  la  côte  entière.  Toutefois  ,  on  put 
se  convaincre  à  cette  occasion  que  les  Chinois  commercent  volontiers  avec  les 
étrangers,  alors  que  le  gouvernement  ne  les  en  empêche  pas.  U A nihcrst  r&mil 
bientôt  à  la  voile,  remonta  vers  Amov  dans  la  provincade  Fokien. 

Les  environs  de  la  ville  d'Amov  sont  les  plus  stériles  de  toute  la  Chine.  Ils  ne 
produisent  non  seulement  rien  qui  puisse  être  exporté  ,  mais  ils  tirent  encore 
leurs  matières  premières  du  dehors,  et  s'approvisionuenl  de  vivres  probablement 


110 

dansl*île  Je  Forniose,  ce  grantî  marché  au  blé  de  la  Chine  orionlalc  Cette 
ville  néanmoins  compte  painii  les  places  commet çantes  les  pins  coiisidéiablos  : 
ses  marchands  sont  en  relation  avec  toutes  les  îles  de  l'archipel  des  Grandes- 
Indes.  Ils  envoient  annuellement  à  Siam  sei^empnt  pics  de  quarante  gros  navi- 
res, et  ceux  destinés  pour  l'archipel  indien  sont  ordiMuirouicnt  de  huit  cents  ton- 
neaux. Leurs  navires  achètent  à  Sinjjapore  l'opium  et  les  maichandises  des  ma- 
nufactures anglaises.  Le  gouvernement  chinois,  loin  de  favoriser  cette  activité, 
a  tenté  au  contraire  de  l'arrêter.  Cette  province,  la  dernière  qui  se  soit  soumise 
aux  Mandchoux  ,  supporte  avec  beaucoup  d'impatience  le  joug  delà  domina- 
tion tartai-e  ,  et  saisiia  sans  doute  bienlôt  l'occaiion  de  le  secouer.  Cependant 
cette  résidence  rapporte  au  gouvernement  des  sommes  considérables.  Le  plus 
petit  navire  est  obligé  de  payer  près  de  mille  dollars,  et  d'apporter  en  outre  des 
nids  d'oiseaux  poiu*  l'empereur,  ainsi  que  d'autres  dons  pour  le  vice-gouver- 
neur et  autres  hauts  mandarins.  Le  droit  d'entrée  est  seulement  abais^é  pour  le 
riz,  parce  qu'il  est  un  objet  de  première  nécessité.  Mais  c'est  à  cause  de  cette 
exaction  que  beaucoup  de  marchands  ont  émigré  vers  d'autres  contrées,  où  leurs 
affaires  sont  moins  eritravées. 

L'arrivée  d'un  vaisseau  anglais  dans  la  rade  d'Amoy  fit  la  plus  grande  sensa- 
tion. Une  demi-heure  à  neine  était  écoulée,  que  des  mandarins,  tant  du  déj)ar- 
tement  de  la  guerre  que  de  l'intérieur,  parurent  pour  s'itiformer  des  ''ésirs  des 
Anglais.  Tous  étaient  très  polis,  principalement  le  chef  des  douanes,  qui  s'eu- 
quit  s'ils  avaient  l'intention  de  trafiquer.  Hamilton  n'ayant  touvé  aucune  ques- 
tion plus  opportune,  leur  dit  qu'il  manquait  d'eau  et  de  vivres,  et  ajouta 
qu'il  aurait  beaucoup  de  plaisir  de  faire  quelques  affaires  pendant  son  séjour  à 
Amov.  Mais  il  se  vit  à  l'instant  interrompu  par  le  chef  des  mandarins  de  la 
guerre,  qui  lui  fit  remarquer  que  les  lois  de  l'empire  céleste  défendent  tout 
commerce  étranger. 

Pendant  cette  conférence,  des  troupes  nombreuses  prirent  position  sur  la 
rive  et  un  mouvement  inaccoutumé  se  fit  remarquer;  pbisieuis  mandarins, 
dont  l'un  était  porté  par  huit  hommes  dans  une  sorte  de  fa^iteuil ,  entrèrent 
alors  dans  une  chapelle  en  face  du  vaisseau.  Deux  autres,  dont  un  de  la  guerre, 
nommé  Le,  cl  l'autre  de  l'inlrricur,  nommé  Sc/iow  ,  en  ressortiient  b.enlùt 
et  allèrent  trouver  les  Anglais.  Ce  der/iier  était  de  Peking  et  conduisait  la  [.lu- 
part  des  transactions  de  ce  genre.  11  avertit  les  Ai  glais  qu'ils  eussent  à  <piitier 
le  port  le  plus  promplement  possible;  qu'on  leur  délivrerait  gratuitement  tous 
les  vivres  dont  ils  aiu-aienl  besoin  ,  mais  cpie  p.rsonne  ne  déba.  (picrait ,  ni  ne 
pourrait  faire  avec  les  hab.tans  quelque  commerce  que  ce  s..il.  ilam.ltou  se 
plaignit  vivement  de  cette  conduite ,  en  leur  rappelant  combien  les  Chinois 


m 

étaient  reçus  amicalement  dans  les  colonies  indo-britanniques.  Du  reste  il  les  re- 
mtMcia  de  l'oFfre,  qu'ils  lui  faisaient,  de  le  fournir  gratuitement  de  vivres  en 
déclarant  que  tout  vjiisseau  marchand  ,  appaitenant  à  des  Anplais  pavait  au 
comptant  les  provisions  dont  il  se  fournissait.  Les  deux  mandarins  ai)pIaudiront 
de  la  maniôre  la  plus  polio  à  ses  observations,  et  dirent  que  leur  messape  étant 
exécuté,  ils  se  letiraient  dans  le  temple,  où  toutes  les  autorités  demeurèrent 
réunies  en  conseil  jusqu'à  la  nuit. 

Plusieurs  barques,  pendant  ce  temps-là  ,  ayant  voulu  aborder  le  vaisseau 
anglais  ,  les  canots  de  la  douane  s'avancèrent  pour  les  repousser.  A.  l'entrée  de 
la  nuit,  un  domestique  de  M.  Gulzlaff  descendit  à  terre,  il  avait  l'ordre  d'ouvrir 
des  communications  avec  quelques  uns  des  principaux  marchands.  A.  la  pointe 
du  jour  suivant,  c'est-à-dire  le  3  avril ,  plusieurs  jonques  de  guerre  et  d'autres 
pioiiidres  naviies  arrivèrent  dans  l'inteulion  évideiite  d'obser»er  les  Anplais  sé- 
vèrement. xVpièsde  nouvelles  délibérations,  les  mandarins  du  temple  firent  ran- 
ger un  corps  de  troupes  le  long  de  la  côte.  Tout  le  monde  était  en  mouvement 
et  dans  une  grande  inquiétude,  comme  si  l'on  eût  craint  un  débarquement  en- 
nemi. Daiis  le  coiirant  de  la  journée,  Lé  et  Chow  se  représentci-ent  pour  réité- 
rer l'avertissement  de  la  veille. —  «  Ce  que  nous  pourrions  faire  de  mieux  ré 
pondit  Hamilion,  serait  peut-être  de  débarquer  et  d'aller  pi'ésenter  nos  respects 
au  vice-gouverneur.  Nous  lui  ferions  connaître  nos  vœux,  et  tout  ombrape  excité 
par  notre  apparition  sera  effacé.»  Les  deux  envoyés  s'opposèrent  vivement  à  cette 
proposition.  Hamilton  leur  donna  ,  lorsqu'ils  se  retirèrent,  de  jolis  foulards  an- 
glais, des  camelots,  des  verres  de  différentes  espèces  et  un  télescope,  en  les  priant 
d'annoncer  au  vice  gouverneur  qu'il  désirait  avoir  un  entretien  avec  lui  •  mais 
tous  deux  s'en  défendirent. 

En  attendant,  iMM.  Hamilton  et  Gutzlaff  se  rendirent  dansla  ville,  et  furent  reçus 
parles  habitans  de  la  manièie  la  plus  amicale  ;  ceux-ci  les  entouraient  en  foule 
observaient  à  leur  égard  la  plusgrande  politesse  ,  elsemontrèrentsurtout  charmés 
lorsqu'ils  enlendiient  que  Gutzlalf  parlait  si  bien  leur  langue.  Le  mandarin  Lé 
l'accompagna  sous  le  prétexte  de  le  protéger  contre  l'importunité  du  peuple  et 
pour  lui  niontrer  les  curiosités  de  la  ville. — «Demain,  ajoufa-t-il,  on  obliendra  une 
audierce  du  vice-gouverneur.  »  Cette  |>o]ilesse,  cependant,  n'était  qu'un  masque 
pour  cmpèilicr  toute  espèce  de  communication  entre  les  Anglais  et  les  habitans. 
Après  une  heure,  pend  int  laquelle  Hamilton  et  son  ami  étaient  allés  voir  la  ville 
ils  rciournèienl  à  bord;  ayant  été  à  même  de  connaître  par  eux-mèmos  com- 
bien les  habitans  rep.reltaicnt  de  ne  pouvoir  visiter  U>  vaisseau  anglais  ni  de 
commercer  librement  avec  l'équijKige.  Dans  le  courant  de  la  jouruéc  se  pré- 


112 

scntèrent  encore  plusieurs  navires  de  guerre  ,  dont  un  portait  le  pavillon 
amiral. 

Le  lendemain,  VJmJierst  se  vit  entonré  de  ces  navires,  qui  traitèrent  de  la 
monière  la  plus  dure  toute  barque  qui  paraissait  vouloir  communiquer  avec  les 
Anglais.  Quelques  unes  d'entre  elles  furent  saisies  et  pillées,  pour  lo  simple  fait 
d'avoir  rôdé  autour  du  vaisseau  et  d'avoir  échangé  avec  l'équipage  des  signes  ou 
des  paroles.  Un  des  navires  du  gouvernement  jeta  l'ancre  tout  près  de  l'Amlierst 
et  suspendit  à  ses  agrès  un  grand  écriteau  sur  lequel  on  pouvait  lire  ce  qui  suit  : 
«  liC  vice-gouverneur  d'Amoy  ordonne  positivement  au  vaisseau  barbare  de 
lever  l'ancre  et  de  s'éloigner;  il  ne  lui  est  point  permis  de  séjourner  nulle  part. 
Il  est  défendu  à  toute  barque  de  s'approcher  du  navire  étranger,  et  d'entre- 
tenir aucune  communication  avec  lui.  » 

Peu  après,  une  dcputalion  composée  de  mandarins  apporta  aux  Anglais  un 
édit,  qui,  traduit  par  M.  Gutzlaff,  contenaitce  qui  suit  :  «6V/«,  vice-gouverneur 
de  tout  le  territoire  de  Fokien  et  gouverneur  de  toute  la  côte  ,  au  commandant 
de  la  réserve.  Comme  il  résulte  de  riipports  officiels  qu'un  vaisseau  des  barbares 
est  entré  dans  ce  port  sous  le  prétexte  de  vents  contraires,  nous  avons  con- 
sulté le  code  et  reconnu  que  dans  l'année  vingtvmième  de  Kinkiiig  il  a  été  rendu 
un  rcsciipt  impérial  qui  ordonne  ce  qui  suit  :  «  Dans  le  cas  où  quelque  vaisseau 
des  barbares  se  présenterait  sur  la  côte  du  territoire  de  Fokien  ou  de  Tchikeang, 
il  en  sera  repoussé  et  il  ne  lui  sera  pas  permis  d'y  séjourner.  Il  est  défendu  à  l'é- 
quipape  d'un  pareil  navire  de  débarquer ,  comme  il  est  de  même  sévèrement  in- 
terdit aux  habilans  de  la  côte  de  communiquer  ni  de  commercer  avec  le  vaisseau 
barbare.  Vous  avez  à  vous  conformer  à  cet  ordie.  » 

1)  Ces  ordres  supérieurs  ont  toujours  été  fidèlement  exécutés  jusqu'à  ce  jour; 
c'est  ce  qui  résulte  des  pièces. 

»  Mais  comme  le  vaisseau  barbare  s'est  approché  delà  côte,  il  est  urgent  de 
lui  donner  l'ordre  de  s'éloigner  promptement;  et  dans  le  cas  où  il  refuserait  de 
lever  l'ancre  ,  les  troupes  des  diverses  réserves  devront  empêcher  toute  commu- 
nication avec  les  habilans  du  pays.  Tels  sont  nos  ordres  que  le  colonel  a  à  exécu- 
ter immédiatement  11  enverra  d'abord  les  mandarins  Le  et  Chow  à  bord  du 
navire  bîybare  pour  lui  intitner  l'ordre  impérial  et  pour  prévenir  suffisamment 
lesdits  barbares  que  la  dynastie  céleste  ne  souffre  point  qu'on  désobéisse  à  ses 

volontés. 

y>  Comme  d  est  défendu  à  tout  navire  étrangrr  de  mouiller  près  de  la  côte, 
celui-ci  devra  mettre  aujourd'hui  même  à  la  voile;  il  ne  pourra  s'arrêter  ni  sé- 
journer près  des  terres  impériales,  bien  moins  débarquer  claudestincu.cnt.  .Si 
des  barques  s'en  approchent ,  on  prendra  tiotc  de  suite  des  noms  des  coupables, 


113 

qui  seront  arrêtés,  emprisonnés  et  jugés  dans  toute  la  rigueur  des  lois.  Gardez^ 
vous  de  vous  rendre  conpnblo  d'un  pareil  crime  ,  et  tremblez  I 

»  A  exécuter  comme  ordre  spécial.  » 

»  Les  porteurs  de  cet  ordre  firent  entendre  au  capitaine  que  le  vice-gouver- 
neur n'était  pas  éloigné  d'accorder  une  audience.  Ilamilton  leur  fit  d'amers  re- 
proches sur  cette  contradiction  entre  leurs  paroles  et  les  mesures  ordonnées  con- 
tre lui.  Il  s'écria  qu'on  ne  le  ti-aitait  pas  en  ami,  mais  bien  en  ennemi  I  » 

Les  mandarins  protestèrent  hautementcontre  cette  assertion  et  affirmèrent  qu'on 
ne  devait  dans  aucun  cas  leur  supposer  des  senlimens  hostiles.  Gulzlaff  alors  re- 
partit qu'une  conduite  amicale  valait  mieux  qu'une  parole  amicale,  et  que  l'oa 
ne  voyait  point  de  traces  de  celle-là.  L'on  convint  enfin  que  le  vice-gouverneur 
se  rendrait  à  midi  au  temple  de  la  côte,  et  qu'il  leur  accorderait  l'audience  qu'ils 
avaient  demandée.  Hamilton  fit  en  conséquence  une  requête,  dans  laquelle  il 
affirmait  qu'il  n'avait  nullement  l'intention  de  contrevenir  aux  lois  du  pays. 
Elle  était  ainsi  conçue  : 

Le    capitaine  anglais  Hamilton  au  vice-gouverneur  de  tont  le   territoire  de 

Fofiein ,  etc.  ; 

»Un  vaisseau  anglais  venant  du  Bengale,  destiné  pour  le  Japon  et  d'autres 
endroits,  et  chargé  de  draps,  camelots ,  calicots^  toiles  de  coton  et  autres  mar- 
chandises de  ce  genre,  est  entré  dans  le  port  d'Amoy  ,  le  3  avril*  retenu  par  des 
vents  contraires  ,  et  ses  provisions  en  eau  et  en  vivres  étant  à  peu  près  épuisées, 
il  a  relâché  ici ,  pour  se  munir  de  divers  objets  nécessaires  à  ses  besoins.  Arrivant 
de  pays  lointains,  nous  osions  nous  attendre  à  un  traitement  amical  de  la 
part  des  Chinois  ,  les  deux  peuples  étant  depuis  des  temps  reculés  dans  des  rela- 
tions réciproques  d'amitié  et  de  commerce.  Néanmoins  nous  nous  voyous  entou- 
rés de  navires  de  guerre  ,  et  un  ordre  supérieur  a  été  publié  par  lequel  il  est  dé- 
fendu aux  habitans  de  communiquer  avec  nous;  nous  sommes  donc  forcés  de 
croire  que  de  faux  rapports  vous  ont  été  faits,  et  que  vous  ignorez  les  bonnes  in- 
tentions des  Anglais,  puisqtic  vous  avez  ordonné  des  mesures  qui  nous  font  consi- 
dérer non  pas  comme  des  amis,  mais  comme  des  ennemis  des  Chinois. 

»  Cependant,  vous  ne  devez  pas  ignorer  la  haute  renommée  du  peuple 
anglais;  vous  devez  savoir  que  lorsque  des  habitans  de  la  Chine  se  transportent 
dans  ses  colonies,  leur  commerce  n'y  est  point  entravé,  ils  y  jouissent  d'un  séjour 
parfaitement  libre,  comme  les  Anglais  eux-mêmes.  Personne  n'ose  les  offenser  ni 
leur  porter  aucun  préjudice;  ils  n'y  sont  point  obligés  de  solliciter  le  secours  ou 
la  protection  d'un  mandarin.  D'où  vient  donc  qu'on  nous  montre  des  senlimens 

3.  8 


114 

hostiles  ?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  que  les  deux  peuples  s'efforçassent  ,  au 
contraire,  d'établir  entre  eux  des  rapports  d'amitié  et  de  bienveillance? 

»  Eu  outre,  la  puissance  delà  Grande-Bretagne  ne  saurait  vous  être  inconnue; 
ses  vaisseaux  sont  nombreux  et  ses  frontières  touchent  à  V empire  du  milieu.  Son 
empereur  permet  à  tous  ses  sujets  de  se  transporter  et  faire  le  commerce  où  bon 
leur  semble  ,  même  dans  les  pays  les  plus  lointains  ;  mais  il  leur  est  particulière- 
ment recommandé  de  se  conduire  partout  loyalement,  et  de  faire  respecter,  par 
leur  manière  d'agir,  le  nom  anglais  chez  tous  les  peuples.  Moi  aussi  j'ai  reçu  des 
ordres  semblables  de  mes  supérieurs,  et  m'y  conformerai  strictement  en  visi- 
tant les  ports  chinois;  cependant  je  ne  saurais  supporter  patiemment  une  of- 
fense. 

»  Je  vous  transmets  donc  cette  requête,  espérant  qu'il  ne  sera  mis  aucun  nou- 
vel obstacle  à  notre  approvisionnement;  nous  serons  infiniment  reconnaissans  de 
cette  faveur.  » 

Pendant  que  Hamilton  transcrivait  cette  requête,  des  navires  chargés  de  trou- 
pes se  présentèrent  de  différens  côtes;  l'on  braqua  le  long  de  la  côte  une  rangée 
de  petites  pièces  de  campagne;  on  alla  même  jusqu'à  placer  plusieurs  bouches  à 
feu  aux  fenêtres  d'une  maison  qui  ressemblait  à  une  caserne  ou  à  un  arsenal^  bien 
que  ces  canons  étant  sans  affùi  fussent  fort  peu  à  craindre.  Tous  ces  préparatifs 
n'étaient  rien  moins  que  pacifiques,  aussi  l'Amberst  se  mit-elle  aussitôt  en  posi- 
tion de  braver  toute  agression  qui  pourrait  s'ensuivre. 

Il  était  un  peu  plus  de  midi,  lorsque ari'iva une  députation  de  mandarins  char- 
gée d'aimonccr  aux  Anglais  qu'ils  pouvaient  se  présenter  à  l'audience.  Hamilton 
débarqua  non  loin  du  temple  avec  son  ami  Gutzlaff  ;  sur  la  côte ,  étaient  cinq 
cents  hommes  qu'on  avait  rangés  en  une  seule  ligne  pour  en  augmenter  le  nom- 
bre à  la  vue.  La  foule  se  pressait  sur  le  rivage  et  les  hauteurs  environnantes  ,  et 
offrait  un  spectacle  des  plus  animés.  Le  mandarin  Zc,  accompagné  de  plusieurs 
autres  ,  les  reçut  et  les  conduisit  à  travers  une  double  haie  de  soldats  dans  l'inté" 
rieur  du  temple,  où  dix  mandarins  étaient  assis  en  demi  cercle.  Le  vestibule  était 
rempli  d'officiers  en  grande  tenue  ,  armés  d'arcs  et  de  flèches  ,  et  de  mandarins 
qui  portaient  comme  marque  de  lour  dignité  des  boutons  rouges  et  bleus.  Ha- 
milton remit  alors  sa  réclamalioii  au  vice-gouverneur.  Celui-ci  était  un  vieillard 
qui  paraissait  encore  plein  de  vigueur;  sa  physionomie  avait  une  expression  pleine 
de  bonté;  il  ouvrit  la  requête  ,  el  lut  en  même  temps  qu'un  mandarin  qui  se 
trouvait  à  ses  côtés,  pondant  c|u'Ilaniilton  et  Gutzlaff  reculaient  quelciues  pas 
pour  s'asseoir;  mais  comme  il  n'y  avait  pas  de  siège,  et  que  personne  ne  paraissait 


115 
disposé  à  leur  en  apporter  ,  Hamiiton  ne  put  s'empêcher  de  déclarer  haulcment 
qu'il  n'entendait  nullement  se  trouver  devant  un  tribunal,  sur  quoi  on  l'invita 
ainsi  que  son  compagnon  à  se  rendre  dans  une  pièce  attenante  ,  où  on  leur  offrit 
du  thé  et  des  rafraichisseniens.  Bientôt  après  le  vice-gouverneur  les  fit  appeler 
pour  leur  communiquer  la  décision  de  l'assemblée.  Il  leur  exprima  le  regret  qu'il 
aurait  devoir  interrompre  les  relations  d'amitié  des  Chinois  avec  les  Anglais  j 
mais  il  leur  déclara  que,  d'un  autre  côté,  les  lois  du  pays  s'opposaient  à  ce  qu'ilg 
prolongeassent  davantage  leur  séjour  sur  la  cote,  et  que  s'ils  voulaient  se  retirer 
immédiatement  à  quelque  distance  des  terres,  on  pourvoirait  gratuitement  à 
tous  leurs  besoins. 

Hamiiton  fit  à  cette  communication  la  même  réponse  qu'il  avait  faite  la  veille, 
c'est-à-dire  que  les  vaisseaux  marchands  anglais  n'étaient  pas  dans  l'habitude 
de  se  fournir  de  provisions  sans  payer  j  qu'il  était  contraire  à  l'honneur  de  se 
faire  traiter  comme  de  pauvres  diables ,  et  qu'il  ne  désirait  obtenir  que  la  per- 
mission d'acheter  ce  qu'il  lui  fallait^  ce  qu'un  peuple  ami  de  l'Angleterre  ne 
pouvait  raisonnablement  refuser. 

Le  vice-gouverneur  parut  céder  à  ces  raisons;  il  se  conduisit  aussi  poliment 
que  l'importance  administrative  des  Chinois  pouvait  le  permettre;  mais  un  man- 
darin de  Canton  qui  se  trouvait  auprès  de  lui,  se  montra  extrêmement  hostile  à 
leur  égard,  dans  tout  le  courant  de  cette  négociation.  11  échangea  même  avec 
M*  Gtttzlaff  les  propos  les  plus  vifs.  —  Ne  croyez  point^  disait-i! ,  que  l'Amherst 
manque  de  vivres,  ce  n'est  là  qu'un  vain  prétexte  sous  lequel  les  Anglais  ca- 
chent de  mauvaises  intentions.  Gutzlaff  ne  se  déconcerta  nullement  par  de  pa- 
reilles assertions,  et  y  répondit  d'une  manière  si  vigoureuse  et  si  adroite,  que 
les  autres  mandarins  ne  pouvaient  cacher  une  sorte  de  joie  maligne.  L'adver- 
saire de  Gutzlaff  n'en  devint  que  plus  furieux  ;  il  s'oublia  même  au  point  que 
le  vice-gouverneur  fut  obligé  d'intervenir.  Convaincu  enfin  qu'Hamilton  ne  vou- 
lait point  recevoir  de  vivres  aux  conditions  qu'on  lui  proposait,  le  gouverneur 
céda,  et  permit  que  le  vaisseau  demeurât  sur  la  côte  ;  les  vivres  devaient  être  li, 
vrés  à  bas  prix,  et  les  achats  faits  par  un  commissaire.  Hamiiton  remercia  par- 
ticulièrement le  vice-gouverneur  des  sentimens  bienveiUans  dont  il  avait  fait 
preuve  à  son  égard,  et  l'engagea  à  venir  à  bord  de  son  vaisseau.  Celui-ci  ré- 
pendit, en  le  remerciant,  qu'il  ne  lui  était  point  permis  d'accepter  cette  invi- 
tation ;  mais  le  fougueux  mandarin ,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut ,  éclata 
de  nouveau  en  parole  de  colère.  —  Votre  vaisseau,  dit-il ,  m'est  aussi  méprisa- 
ble que  vous-même!  Et  en  s'adressant  à  Gutzlaff,  il  ajouta  :  Vous  êtes  un  Chinois 
qui  sert  un  traître  sous  le  masque  de  barbare.  Des  ce  moment,  il  ne  fut  plus 
permis  de  mettre  en  doute  la  perfection  avec  laquelle  M.  Gutzlaff  parlait  cette 

8. 


116 

langue,  quoique,  comme  nous  l'avons  remarqué  plus  haut ,  il  nous  paraisse  in- 
concevable qu'un  Européen  puisse  être  pris  pour  un  Chinois. 

Lorsqu'enfin  tout  fut  terminé,  Hamilton  comprit  combien  il  avait  commis 
(le  fautes  pendant  cette  négociation.  Il  était  resté  debout  pendant  l'audience, 
tandis  que  les  mandarins  du  plus  bas  rang  sont  toujours  assis  dans  ces  occasions. 
Cependant  il  comprit  aussi  parfaitement  d'un  autre  côté,  que  s'il  eût  été  assez 
faible  pour  céder  devant  les  prétendues  lois  inaltérables  de  l'empire  céleste  j  il 
n'eût  plus  été  désormais  possible  de  traiter  avec  ces  mandarins.  Il  lui  importait 
seulement  de  savoir  jusqu'oi^i  on  pouvait  aller  ,  et  si  le  cas  pouvait  se  présenter, 
où  les  autorités  chinoises  feraient  exécuter  leurs  ordres.  On  avait  défendu  à  qui 
que  ce  fût  du  vaisseau  étranger,  de  mettre  pied  à  terre j  on  avait  signifié  à 
l'Amherst  de  remettre  à  la  voile  immédiatement  après  son  arrivée,  et  il  n'avait 
été  obtempéré  à  aucun  de  ces  ordres.  L'on  avait  également  refusé  de  céder  sur 
le  point  des  vivres.  Cette  circonstance  était  peu  importante  en  elle-même,  mais 
elle  permit  de  résoudre  une  question  qui  était  d'un  assez  grand  poids^  savoir  : 
de  quelle  manière  les  autori'.cs  chinoises  interviendraient  dans  des  cas  plus 
graves. 

Hamilton  resta  à  l'ancre  jusqu'au  7  avril  ,  et  rien  de  remarquable  n'arriva 
plus  à  bord  ,  si  ce  n'est  un  nouvel  acte  d'astuce,  de  la  part  des  Chinois,  que 
nous  allons  rapporter.  Au  lieu  de  nommer  pour  commissaire   un  homme  in- 
struit, les  autorités  chinoises  envoyèrent  à  bord  de  l'Amherst  un  matelot  ap- 
partenant à  un  navire  marchand.  Aucun  mandarin   n'eut  la  permission  de  les 
visiter,  pas  même  l'affable  Le',  qui  fit,  par  un  messager,  exprimer  ses  regrets  de 
ne  pouvoir  prendre  congé  en  personne  d'Hamilton  et  de  Gutzlaff.  En  agissant 
ainsi  on  voulait  montrer  auji  Anglais  que  l'on  n'avait  nullement  cédé  à  leurs 
raisons  ,  mais  exercé  tout  simplement  à  leur  égard  un   acte  de  miséricorde.   Le 
matelot  à  qui  l'on  avait  conféré  l'emploi  de  courtier,  avait  fait  la  connaissance 
de  Gutzlaff  pendant  son  voyage  chez  les  Tartares-Mandchoux ,  et  comme  il 
avait  eu  à  se  louer  de  la  bienveillance  de  l'ofncier  anglais,  il  se  rejouit  beau- 
coup de  le  revoir  à  Amoy.  Ayant  pour  cela  sollicité  la  permission  d'aller  à  bord, 
on  la  lui  avait  accordée,  et  on  l'avait  en  même  temps  nommé  commissaire,  bien 
qu'il  ne  sût  ni  lire  ni  écrin*.  Ceci  devait  nécessairement  le  jeter  dans  un  fort 
grand  embarras,  car  comment  le  pauvre  homme  pouvait-il  servir  d'intermé- 
diaire'entre  les  autorités  chinoises  et  les  Anglais,  sans   mécontenter  l'un  ou 
l'autre  des  deux  partis  ?  Mais  cela  n'était  pas  tout  encore  :  on  l'avait  rendu  res- 
ponsable de  tout  ce  que  les  Anglais  pouvaient  entreprendre,  comme  si  ceux-ci, 
qui  résistaient  audacieusement  au  vice-gouverneur  lui-même,  eussent  craint 
un  pareil  individu.  L'eu  ne  s'eo  tint  point  là  :  le  G  avril  l'Amherst  clant  pourvu 


117 
d'eau  et  de  vivres,  le  matelot  supplia  vivement  le  capitaine  de  ne  point  tarder 
davantage  à  mettre  à  la  voile.  Comme  celui-ci  s'étonnait  de  l'empressement  que 
le  matelot  mettait  à  donner  cet  avis,  il  apprit  que  non  seulement  les  manda- 
rins avaient  fait  mettre  l'embaifjo  sur  le  vaisseau  anglais  auquel  il  appartenait, 
pour  ne  le  lever  qu'après  le  départ  des  Anglais;  mais  qu'on  l'avait  menacé  en- 
core de  chdlimens  corporels  dans  le  cas  où  il  ne  les  ferait  point  partir  dans  le 
plus  bref  délai  possible.  Hamilton  ressentit  tant  de  dépit  de  cette  basse  conduite, 
que  de  prime  abord  il  refusa  de  répondre -'mais  il  renvoya  ensuite  le  courtier 
au  vice-gouverneur,  en  le  prévenant  qu'un  Anglais  n'était  pas  dans  l'habitude 
de  négocier  par  l'entremise  d'un  matelot,  et  que  si  on  ne  lui  envoyait  nn  autre 
agent,  il  ne  serait  point  encore  question  de  son  départ.  Le  pauvre  Chinois  re- 
vint bientôt,  et  rapporta  mille  choses  obligeantes  de  la  part  du  gouverneur,  ou 
qu'il  pouvait  bien  avoir  inventées  lui-même  j  ce  qui  était  encore  plus  probable; 
mais  enfin  il  en  appela  de  nouveau  à  la  miséricorde  d'Hamilton. — Si  vous  ne  le- 
vez pas  l'ancre  demain  malin  ,  rcpéta-t-il,  non  seulement  je  serai  sévèrement 
châtié,  mais  j'aurai  encore  à  craindre  les  mauvais  traitemens  du  maître  de  mon 
navire  ,  ainsi  que  des  patrons  de  tous  les  autres,  parce  qu'ils  sont  obligés  d'at- 
tendre mon  retour  avant  de  sortir.  Hamilton  n'ayant  plus  aucun  prétexte  plau- 
sible pour  retarder  son  départ,  promit  de  lever  l'ancre  le  lendemain  matin,  et 
soulagea  ainsi  le  pauvre  matelot  de  ses  mortelles  angoisses.  Cependant  que  dire 
d'autorités  qui  tachent  d'atteindre  leur  but  par  des  moyens  aussi  peu  honora- 
bles, et  qui,  immédiatement  après  notre  départ,  annoncent  à  Anioy  et  dans  la 
Gazette  do.  la  cour  que  le  vaisseau  des  barbares  avait  e'Le'  chasse  par  la  flotta 
impériale  ! 

Le  domestique  que  Gutzlaff  avait  fait  débarquer  était  revenu  le  5  avril  pen- 
dant la  nuit,  et  avait  rapporté  que  partout  le  bruit  s'était  répandu  qu'une 
grande  flotte  anglaise  arriverait  pour  venger  les  outrages  reçus  à  Canton,  et 
que  le  vaisseau  l'Aniherst  n'en  était  que  le  précurseur.  Toutes  les  troipes  de 
l'intérieur  de  l'empire  étaient  en  marche.  Les  marchands  eussent  vivement  dé- 
siré de  pouvoir  commercer  avec  le  capitaine  anglais,  comme  Hamilton  lui- 
même  s'en  était  convaincu  pendant  le  séjour  qu'il  fit  dans  le  pays.  Il  mettait  à 
peine  le  pied  sur  la  rive  que  déjà  des  mandarins  et  des  soldats  l'avaient  entouré 
sous  prétexte  de  le  protéger  contre  Timportunilé  du  peuple.  Personne  cepen- 
dant, parmi  la  foule,  n'avait  de  mauvaises  dispositions  ,  et  il  y  rencontra  con- 
stamment l'accueil  le  plus  obligeant. 

M.  Hamilton  n'aura  pas  peu  contribué  ,  pour  sa  part,  à  encourager  ces  dis- 
positions favorables,  en  distribuant  au  peuple  une  grande  quantité  d'cxemplai- 
yes  de  l'écrit  de  Majoribank  sur  le  caractère  de  la  nation  anglaise ,  qu'il  avait 


j 


118 

apportés  de  Canton,  L'ignorance  dans  ce  qui  se  rapporte  aux  pays  étrangers  est 
eiLtrême  «n  Chine,  même  dans  les  classes  élevées  de  la  société.  Chacun  s'y  fait 
des  Anglais  en  particulier^  et  des  Européens  en  général ,  les  idées  les  plus  bizar- 
res et  les  plus  éloignées  du  vrai,  et  la  gazette  de  Peking  n'est  point  faite  pour 
donner  plus  de  lumières  sur  ce  sujet,  de  sorte  quHamilton  a  répandu  par 
cette  diflribution  une  semence  féconde  pour  l'avenir.  ^ 

Traduit  de  rallemand,  parle  baron  Albert  de  Starschedel. 


iLiffiïiAmE 


ROBERT  LE  MAGNIFIQUE, 

HISTOIRE  DE  LA  NORMANDIE  AU  XP  SIÈCLE, 

PAR    M.    LOTTIN    DE    LAVAL,    ENC.     (1). 


Chaque  genre  de  littérature  a  eu  son  temps.  Les  beaux  siècles  de  la  Grèce  et  de  Rome 
furent  aussi  ceux  où  l'éloquence,  la  poésie,  et  l'iiisloire  surtout,  brillèrent  avec  le  plus 
d'éclat ,  dans  les  âges  modernes ,  le  siècle  de  Louis  XIV  rivalise  avec  Athènes  et  l'Italie; 
mais  le  roman  historique  ne  fut  point  connu,  ou  au  moins  ne  domina  pas  chez  les 
Français  du  dis-septième  ni  du  dix-huitième  siècle,  noa  plus  que  chez  les  Grecs  ni  chez 
les  Romains.  Cependant,  ce  genre  de  littérature  a  aujourd'hui  une  grande  vogue:  tout 
le  monde  aspire  à  y  briller.  Tandis  que  les  Hérodote,  les  Tacite,  les  Bossuet  et  lesFleury 
craignaient  de  se  laisser  dominer  par  l'imagination,  et  évitaient  dans  le  récit  dos  faits 
jusqu'à  l'hyperbole,  les  romantiques  historiens  de  nos  jours  ne  peuvent  plus  narrer  le 
moindre  fait  si  l'imagination  ne  les  inspire,  et  ne  prête  à  leurs  pinceaux  des  couleurs 
fantastiques.  Et  encore,  dans  ce  genre,  n'ont-ils  pas  le  mérite  de  l'invention  ;  car,  dans 
le  moyen  âge  et  les  temps  que  les  écrivains  philosophes  ont  qualifié  de  barbares,  les  au- 
teurs ne  pouvaient  rien  écrire  sans  y  mêler  du  merveilleux.  Une  victoire  ne  pouvait  être 
remportée  sans  que  des  êtres  surnaturels  n'y  prissent  part  :  les  guerriers  qui  y  combat- 
taient étaient  plus  que  des  hommes  i  d'un  coup  de  sabre ,  ils  fendaient  un  "uenicr  eu 
deux;  un  seul  arrêtait  des  régimcns  de  vilains.  Si  un  monastère,  une  ville,  ou  un  monu- 
ment remarquable  était  fondé  quelque  part  ,  c'est  que  l'archange  saint  Michel  était  ap- 
paru à  de  pieux  chrétiens  pour  en  donner  le  plan  ;  ou  bien,  un  grand  dragon  ravageait 
le  pays,  et  un  homme  de  Dieu,  protégé  du  cutlj  en  avait  délivré  ses  semblables. 

Ces  pieux  écrivains  du  temps  de  nos  vieux  parens,  si  calomniés,  sont  donc  aujourd'hui 
à  peu  près  réhabilités;  on  les  copie,  on  les  prend  pour  modèles;  comme  eux,  on  mêle 
partout  la  fiction  à  l'histoire,  des  légendes  apocryphes  à  des  récils  vrais;  et  si  Ion  ne 
trouve  pas  encore  à  chaque  page  des  miracles,  cela  viendra  avant  peu.  En  attendant,  les 
héros  que P'écrivain  du  jour  choisit  pour  son  épopée  historique  sout  toujours  doués  d'un» 

(j)  Deux  vol.  ;  chez  Ambroiso  Dupont,  éditeur,  nie  Vivienne,  et  au  burcad  do  Vt!* 
po^ue,  fxh.  i  x5  it. ,  et  17  Ir.  par  la  poste. 


120 

bravoure  à  toute  épreuve,  d'une  force  indomptable  ;  un  seul  suffit  pour  ramener  au  com- 
bat une  armée  en  déroute,  pour  culbuter  des  bataillons  cnlicrs  ;  tandis  que  les  bras , 
Jes  fêtes,  volent  au  loin  sous  le  Irancliant  de  leur  formidable  glaive,  on  les  croirait  eux 
seuls  invulnérables.  Ce  genre  estassinémenl  fort  commode  ;  c'est  ce  qui  fait  que  de  pâles 
écrivains,  sans  talent,  sans  invention,  sansslvlcj  l'ont  embrassé.  Ils  copient  un  fait 
raconté  par  nos  vieilles  chroniques  ;  ils  y  mêlent  toutes  les  légendes  du  temps,  plus  ou 
moins  bien  rajustées  au  sujet  principal  ;  ils  y  joignent  de  leur  crû  beaucoup  d'horrible  , 
beaucoup  de  forfaits,  et  puis  ils  vont  chez  un  éditeur,  qui  end)ouche  la  trompelle  de  la 
renommée,  et  dès  lors,  s'il  faut  l'en  croire,  on  n'a  jamais  rien  vu  de  si  bien  dit,  de  si 
touchant,  de  sisublirae  ;  en  un  mot ,  cela  fait  peur  ! 

Cependant ,  du  milieu  de  cette  nuée  de  pâles  et  insipides  compilateurs,  il  est  quelques 
hommes  qui  sortent  de  ligne  :  ceux-ci  travaillent  leurs  sujets  en  conscience  ,  et  s'ils  en 
puisent  le  fond  dans  l'histoire  ,  ils  le  refondent.  Leur  travail,  après  être  passé  parle 
creuset  de  leur  génie,  forme  un  tout  dont  les  parties  sont  homogènes.  Parmi  ces  rares 
romanciers  historiens,  nous  croyons  pouvoir,  sans  craindre  d'être  démentis,  ranger  l'au- 
teur de  Robert-le-Magnifi(]'.te.  Cet  ouvrage  est  un  des  meilleurs  et  des  pins  inléressans 
qui  aient  paru  depuis  quelques  années  :  on  y  voit  briller  partout  une  imagination  riche 
en  couleurs  et  en  similitudes,  et  féconde  en  épisodes  curieux.  Avant  que  de  toucher  ii 
la  critique  ;  nous  allons  tracer  en  quelques  pnges  l'hislorique  de  ce  livre  ,  et  afin  de 
mclti'e  le  lecteur  à  même  de  l'apprécier,  nous  citerons  l'épisode  de  Kahet  et  de  Deïdza, 
qui  domine  tout  le  sujet. 

Treize  rois  depuis  Charlemagne  avaient  passé  sur  le  trône  de  France  ;  Robertlc- 
Pieux  régnait  à  la  place  de  Hugues  son  père  ,  quand  le  onzième  siècle  commença.  Ro- 
bert-le-Magnilique  posait  alors  sur  sa  tête  la  couronne  ducale  de  Normandie. 

Guillaume  de  Bélesme  ,  comte  d'Alençon  ,  Ger  de  ses  grandes  richesses  et  de  se» 
quatre  fils,  refusa  liommage  au  duc  de  IVormandie,  des  ancêtres  duquel  il  tenait  son 
fief.  Robert  réunît  son  armée  pour  punir  sa  félonie.  Elle  marche  au  siège  d'Alençon  sous 
la  conduite  du  comte  Krard  de  Percy,  que  le  duc  a  nommé  généralissime. 

La  ville  d'Alençon  était  bien  forliliée.  Elle  était  à  peine  investie  ,  que  le  duc  Robert 
vint  lui  même  prendre  le  commandement  de  son  armée.  Il  désapprouva  les  dispositions 
du  comte  de  Percy,  et  choisit  une  jiosition  plus  rapprochée  de  la  ville,  afin  d'être  plus 
à  portée  d'agir  dans  une  attaque  soudaine  et  impétueuse.  Après  trois  jour^  de  repos 
donnés  aux  soldats  ,  la  ville  est  attaquée.  Au  moment  de  former  l'attaque,  Robert  et 
son  armée  fléchissent  les  genoux  pour  implorer  le  secours  de  Dieu.  Quand  la  prière  est 
finie,  le  combat  commence.  Il  est  meurtrier:  les  assiégeans  sont  repoussés  avec  perte. 
Les  assiégés  avaient  eux-mêmes  éprouvé  un  échec,  et  ils  étaient  rentrés  précipitamment 
dans  la  ville.  Dans  un  second  assaut,  le  duc  Hobert  sétant  approché  trop  près  des  rem- 
parts ,  est  atteint  dune  flèche  lancée  par  ordre  du  comte  d'Alençon.  .Sur  ces  entre- 
faite»,  Ariette  de  Vcrtprt,  maîtresse  du  duc,  accoucha,  à  l'aluise  ,  d'un  lils  qui  fut  de- 
puis Guillaumc'leConquérant.  Ccpcndîint  les  machines  do  guerre  ont  battu  les  mu- 
faillç»  d'AleoçQji ,  çt  imc  large  brèche  est  oufcrtc,  Le  y\c\n  çomlo  penec  i  60  rendre  i 


121 

mais  Kabcl  relève  son  courage.  Il  part  à  la  tÊte  de  cent  braves  pour  aller  surprendre 
Robert  dans  sou  camp.  Il  y  fait  un  massacre  borrible,  mais  il  est  vaincu.  La  famiito 
règne  dans  Alençon  ,  et  la  ville  se  rend.  Irrilé  de  la  résistance,  Robert  impose  de 
dures  coudilions.  Il  vint  ensuite  à  Falaise  où  il  donna  de  grandes  fcles  pour  célébrer  la 
naissance  de  son  fils.  Beaucoup  de  largpsses  furent  faites  au  peuple  en  cette  occasion. 

Kdbel  ,  le  chevalier  maudit,  avait  été  fait  prisonnier,  et  en  attendant  le  jugement  qui 
allait  être  prononcé  sur  son  sort,  il  fut  jeté  dans  une  prison  souterraine,  étroite,  bunitde, 
infecte,  et  éclairée  seulement  par  une  lampe  sépulcrale.  Quant  les  fêles  furent  finies  , 
Kabcl,  qui  n'y  avait  point  participé,  fut  amené  devant  les  juges.  Ils  siégeaient  nombreux; 
c'claient  des  chevaliers  présidés  par  Robert  lui-même  ;  ils  devaient  dégrader  un  cheva- 
lier avant  que  de  le  condamner  à  jnort.  La  sentence  fui  portée,  puis  retirée,  puis  con- 
firmée; cl  Kahel  parut  le  lendemain  sur  léchafaud.  Après  lui  avoir  arraché,  pièce  à 
pièce,  son  armure  de  chevalier,  et  lavoir  battu  de  verges,  il  fut  conduit  au  bourreau,  et 
au  moment  où  celui-ci  allait  porter  le  coup  fatal ,  le  duc  Robert  fit  reconduire  le  con- 
damné dans  son  cachot,  ajournant  le  supplice  à  l'un  des  jours  suivans.  Ce  retard  déplut 
beaucoup  au  peuple  ,  qui  ,  avide  d'émotions  sanglantes ,  était  accouru  en  foule  pouV 
voir  se  terminer  par  le  sang  ,  des  réjouissances  passées  dans  les  orgies  de  l'ivresse  et  de 
la  débauche  la  plus  effrénée. 

Le  motif  de  ce  relard  était  inspiré  par  l'amour.  Le  duc  Robert  aimait  une  belle  et 
jeune  fille  qui  passait  pour  la  sœur  de  Kahel.  Or.  Kahel  qui  haïssait  profondément  le 
duc,  élajt  peu  disposé  à  lui  laisser  sa  sœur  ;  et  Robert ,  avant  le  supplice  de  Kahel, 
voulait,  à  quelque  prix  que  ce  fût,  savoir  la  retraite  de  son  amante. 

Pour  jeter  un  peu  de  lumière  sur  ce  drame,  dont  les  fils  se  croisent,  se  mêlent,  et  so 
confondent  tellement  ensemble,  qu'une  première  lecture  ne  peut  suffire  pour  les  suivre 
et  les  saisir,  sans  les  confondre  ,  nous  allons  reprendre  les  choses  de  plus  haut. 

Un  pèlerin  nommé  Hugues  ,  comte  de  Cantclou  ,  dons  l'un  de  ses  voyages  à  la  Terre- 
Sainte,  vint  demander  asile  à  l'émir  de  Cédar  ,  qui  l'acrueillil  avec  bienveillance,  et  le 
laissa  dans  son  palais,  pendant  qu'il  allait  au  loin  combattre  un  peuple  ennemi.  Pendant 
celte  absence,  Cantclou  séduisit  Maleka,  femme  de  Massoud  .  l'émir  de  Cédar  ;  elle  mit 
au  jour  une  fille  dune  beauté  ravissante.  Elle  la  cacha  à  son  époux  ,  et  Cantclou  partit 
pour  1  Occidcjil  ;  mais  comme  il  aimait  cperduemcut  sa  fille,  il  revint  sur  ses  pas,  et ,. 
gagnant  à  force  d'argent  l'esclave  qui  prenait  soin  de  Deidza,  il  se  la  fit  remettre  secrè- 
tement, et  prit  la  fuite.  Maleka,  instruite  de  l'enlèvement  de  sa  fille  chérie,  se  livre  aux 
gcmissemens,  et,  dans  son  désespoir,  elle  va  jusqu'à  confesser  à  Massoud  son  commerce 
criminel  avec  Cantclou  ,  qu'elle  accuse  de  l  avoir  séduile  ;  puis  elle  demande  vengeance 
contre  le  ravisseur  tic  son  enfant  bicn-aimé.  11  faut  qu'elle  retrouve  sa  fille  à  quelque 
piii  que  ce  soit  ;  elle  ne  peut  vivre  sans  elle.  Massoud  ,  qui  était  d'une  bonne  pâte 
d  homme,  au  lieu  de  punir  sa  femme  de  sa  galanterie,  la  console,  lai  promet  de  la  ven- 
ger, et  dç  lui  ramener  sa  fille.  Il  laisse  sce  étals,  part  avec  son  fils  Kahel,  et  il  se  met  à 
la  ^i.oursuilc  de  Canlelou.  Après  bico  des  années  de  recherches  inutiles,  il  le  rejiCQptro 
pr^.^  4»  cUjllç^ji  tl fi^fl^^»»  Il  eo  pj(içipUc  sur  liU  ppuy  IV-gorgov  j  mm  CafttuJiôtt  f'é» 


122 

chappc  et  tient  chercher  un  asile  dans  le  chAtcau  on  Robert  et  ses  favoris  se  livraient 
à  une  orgie.  Robert  vole  à  la  défense  de  son  ami  Canlelou,  et  lue  Massoud,  l'émir  de 
Cédar.  Cahei,  son  fils,  jure  de  le  venger,  et  son  projet  de  vengeance  occupe  toutes  ses 
penséea.  Les  obstacles  innombrables  qui  s'opposent  à  son  cruel  dessein,  loin  de  le  dé- 
courager, ne  font  qu'irriter  davantage  sa  volonté  de  fer.  Il  a  retrouvé  sa  sœur  chez  la 
dame  de  Karouge,  et  il  s'en  est  emparé.  Bientôt  la  renommée  loi  apprend  que  le  comte 
d'Alençon  s'est  révolté  contre  le  duc  de  Normandie.  C'est  une  trop  belle  occasion  pour 
que  Kahel  la  laisse  échapper.  Traînant  sa  sœur  à  sa  suite,  il  accourt  en  toute  hâte  of- 
frir au  comte  révolté,  son  bras  et  sa  redoutable  épée.  Il  avait  choisi,  dans  l'une  des 
mes  les  plus  écartées  d'Alençon,  une  demeure  où  il  avait,  sous  la  garde  d'une  juive, 
enfermé  Deîdza  sa  soeur.  Dans  tous  les  combats  il  se  signalait  par  une  bravoure  qui 
l'avait  dès  loug-tcmps  fait  surnommer  le  Chevalier  maudit,  Uue  nuit,  à  la  faveur  des  té- 
nùbreg,  il  s'était  glissé  dans  le  camp  ennemi,  pour  égorger  le  duc,  dont  il  avait  promis 
la  tête  au  comte  d'Alençon  ,  qui  la  lui  avait  payée  d'avance  2,000  oboles  d'or  ;  il  fut 
vaincu  et  pris  avec  ses  compagnons,  dont  un  grand  nombre  périt  dans  ce  combat. 
Mais  Robert  avait  couru  de  grands  dangers,  son  camp  avait  été  incendié  ,  et  plusieurs 
de  ses  plus  braves  guerriers  étaient  morts  en  lui  faisant  un  rempart  de  leurs  corps. 
C'était  pour  punir  tant  d'attentats  que  Robert  avait  charge  de  chaînes  ,  puis  cou- 
damné  à  mort  son  redoutable  captif.  Mais  avant  son  exécution  ,  il  voulait  apprendre 
de  sa  bouche  en  quel  Keu  se  trouvait  la  belle  orientale.  Kahel  refusait  obstiné- 
ment de  livrer  sa  sœur.  Il  devait  mourir  le  lendemain,  lorsqu'un  trailre,  qu'il  avait 
gagné  à  force  d'or,  vint  la  nuit  lui  ouvrir  la  porte  de  la  prison  et  le  faire  évader  ;  cl  le 
traître  était  Lionnet,  sire  de  Beanfou,  l'un  des  favoris  de  Robert.  Beaufou ,  piqué  de 
quelques  railleries  du  duc,  et  surtout  de  n'avoir  pu  obtenir  de  nouveaux  titres  ,  s'était 
secrètement  ligué  avec  Kahel,  qui  lui  avait  promis  de  le  faire  émir  d'Orient.  A  sa  sortie 
de  prison  ,  Kahel  vint  trouver  sa  sqeur. 

Robert,  instruit  de  l'évasion  du  prisonnier,  Robert  qui  savait  que  la  sœur  de  Kahel 
devait  être  dans  Alençon,  ne  douta  point  que  le  prisonnier  ne  se  fût  enfui  dans  celle 
direction.  Il  accourut  donc  pour  l'empêcher  d'enlever  la  belle  Deîdza.  Kahel  n'eut  que 
le  temps  de  fuir,  abandonnant  sa  maison  et  sa  sœur.  Plein  de  confiance  dans  l'ingrat 
Beaufou,  Robert  la  lui  donna  à  garder  dans  son  château.  Le  prince  venait  fréquem- 
ment chez  Beaufou  pour  voir  la  jeune  fille  qu'il  adorait.  Kahel ,  caché  dans  les  envi- 
rons du  château ,  se  concerta  avec  le  châtelain  pour  assassiner  le  duc.  Le  coup  man- 
qua. Robert,  que  Téloignement  empêchait  de  voir  Deîdza  aussi  souvent  qu'il  l'eût  dé- 
siré, la  fit  venir  à  Rouen,  et  là  ,  il  devint  plu»  pressant  auprès  d'elle.  Mais  Deîdza,  chré- 
ticnne  vertueuse ,  déclara  au  prince  qu'elle  ne  pouvsit  être  que  son  épouse ,  et  sa  tnA' 
^!se,  jamais. 

KaLcl  avait  suivi  sa  sœur  à  Rouen,  et  résolut  h  tout  prix  de  l'enlever  h  Robert;  il  pé- 
nétra aupr^  d'elle  à  la  faveur  d'un  long  habit  do  moine  qu'il  avait  revêtu  ,  et  pour  la 
décider  à  le  surrrc,  il  appela  à  son  secours  la  jalousie  pour  lui  inspirer  do  la  haine  contre 
•on  amant.  11  lui  r6?éla  qa'il  avait  un«  autre  fommor  Arletto  Ycrtprô,  dont  il  avait  ua 


123 

enfant.  Deidza,  transpoitée  de  colère,  refusa  de  voir  Robert  et  de  recevoir  ses  cxcuîcs. 
Croyant  à  tort  qu'il  n'y  avait  plus  aucun  moyen  de  la  ûécliir,  Roberl  se  désespéra,  et, 
aiÎQ  de  l'oublier,  partit  pour  la  Terre-Saiule,  voyage  alors  fort  à  la  mode.  Deidza  se  re- 
pentit bientôt  de  sa  rigueur,  mais  il  n'était  plus  temps.  Son  amour,  irrité  par  l'éloigne- 
ment,  ne  lui  permettait  plus  de  goûter  aucun  repos.  Apprenant  que  le  trailrc  Beaufou 
et  Kahel  allaient  en  Orient,  Pur  les  pas  de  Robert,  pour  l'assassiner,  elle  ne  fut  plus  oc- 
cupée que  des  moyens  de  soustraire  sou  amant  au  péril  qui  le  menaçait.  KUe  partit  avec 
Cantcluu,  son  père,  dont  elle  venait  tout  récemment  d'être  reconnue  ,  pour  aller  elle- 
même  avertir  Robert  des  périls  qui  le  menaçaient  ;  mais  lorsque  Deidza  parvint  à  Mcée, 
où  le  prince  assistait  à  une  fête  que  lui  donnait  l'émir  Alcm,  elle  était  UQurante;  l'af- 
freux KaLel  et  le  perfide  Lionnct  étaient  là  !I 

LE  CHEVALIER  MAUDIT. 


I. 


Les  soldats  qui  escortaient  le  cavalier  arabe  arrivèrent  à  Falaise  vers  le  milieu  de  la 
nuit,  avec  leur  prisonnier.  Des  ordres  sévères  avaient  été  donnés  au  capitaine  de  la  forte- 
resse; et  à  peine  le  chef  de  l'escorte  eut-il  fait  retentir  le  son  du  cor  que  le  pont-lcvis  se 
baissa. 

Kahel  était  morne  et  abattu.  11  gardait  un  silence  fajouche  ;  plusieurs  fois  le  chef  lui 
avait  adressé  la  parole,  et  toujours  il  avait  dédaigné  de  lui  répondre.  Seulement,  ses  re- 
gards enûammés  s'arrêtaient  à  de  fréquens  intervalles  sur  les  soldats  ,  et  il  les  tournait 
ensuite  avec  inquiétude  dans  la  direction  de  la  ville  conquise. 

Sa  contenance  Cère  ne  se  démentit  pas  un  instant  ;  mais  quand  il  entendit  crier  der- 
rière lui  les  gonds  énormes  ,  et  le  craquement  brusque  des  chaînes  du  pont ,  sa  tête  se 
pencha  sur  sa  poitriue  ,  ses  bras  s'affaissèrent,  sa  voix  exhala  un  rugissement  plutôt  qu'un 
soupir.  Il  était  perdu  l 

Le  chef  l'emmena  dans  une  des  salles  basses  du  donjon,  et  fit  avertir  un  docteur  juif 
profondément  versé  dans  la  connaissance  des  simples,  afin  qu'il  vînt  panser  les  blessu- 
res du  prisonnier.  Une  fois  ce  noble  devoir  accompli ,  deux  soldais  normands  ,  conduits 
par  un  oflicicr  subalterne,  entrèrent  dans  la  salle,  l'un  et  l'autre  armés  d'une  épéc  nue 
et  d'une  torche  enflammée. 

«  Apprélez-vous  à  nous  suivre  ,  chevalier  ,  dit  le  chef;  vous  êtes  déjà  resté  trop  long- 
temps ici. 

»  —  Où  voulez-vous  donc  me  conduire  ?  reprit  l^aUcl  avec  humeur.  J'ai  bcspip,  4e  rcr 
pos,,  et  j'ai  faioR,  ^^ 


124 

»  —  Tu  trouveras  un  lit ,  de  la  nourriture  et  du  calme  dans  le  lieu  qui  t'est  destiné , 
repartit  le  chef.  Ainsi  ,  lève-toi  pour  nous  suivre. 

Le  cavalier  arabe  fui  forcé  d'obéir.  Du  des  soldats  ouvrit  la  porte  de  la  salle  qui  com- 
muniquait à  un  étroit  corridor,  et ,  secouant  sa  torche  sur  le  mur,  pour  en  aviver  la  lu- 
mière, il  guida  la  marche  du  prisonnier. 

Un  second  corridor  parlait  du  premier  en  forme  d'cquerrc,  et  se  terminait  par  une 
grille  de  fer  très  basse  et  très  solide.  Le  chef  normand  l'ouvrit,  et  les  quatre  personnes 
commencèrent  à  descendre  un  escalier  de  moyenne  largeur ,  t  .illé  d'abord  dans  le  roc 
vif;  et  s'alongoant  ensuite  sous  les  terres  dans  la  direction  de  l'cst-sud. 

Le  silence  le  plus  alarmant  présidait  à  celle  marche ,  empreinte  d'un  certain  caractère 
de  terreur.  Ces  soldats,  l'épée  nue  et  la  torche  allumée ,  cet  officier,  grave,  semblant  fier 
de  la  mission  qu'il  remplissait,  et  au  milieu  d'eux  un  chevalier  sans  armes,  la  colle  de 
mailles  déchirée ,  la  tête  nue  ,  la  robe  en  lambeaux  et  Icinte  de  sang  ,  tout  cela  était  d'uu 
lugubre  appareil. 
.     Us  avaient  ainsi  descendu  plus  de  cent  degrés  ,  lorsque  Kahel  s'arrêta  brusquement.    ' 

«Si  je  dois  mouiir,  dit-il  au   chef,   pourquoi  m'ensevelir   dans  les  culraillcs  de  la 
terre?  j'aurais  préféré  périr  au  grand  jour,  sur  la  place  publique  et  parla  main  des  bour- 
reaux de  ton  maître. 
■»  —  Qui  te  dit  que  tu  dois  mourir?  »  répliqua  le  chef  d'une  voix  dure. 

El  ils  recommencèrent  à  descendre. 

La  voûte  de  rescalicr  ,  les  degrés  ,  les  parois  des  murailles  ,  suintaient  une  eau  fétide  ; 
nn  froid  vif  s'appesantissait  sur  la  tête  et  sur  les  épaules  ;  le  frisson  courait  par  tout  lo 
corps:  une  vapeur  humide  qui  montait  du  souterrain  suffoquait  la  poitrine;  on  appro- 
chait du  niveau  des  sources. 

Le  froid  devenait  de  plus  en  plus  âpre  ,  et  ils  descendaient  toujours.  C'était  un  sup- 
plice cruel  pour  le  prisonnier,  et  sa  souffrance  était  plus  aiguë,  parce  qu'elle  était  com- 
primée dans  son  âme  ,  et  qu'il  opposait  à  ses  vainqueurs  une  farouche  résignation. 

Enfin  ,  l'escalier  s'arrêta.  Une  suite  de  longues  et  sourdes  voûtes  s'éloignaient  dans  la 
perspective,  et  ajoutaient  encore  à  la  tristesse  de  ce  triste  tableau.  On  les  fit  parcourir  au 
cavalier  presque  dans  toute  leur  longueur,  jusqu'à  ce  que,  arrivé  en  face  d'un  pilier 
énorme,  faiblement  éclairé  par  une  petite  lampe,  le  soldat  qui  conduisait  le  cortège 
s'anêta. 

•  C'est  ici,  »  dit-il  en  levant  son  épée. 

Une  porte  faite  d'épaisses  planches  de  chêne  avait  été  pratiquée  dans  un  des  angles  du 
pilier;  le  chef  l'ouvrit  et  força  Kahel  de  la  franchir. 

Là  était  une  cellule  d'environ  six  pieds  carrés  ,  éclairée  aussi  par  une  lampe  projetant 
à  peine  quelques  rayons  de  lumière.  Un  collier  de  fer,  suspendu  par  une  chaîne  de  fer, 
était  scellé  au  milieu  de  la  muraille;  et  tout  près,  l'œil  s'arrctail  avec  frayeor  sur  un  bloo 
4c  pierre  blanche ,  njaculé  par  des  traces  de  sang. 


125 

Et ,  dans  ce  cachot ,  le  gaèrricr  arabe  ne  vit  que  ce  bloc  tcnible. 

Alors  la  vie  lui  parut  regrettable.  Il  allait  mourir  sans  avoir  accompli  une  vengeance 
pour  laqucllt-  il  avait  traversé  les  mers  ,  brava  la  rigueur  des  climats  ,  cl  affronté  des  pé- 
rils immiucns.  Il  allait  mourir  oublié,  comme  un  criminel  obscur  ,  enfoui  au  fond  d'un 
abîme,  lui  qui,  dans  les  camps  des  ducs  et  des  rois  ,  avait  porlé  le  fer  et  la  flamme;  et 
son  souvenir  le  reportait  au  pays  de  ses  pères  ,  où  son  retour  était  attendu  avec  d'inexpri- 
mables angoisses  ,  et  limage  de  Deidza  planait  au-dessus  de  toutes  ses  pensées  ,  et  il  la 
Tojait ,  elle,  destinée  à  un  kalife  puissant ,  partager  les  caresses  de  son  persécuteur,  de 
Roberl-le-Magnifique  ,  d'un  chrétien  ,  d'un  ennemi. 

Quand  le  fanatisme  se  mêle  au  désir  de  la  vengeance  ,  et  que  les  efforts  de  1  un  et  de 
l'autre  sont  impuissans  ,  la  douleur  est  indéfinissable.  L"eipre?sion  manque  pour  peindre 
ce  quil  y  a  de  poignant  et  d'horrible  au  fond  de   cette   situation. 

Kahel  souffrait  ainsi  pour  lui  et  pour  Deidza. 

Mais  bicnlôt,  croyant  mentir  à  son  caractère  indomptable  par  se?  regrets  intérieurs, 
il  murmura  quelques  versets  du  Coran  ;  et  ,  s'adressant  au  sol.lat  qui  se  tenait  tout  près 
du  bloc ,  appuyé  sur  sa  pesante  épéc  ,  il  lui  dit  d'un  ton  de  voix  amer  : 
•  Eh  bien  !  qu'attends-lu  ,  barbare  ?  je  suis  tout  prêt. 

»  —  Tu  nous  traites  de  barbares,  répliqua  le  chef  avec  hauteur;  et  quel  est  donc  ton 
pays  ,  à  toi  ?  Sache  que  par  toute  l'étendue  de  ce  duché ,  la  tête  d'un  ennemi  ou  d'un  che- 
valier convaincu  de  félonie,  ne  tombe  qu'après  sa  coudamnalion  par  d'autres  guerriers. 
Tu  seras  jugé  ,  mon  brave  prisonnier  ;  et ,  s'il  y  a  lieu  ,  Teghn  que  voici ,  te  fera  la  même 
opération  que  les  Sarrazins  ont  fait  subir  aux  saints  de  pierre  qui  ornent  le  temple  de  Jé- 
rusalem. Alors,  M.  saint  Denis  te  soit  en  aide  !  Voici  dans  ce  coin  une  nalte  ,  du  pain  et 
de  l'eau.  Dans  trois  jours  ,  monseigneur  le  duc  quitte  Falaise,  et  tu  auras  l'honneur  d'oc- 
cuper l'esprit  de  ses  plus  grands  barons.  Adieu.   » 

La  perle  roula  lourdement  sur  ses  gonds,  la  clef  cria  dans  la  serrure,  et  bientôt  Kahel 
n'entendit  plus  le  bruit  lent  et  mesuré  des  pas  des  trois  guerriers,  et  il  se  trouva  seul  au 
milieu  de  celte  solitude  effrayante. 

Il  se  laissa  tombersur  la  natte  à  demi  pourrie  ,  et  resta  une  heure  peut-être  sans  mou- 
vement, les  yeux  complèlement  Cxes ,  les  nerfs  tendus,  la  tête  vide,  incapable  dune 
pensée.  Sa  situation  l'avait  anéanti. 

Et  celte  situation  désespérée,  épouvantable,  n'excitait  pas  un  regret,  ne  faisait  pas 
couler  une  larme.  Nul  d'entre  ceux  qui  savaient  son  sort  ne  faisait  un  vœu  pour  lui ,  n'a- 
dressait au  ciel  une  plainte  amère.  Il  était  abandonné,  abandonné!  —  Un  petit  nombre 
d  hommes  inspirent  de  la  compassion  !  —  C'est  que  le  mal  domine  dans  l'humanité. 

L'Arabe,  depuis  sa  venue  en  France ,  s'était  toujours  montré  implacable;  on  ne  lui 
avait  entendu  prononcer  que  des  paroles  de  haine;  ses  désirs  étaient  basés  dans  la  vio- 
lence et  dans  le  sang;  le  sac  des  villes,  l'incendie,  les  guerres  d'extermination,  les  combats 
à  outrance  avaient  signalé  son  audace.  Il  avait  la  force,  l'audace  et  la  férocité  des  tigres 
de  soa  pays  natal,  et  le  fanatisme  eu  avait  fait  un  monstre. 


126 

y  —  C'est  donc  ainsi  que  Je  devais  finir  !  s'écria-t-il  douloureusement  en  essayant  Je 
•e  soulever  sur  son  séant;  enseveli  au  sein  de  la  terto^  dans  l'ombre  de  quatre  murailles 
TOÛlées;  couché  sur  un  sol  fangeux  et  humide  comme  la  rive  d'un  lac.  Ah!  doi'-jc 
songer  au  ciel  d'orient ,  quand  une  lampe  vacillante  jette  à  peine  un  rayon  jusquà  mes 
pieds? 

j, Pas  d'air  ni  de  soleil,  à  moi  qui  suis  né  dans  un  oasis  enchanté  ,  sur  les  bords  de  la 

mer  d'Arabie. — Et  sentir  la  mort  s'approcher  avant  d'avoir  vu  notre  ennemi  se  tordre  dans 
les  convulsions  de  l'agonie.  Dieu  grand!  Dieu  grand  !  Ah  !  mon  père,  sans  doute  c'était 
écrit  là-haut  que  je  périrais  comme  vous,  et  pour  la  même  vengeance  1  Mais,  au  moins,  je 
leur  ai  fait  bien  du  mal,  à  ces  chrétiens!  Que  de  lemmes  ont  pleuré  leurs  fils  tombés  sous 
mon  fer  redoutable  !  —  C'était  pour  effacer  l'ignominie  dont  on  vous  avait  couverte  .  ma 

inèrel J'ai  fait  répandre  des  torrens  de  larmes  brûlantes;  j'ai  forcé  la  bouche  hi  plus 

pure  à  blasphémer  son  Dieu  ,  et  à  douter  de  sa  grandeur.  Les  vierges  ,  les  fiancées  ,  ont 
maudit  l'étranger  terrible;  les  laboureurs  se  sont  ensanglanté  la  poitrine  avec  leurs  ongles, 
à  la  vue  de  leurs  moissons  enflammées.  Pour  toi ,  Normandie  si  riche  ,  si  belle  ,  j'ai  été  le 
glaive  exterminateur  de  l'ange.  —  Mais  ce  n'était  point  assez  encore.  ...  le  meurtre  de 
mon  père  n'est  point  vengé  !» 

Après  ces  paroles,  il  retomba  dans  un  morne  abattement,  auquel  succéda  comme 
une  sorle  de  léthargie  qui  ne  cessa  que  le  lendemain  à  [l'arrivée  de  l'officier  et  des  deux 
soldats. 

«  L'heure  de  la  justice  est  venue,  très  noble  prisonnier,  lui  dit  le  chef  avec  sa  voix  rail- 
leuse; d'après  ce  que  j'ai  pu  entendre  ,  les  barons  semblent  assez  mal  disposés  en  la  fa- 
veur ;  pi  tu  veux  suivre  un  conseil  qui  peut  te  devenir  profitable ,  laisse  ici  celte  mine 
renfrognée  et  dure,  pour  prendre  le  visage  réjoui  d  un  bon  diable.  Quand  l'accnsé  fait  rire 
son  juge,  la  peine  qu'il  lui  inflige  se  ressent  toujours  de  sa  joyeuse  humeur. 

), C'est  le  glaive  à  la  main  que  je  voudrais  me  présenter  au  tribunal  de  ces  chrélicns, 

répondit  Kahcl  en  se  levant. 

,  Ces  chrrréliens  !  reprit  le  soldat  normand  en  imitant  le  son  de  voix  du  captif; 

hum!  Cela  veut  dire  que  tu  es  un  franc  païen;  mauvaise  chose,  mon  brave.  Mais  cela 
me  fait  plaisir  de  te  voir  aimer  h  manier  1  épée  ;  je  te  dirai  encore  de  garder  cette  confi- 
dence dans  le  plus  profond  repli  de  ton  cœur,  si,  en  ta  qualité  de  païen,  on  a  bien 
voulu  t'en  donner  un.  » 

L'Arabe  ne  put  retenir  un  léger  sourire  à  cette  croyance  naïve  du  soldat  barbare. 
u  D'autant  mieux,  ajouta  le  môme  înlerlocutcur ,  qu'il  nous  est  arrivé  un  pieux 
moine  de  l'abbaye  d'Ouche  ,  qui  revient  de  la  Terre  .Sainte  ,  cl  le  pauvre  homme  a  élé 
bÎ  cruellement  mutilé  par  les  Juifs  et  les  Sarrazins  ,  que  notre  puissant  duc  et  ses  cheva- 
liers ont  juré  de  le  venger  sur  les  infidèles,  et  ce  moine  sera  ftu  nombre  de  tes  juges. 
, Je  me  conduirai  comme  l'exigeront  les  circonstances,  reprit  Kahcl;  mais  néan- 
moins, merci,  Normand.  Les  avis  que  lu  m'as  donnés  viennent  d'un  noble  cœur;  aussi  , 
quel  que  soit  le  sort  que  ton  duc  me  réserve  ,  loi  et  tes  soldats  uc  serez  pas  cnTdoppés 


127 

dans  la  haino  que  je  lui  ai  vouée,  Tieng,  •vollà  de  quoi  boire  de  l'iiippocras  au  souvenir 
de  rélranger.  » 

Et  après  avoir  donné  quelques  oboles  au  chef  et  un  bcsant  d'or  à  chaque  soldat ,  il  leur 
dit  qu'il  était  prêta  les  suivre. 

Celle  libéralité  causa  des  transports  de  joie  à  ses  geôliers,  et  Kahel  en  ressentit  immé- 
diatement les  effets. 

«  Teghn  ,  tu  vas  aller  en  avant  avec  les  deux  torches,  dit  le  chef,  tandis  que  Horwig 
et  moi  nous  soulicndrous  ce  brave  cl  mulheurcux  chevalier  que  ses  blessures  ont  privé 
de  la  moitié  de  ses  forces,  » 

El  les  deux  guerriers  robustes  portèrent,  plutôt  qulls  ne  soutinrent,  l'ennemi  le  plus 
acharné  de  Robcrt-le-Magiiifique.  Une  fois  arrivés  à  l'extrémité  du  corridor,  lenr  rôle 
changea  :  ils  retrouvèrent  lepr  voix  brève  et , insultante ,  leurs  manières  anti-sociales , 
et  Tcgliu  principalement  semblait  un  farouche  redresseur  de  torts  ou  le  familier  du 
bourreau. 

Le  chef  fit  asseoir  Kahel  dans  la  salle  basse  que  nous  avons  précédemment  décrite  ,  et 
après  avoir  donné  quelques  ordres  à  Ilorwig,  il  se  dirigea ,  d'un  pas  qui  annonçait  en 
même  temps  la  suffisance  alliée  à  la  servilité,  vers  la  grande  salle  du  donjon,  d'où  un 
grand  bruit  de  voix  se  faisait  entendre. 

0  Notre  puissant  seigneur  est  là,  au  milieu  de  toute  sa  cour,  dit  Horwig  au  cavalier 
arabe  ;  priez  Dieu  qu'il  vous  protège,  car  le  sire  de  Beaufou  ,  le  baron  de  Tournebu  et 
le  vieux  moine  Grégorius  sont  parmi  vos  juges  ,  et  toujours  leur  dernière  parole  c'est 
la  mort!  » 

Une  voix  forle  partit  alors  de  rextrémité  de  la  salle  basse,  en  disant  s 

•  Amenez  le  prisonnier.  » 


II. 


Plus  de  cent  barons  normands  étaient  assemblés  dans  une  pièce  carrée,  belle  ,  spa- 
cieuse, et  dont  la  voûte  semblait  appuyée  sur  dénormes  pilastres  saillans  à  demi.  Sur 
les  parois  des  murailles  ondulaient  de  larges  tentures  d'une  étoffe  pourprée,  éclatante, 
qui  se  serait  facilement  prêtée  à  une  élégance  rare  ,  si  dans  ces  temps  héroïques  et  pri- 
mitifs on  avait  su  tirer  parti  des  choses  en  les  assimilant  à  un  goût  artiste.  Quatre  fenêtre» 
romanes,  séparées  au  milieu  par  une  frêle  colonuetle  ,  les  unes  percées  au  «ud  et  les 
autres  au  nox'd  ,  laissaient  arriver  un  jour  brillant  dans  cette  salle  remarquable. 

Elle  existe  encore  en  ruines  :  la  toiture  carrée  a  disparu  sous  le  canon  de  Henri  de 
Béarn;  les  débris  des  murs  et  du  couronnement  ont  été  l'cnversés ,  bouleversés  et  en- 
tassés sur  les  Urgcs  dalles  ;  l'herbe  ,  les  ronces  ,  le  gcucvrier,  lortie,  cioissent  où  furent 


1^8 

étalées  de  riches  tapisseries  qne  foulaient  mollement  les  pieds  des  dames  et  la  cliaussnrc 
de  corjoiian  des  chevaliers.  Dans  le  ouzièinc  cl  le  douzième  siècle,  on  appelait  ce  lieu 

LA  SALLE  DU  PBINCB. 

Roberl-lcMagnifique  élait  assis  sur  un  grand  pliant  doré,  semblable  en  tout  à  celui 
que  le  père  Moulfaucon  nous  a  donné  dans  son  œuvre  comme  ayant  servi  de  siôgc  ou  de 
trône  à  Louis  le-Gcrnianiquc.  A  ses  côlcs  ,  et  sur  une  estrade  abaissée,  se  trouvaient  les 
seigneurs  d'IIarcourt,  de  Driosne  ,  de  Beaufou  ,  de  Ilautcville,  de  Tournebu,  de  Gucr- 
pcl,  le  châtelain  de  Tanct ,  Marmioa  elle  moine  Grégorius. 

Robert  projetait  une  chasse  superbe  au  sanglier  dans  la  forêt  d'Auge  ,  et  il  en  causait 
à  vois  hîute  avec  ses  familiers,  quand  le  chef  Teghn  et  Uorwig  introduisirent  le  pri- 
sonnier. 

Le  cavalier  promena  lentement  ses  regards  sur  l'assemblée,  qui  l'examinait  avec  de 
fiers  dédains.  Il  put  de  nouveau  se  convaincre,  en  remarquant  l'expression  qui  se  pei- 
gnait sur  tous  ces  mâles  visages  ,  que  peu  de  chances  de  salut  lui  restaient,  quoiqu'il  se 
fut  rendu  à  rançon,  coutume  ordinairement  respectée  aux  temps  lointains  de  la  chevalerie. 
Une  circonstance  accusatrice  ,  terrible  ,  effrayante  ,  avait  été  révélée  le  malin  même  au 
duc  par  Guillaume  Talvas  ,  accouru  tout  exprès  d'Alençon  pour  dénoncer  Kahel  comme 
l'auteur  de  l'incendie  du  camp  des  Normands  ,  cl  la  pensée  du  meurtre  de  Robert  n'avait 
pas  été  oubliée.  Talvas  s'était  résolu  sans  peine  à  remplir  celle  mission  odieuse  ,  d'abord 
pour  satisfaire  sa  haine  et  sa  jalousie,  et  ensuite  dans  l'espérance  de  recouvrer  enlière- 
mentles  bonnes  grâces  du  prince  ,  ou  de  faire  alléger  l'énorme  subside  imposé  au  vieux 
comte  de  Bellesme. 

Tant  de  charges  accumulées  sur  le  prisonnier  rendaient  sa  position  désespérée;  aussi 
le  cojiprit-il ,  car  ses  réponses  à  l'interrogatoire  qu'on  lui  fit  subir  furent  celles  d'un 
homme  dont  la  mauvaise  fortune  ne  peut  être  poussée  plus  loin. 

Dans  ce  siècle  d'une  profonde  ignorance,  les  lumières  et  la  vérité  politique  s'étaient 
retirées  dans  la  solitude  des  cloîtres  ,  et  n'apparaissaient  au  peuple  que  sous  le  froc  gros- 
sier d'un  moine,  ou  quelquefois  d'un  simple  clerc;  les  barons  le  savaient,  et,  sans 
alarmes,  ils  laissaient  s'élever  à  côté  d'eux,  dans  l'ombre,  cette  puissance  formidable, 
qui  minait  lentement  les  grands  domaines  féodaux. 

Ce  fut  ce  motif  qui  détermina  le  duc  de  Normandie  à  choisir  Grégorius  pour  interro- 
ger Kahel. 

«  De  nombreuses  accusations  de  félonie  pèsent  sur  loi,  dit  le  moine  en  s'adrcssant  au 
prisonnier  ;  tes  crimes  sont  grands;  et  si  la  loi  ne  le  c'nâlie  pas  avec  toutes  ses  rigueurs, 
si  Dieu  l'a  réservé  de  longs  jours,  quand  tu  ceindrais  tes  reins  de  la  corde  monastique  , 
et  quand  lu  ferais  d'éternels  pèlerinages  aux  saints  lieux  ,  toute  ta  vie  suffîr.'iit  à  peine 
pour  effacer  les  fautes  et  oublier  tes  remords.  Ain^i ,  commence  dès  celte  heure  à  faire 
entrer  le  repentir  dans  Ion  ûtne. 

»  —Pieux  moine  ,  dit  le  sire  de  Briosne  en  interrompant  brusquement  Grégorius,  ce 


129 

n'est  pas  ainsi  qu'on  parle  à  un  homme  d'épée;  nous  avons  été  réunis  dans  celte  en- 
ccinlf!  pour  juger  un  guerrier  foi-mcnùe ,  et  pour  Cela  faire,  nous  (levons  savoir  sou 
nom  .  et  quel  suzerain  il  invoque.  » 

Robcitetla  plupart  des  seigneurs  donnèrent  des  marques  d'assentiment  aux  paroles 
du  sire  de  Briosne. 

Grégorius  sincliua  ;  sa  figure,  naturellement  pâle  et  balafrée  par  le  cimeterre  des  Sar- 
rnzins  ,  s'empourpra  rapidement ,  et ,  sans  changer  d'altitude  ,  il  poursuivit  : 

«  On  t'accuse  d'avoir  violé  les  lois  de  la  chevalerie,  en  changeant  souvent  d'armures 
et  en  parant  Ion  ccu  d'armoiries  qui  ne  t'appartenaient  pas  ;  on  ne  sait  à  quel  prince  tu 
dois  Ihommage  et  la  fuiélilc  de  vassal  ;  a  la  cour  de  Foulques-le-Réchin,   aux  joutes  du 
comîedu  Maus.  dans  la  guerre  du  rebelle  Talva  s,  c'est  comme  auxiliaire  que  tu  as  vendu 
les  services  de  ton  glaive ...  et  ton  nom  ,  quel  est-il  ? 

«  —  Pour  vous  tous  ,  dit  K;ihel  en  élevant  vers  les  estrades  des  regards  étincelans  de 
fierté  ,  je  n'ai  point  de  patrie.  Mon  nom?. ..peu  vous  importe...  je  suis  votre  ennemi  ! 

»  —  Soldat  audacieux  ,  s'écria  Robert  en  frappant  le  sol  avec  sa  chaussure  maillée  ta 
oublies  que  In  es  en  mon  pouvoir,  et  que  je  porte  répce  qui  juge  ] 

»  —  Je  n'ai  rien  oublié,  Robert  de  Normandie  ,  repartit  le  farouche  cavalier;  seule- 
ment je  m'élonne  qu'après  avoir  résolu  ma  mort,  lu  assembles  en  ce  lieu  tant  de  servi- 
teurs inutiles. 

»  —  La  justice  doit  présider  à  tons  mes  actes,  dit  le  prince  d'une  voix  pleine  de 
dignité. 

»  —  La  justice!  répéta  Kahcl  avec  une  ironie  amère  ;  et  si  lu  l'observais  avec  cette  ri- 
gidité dont  tu  te  vantes,  serais-je  ici,  moi  qui  me  suis  rendu  à  rançon  ,•*  » 

D'harcourt ,  le  baron  de  Guerpcl  et  le  châtelain  de  Tanet  baissèieul  la  lêle  en  faisant 
un  mouvement. 

«  Oses-tu  bien  invoquer  un  pareil  privilège  ?  s'écria  Robert  avec  fureur  ;  toi  la  hoîite  de 
la  chevalerie!  loi  dout  le  souvenir  sera  une  tache  d'infamie  et  d'opprobre!  loi  qui  as 
promené  sans  pilié  linceudie  à  travers  les  moissons  des  plaines  ,  au  sein  des  villages  sans 
défense,  et  dans  les  forteresses  au  jour  do  la  paix  !  Va,  il  se  trouve  des  exceptions  où  la  loi 
ne  doit  pas  être  un  égide;  trop  de  criminels  calculeraient  son  impuissance  avant  de  verser 
le  sang.  Le  lâche  pourrait  frapper  dans  l'ombre  l'homme  courageux, et  après  braver  im- 
punément ceux  qu'il  aurait  plongés  dans  le  deuil  !  non,  détrompe-toi,  celui  qui  de  san»- 
froid  a  promis  la  dévastalion  de  mon  camp  ,  et  a  vendu  ma  lète  deux  mille  oboles  d'or 
celui-là  ne  doit  pas  compter  sur  la  clémence  de  son  ennemi!...  Barons,  ajouta  Robert  eu 
«'adressant  à  ses  capitaines,  descendez  au  fond  de  vos  consciences,  et  prononcez  l'arrêt.» 

Il  se  fit  une  pause  silencieuse  ,  qui  ne  lui  pas  sans  appréhension  pour  le  duc ,  et  sans  ef- 
froi jiour  le  prisonnier.  Les  seigneurs  s'interrogeaient  des  yeux  avec  anxiété  ;  les  uns  et 
les  autres  cherrhaieiil  par  des  regards  rapides  à  s'encourager  mutuellement  dans  leur  ré- 
solution ;  enfin  ,  le  premier,  Marmioa  se  leva,  cl  d'une  voix  dure  ,  il  fil  retentir  la  salle  de 
ces  cruelles  paroles  : 

«  La  mort!  » 

3.  9 


130 

Le  sire  de  Tournebu  ,  celui-là  même  qui  faillit  périr  sous  les  coups  du  cavalier  arabe, 
lors  de  l'attaque  nocturne  du  camp,  sous  les  murs  d'Alençon,  Tournebu  imita  Marmion, 
et  s'écria  aussi  : 
«  La  mort  !  » 

Et  vingt  autres  se  levèrent  précipitamment  en  répétant  avec  force  cette  sentence  ter- 
rible : 

«La  mort  !» 

Lionel  de  Beaufou.  qui  jusqu'alors  Jetait  demeuré  impassible,  s'approche  davantage  de 
Robert,  et,  s'appujant  avec  alTeclalion  sur  un  des  bras  du  pliant ,  il  dit  dune  voi:^  h 
demi  bouffonne 

•t  Attendu  que  le  chevalier  du  Diable  est  entre  les  mains  de  nos  seigneuries  très 
nobles,  très  puissantes  et  très  disposées  à  punir;  qu'il  a  brûlé  nos  tentes,  insulté  notre 
gracieux  prince,  et  conspiré  contre  sa  vie  ;  attendu  qu'il  a  une  sœur  fort  belle  ,  et  qui  gé- 
miton  ne  sait  où  ;  que  sa  présence  sur  la  terre  est  au  moins  très  inutile  ;  je  suis  assez 
d'avis  que  Toghn  lui  signe  sou  droit  de  passage  chez  les  morts. 

, —  Lionel  de  Benufou»  !  s'écria  Kahcl  en  serrant  les  dents  avec  rage... 
11  se  disposait  à  ajouter  d'autres  pai'oles  à  cette  sorte  d'imprécation  ,  quand,  sur  un 
léeer  sourire  de  Lionel,  il  retomba  dans  son  attitude  farouche  et  désespérée. 

Grégorius  fit  honneur  à  la  tolérance  et  à  l'humanité  qu'on  doit  attendre  des  prêtres;  il 
vola  pour  une  longue  et  dure  pénitence  monacale. 

«Vois  la  pitié  (]u"iuspirc  ton  sort,  dit  Robert  à  Kahel  avec  un  air  de  triomphe;  un  seul 
homme,  et  c'est  un  moine,  désapprouve  un  châtiment  sanglant.  C'est  que  Dieu  ne  man- 
que jamais  de  punir  les  meurtriers  par  le  glaive. 

(( — Et  les  meurtriers  du  château  dïïxmes!  s'écria  Kahel  d'une  voix  retentissante  en  fixant 
ses  veux  noirs  sur  le  duc  avec  une  audace  effrénée,  Dieu  ne  les  a  pas  punis  !  et  pourtant 
le  sang  fut  versé  avec  félonie.» 

Robert,  qui  se  tenait  debout,  chancela  ,  ses  j  ambes  fléchirent ,  son  front  exprima  une 
sombre  terreur ,  et  il  retomba  sur  son  pliant. 

.  Que  vcux-lu  dire,  étranger?  reprit  le  duc  de  Normandie  après  quelques  instans 
d  hésitation. 

">%  —  Je  veux  dire,  poursuivit  l'Arabe  avec  insouciance,  qu'il  n'y  a  pas  dix  ans  ,  un  ca- 
valier fut  traîtreusement  assassiné  dans  le  château  dExmes  dont  tu  étais  seigneur ,  et  que 
ce  cavalier  n'est  pas  vengé. 

*  —  Que  m'importe  à  moi?  reprit  le  duc  avec  iusoticiance. 

-,  _  Il  m'importe  à  moi  ■> ,  ajouta  lArabe  d  une  voix  à  peine  articulée.  Puis  il  garda  le 
Hllenrc. 

Si  le  duc  de  Normandie  affectait  alors  un  grand  calme  au  dehors,  un  souvenir  poignant 
et  douloureux  remuait  et  bouleversait  toutes  les  fibres  de  son  cœur  ;  Ihomme  pour  qui  il 
devait  avoir  une  haine  bien  naturelle  d'après  le  mal  dont  il  l'avait  accablé,  cet  homme 
se  treiivait  /trc  initié  complètement,  ou  à  peu  près,  à  un  secret  terrible  qui  semblait 
influer  d  une  manière  si  affreuse  sur  sa  desliuéc. 


131 

Aussi,  l'arrêt  de  mort  de  Kahcl  fut  de  nouveau  prononcé  dans  son  âme;  sa  Tietroulilait 
la  sienne,  et  vers  le  milieu  du  onzième  siècle  ,  l'cxislence  d'un  liommc  était  considérée 
comme  trop  futile  et  trop  peu  importante  pour  ne  pas  la  retrancher  si  clic  faisait  ombre 
à  un  suzerain. 

Mais  des  obstacles  presque  insurmontables  s'opposaient  à  la  pensée  de  Robert.  La  féo- 
dalité ,  pétrie  de  force  ,  dignorance  et  de  barbarie  supcrslilicuse^  u'abandonnait  pas  ses 
prérogatives  ;  aux  yeux  des  grands  barons  ,  tout  ce  qui  relevait  de  l'épée  était  sacré  ,  in- 
violable ;  et  le  cavalier  arabe  ,  en  se  rendant  à  rançon  ,  jouissait  de  tous  les  droits  ,  sou- 
vent ridicules  et  pleins  d'exagération  ,  que  la  cbcvalcrie  avait  consacrés  aux  premiers 
temps  de  sa  splendeur. 

Aussi,  quand  Robert  applaudissait  au  dévouement  de  ses  familiers,  plusieurs,  et  parmi 
les'plus  influens  d'entre  les  chefs ,  commençaient  à  l'extrémité  de  la  salle  à  faire  retentir 
leurs  murmures  ,  tandis  que  d'autres  disaien  à  voix  basse  qu'ils  s'opposeraient  à  la  viola- 
lion  des  coutumes,  ou  qu'ils  se  retireraient,  afin  de  ne  pas  prendre  part  à  un  jugement 
inique. 

Robert  comprit  dun  coup  d'oeil  l'agitation  qui  régnait  dans  ces  caractères  insoumis  ; 
son  intelligence  dominait  fortement  tout  ce  qui  l'entourait ,  l'élole  aussi  bien  que  l'épée, 
le  suzerain  comme  le  vassal.  Dès-lors ,  il  pensa  qu'il  fallait  frapper  avec  violence,  et  jeter 
la  stupeur  parmi  cette  multitude  assemblée  s'il  voulait  sortir'viclorieux  de  la  lutle. 

Il  se  pencha  versMarmiou,  dont  la  fidélité  lui  était  bien  connue:  quelques  paroles  furent 
rapidement  échangées,  sans  bruit,  sans  émotion  aucune;  et  avant  que  les  seigneurs  op- 
posans  se  fussent  aperçus  de  ce  colloque  ,  l'actif  Marmion  était  déjà  hors  de  la  forteresse, 
faisant  sonner  les  fanfares  ,  et  rassemblant  les  compagnies  des  cavaliers  dans  la  ville  et 
sur  la  grande  place  d'armes  de  Falaise. 

Le  duc  de  Normandie  ,  s'apercevant  que  la  révolte  allait  croissant ,  et  qu'elle  arrivait 
liienaçante  jusqu'à  l'estrade  sur  laquelle  son  trône  était  assis ,  se  leva  tout-à-coup  ,  le  re- 
gard étincelant  de  colère  ,  le  visage  enflammé  ,  le  geste  terrible  .  et  réclama  un  silence 
impérieux. 

■  Que  signifient  ces  murmures  ,  barons?  s'écria-til,  ne  suis-je  donc  plus  à  vos  yeux 
!e  fils  de  Richard  second,  votre  maître  et  celui  de  toute  la  iVormandie?  Mes  libéralités 
et  ma  clémence  vous  ont-elles  fait  oublier  que  je  sais  aussi  punir!  Prenez  garde  !  quand 
devant  moi  on  a  une  fois  sorti  l'épée  du  fourreau,  la  mienne  rentre  la  dernière  au  four- 
reau! A  la  menace,  je  réponds  par  la  menace,  à  l'injure  par  l'injure  !  et  songez  bien  que 
le  sang  répandu  peut  consommer  l'œuvre.  Les  temps  sout-ils  donc  arrivés  où  le  vassal 
marchera  de  pair  avec  le  suzerain  ?  Non ,  barons ,  non  !  tant  que  celte  main  sera  forte 
assez  pour  soutenir  ce  glaive,  je  ferai  respecter  mes  volontés;  mes  ancêtres  sont  venus 
du  nord  ,  et  le  sang  des  rois  faincaus  ne  coule  point  dans  mes  veines.  Barons  ,  le  crime 
suit  de  près  les  paroles  de  révolte;  je  ne  l'ignore  pas,  que  serait-ce  donc,  eu  ce  moment, 
si  le  sceptre  ducal  de  Kormandie  était  soutenu  par  la  main  d'un  Thierry  ou  d'un  Childé- 
ric  ?  et  lequel  d'entre  vous  se  loverait  avec  assez  d'audace  pour  réclamer  la  puissance 
qu'usarpirent  autrefois  Ebroïn  et  Rainfroy  ? 

9. 


132 

En  nchevant  cette  terrible  apostrophe,  Robert  dégnîna  son  épée,  et  s'appnya  dessus 
en  conlinuant  de  lancer  des  regards  courroucés  sur  les  seigneurs. 

Le  tumulte  s'était  apaisé.  La  vois  du  priuce,  dopt  le  caraclère  effrayait  quand  il 
s'abaudonnait  à  la  fureur  ,  celle  voix  relcn lissait  encore  dans  l'oreille  de  chaque  assis- 
tant ;  mais  ce  calme  apparent  cl  celle  résignation  silencieuse  n'étaient  que  les  précur- 
seurs d'une  plus  violente  tcmpéle. 

Une  parole  de  Robert  vint  la  soulever. 

0  Si  c'est  rbumanité  qui  déchire  vos  cœurs,  barons,  dit-il  avec  ironie,  ne  devriei- 
vous  pas  TOUS  hâter  de  mettre  un  terme  aux  souffrances  de  cet  homme  ?  L'appréhen- 
sion est  parfois  une  torture  sanglante.  La  crainte  de  la  mort  est  inouïe  ,  quand  on 
voit  à  ses  côtés  l'espérance  rester  muette  ;  allons  ,  nobles  guerriers,  prononcez  le  juge- 
ment. » 

Bannissant  toute  pensée  de  crainte,  une  immense  majorité  se  leva  en  protestant; 
celte  mesure  énergique  forçait  le  duc  à  dicter  lui-même  l'arrêt  de  mort  du  prisonnier. 

C'est  alors  que  le  comte  d'IIarcoiirt  se  leva  précipilammenl,  et  accourut  au  milieu  de 
l'enceinte  : 

«  Vous  le  voyez,  noble  prince,  s'écria-t-il  avec  véhémence,  le  plus  grand  nombre 
de  vos  Cdèlcs  capitaines  proleslenl  contre  le  malheureux  sort  qui  menace  ce  gueirier. 
La  chevalerie,  celle  belle  institution  ,  doit  être  inviolable  ,  et  c'est  celle  inviolabilité  qui 
fait  sa  force.  Pardonnez-moi,  mon  maître  et  seigneur,  mais  c'est  rattachement  d'un  vieux 
serviteur  qui  m'engage  à  élever  la  voix.  Respectez  les  coutumes  et  les  lois,  si  vous  voulei 
que  voire  peuple  vous  res[)eclc.  En  repoussant  mes  supplications  ,  vous  attaquez  l'édi- 
fice par  la  base  ;  et  alors  le  danger  sera  grand  !  Cel  homme  ma  remis  son  glaive  en  pré- 
sence du  sire  de  Guerpel  et  du  châtelain  de  Tanet  ;  je  l'ai  reçu  à  rançon  ,  et  si  on  le 
condamne,  je  serai  à  mon  tour  un  chevalier  déloyal,  un  chevalier  foi-meulie  ,  et  mon 
écusson  sera  enlaché  de  déshonneur!  Faites  qu'on  respecte  la  dignité  de  ma  maison  , 
mon  prince,  et  que  le  rouge  de  la  honte  ne  me  couvre  pas  le  front  chaque  fois  qu'on 
prononcera  le  nom  d'IIarcourl  !  Je  vous  supjjlie  à  genoux,  Robert,  et  vous  êtes  le  seul 
homme  à  qui  j'aurai  rendu  un  pareil  hommage,  qu'un  haut  baron  ne  doit  qu'à  son 
Dieu.  • 

Le  duc  parut  ébranlé  en  entendant  ces  paroles  nobles  et  éloquentes  sortir  de  la  bouche 
d'un  guerrier  qu'il  chérissait;  mais  cel  instant  de  faiblesse  fut  rapide  comme  la  vacil- 
lation d'une  flamme,  et  il  le  réprima  en  considérant  le  regard  cruel  et  fanatique  du 
cavalier  arabe. 

1  Vous  ne  cédez  pas?  poursuivit 'd'Harcourt  avec  fierté,  en  se  relevant;  que  le  blâme 
en  retombe  sur  vous  !  Le  vassal  s'est  humilié  devant  son  suzerain  ;  mon  àmc  est  pure  et 
sans  reproche;  j'ai  rempli  mon  devoir  de  chrétien  et  de  chevalier!  Mais  ma  position 
embarrassée  exige  que  j'accomplisse  un  autre  devoir,  peu  m'importe  le  péril  qui  peutcn 
résulter  ;  tout  homme  noble  ne  doit  jamais  balancer  entre  la  crainte  de  sa  vie  et  son  hon- 
neur menacé.  Je  vous  conjure  donc,  Robert,  au  nom  de  saint  Martin  et  de  saint  Geor- 
ges ,  et  par  lesléopards  de  Normaadic  ,  de  rCmcllre  eu  mes  mains  le  prisonnier  1 


133 

«  —  Rendez-nous  notre  prisonnier!  »  s'écrièrent  on  même  temps  Tanct  et  le  sire  de 
Gucrpel. 

Et  cent  Toix  r(^pclèrent  le  même  cri  qui  fit  retentir  les  voûtes  de  la  forteresse,  comme 
la  violence  d'mi  tourbillon  ébranle'  les  arceaux  cliancclans  d'un  vieil  àdifice. 

•  — Que  je  vous  le  rende!  s'écria  Robert  avec  fureur,  que  je  vous  le  rende!  ■ 
—  Et,  prenant*à  deux  mains  sa  lourde  épcc ,  il  descendit,  menaçant,  jusqu'au  dernier 
degré  de  l'estrade.  «  Oui,  je  vous  le  rendrai,  mes  nobles  sires;  je  vous  le  rendrai  après 
juslicc  faite  ,  selon  les  lois  de  celte  chevalerie  que  vous  invoquez,  et  selon  les  paroles 
renfermées  dans  le  livre  de  Dieu.  J'tfFacerai  de  mon  duché  lus  traces  de  la  souillure  qu'y 
ont  empreinte  les  pas  de  ce  vagabond  !  Ses  os  ne  blanchiront  pas  sur  la  terre  ,  mais  ils 
seront  réduils  en  cendres  que  l'on  jettera  aux  vents  ,  après  que  son  corps  aura  été  en- 
traîné par  une  cavale;  entendez-vous,  barons,  par  une  cavale!  Et  que  les  malédictions 
du  roi  David  frappent  quiconque  osera  prononcer  son  nom,  quand  ses  crimes  auront 
été  lavés  dans  son  sang  ! 

»  —  Voici  mon  épée,  seigneur,  dit  d'IIarcourt  eu  la  brisant;  je  dois  m'épargner  la 
vue   d'un  pareil  supplice. 

»  —  Nos  consciences  nous  commandent  d'imiter  l'exemple  du  noble  comte  ,  »  pour- 
suivirent les  sires  de  Guespel  et  de  Tanet  ;  voici  nos  épées. 

Et  sans  les  biiser,  les  deux  barons  allèrent  les  déposer  aux  pieds  du  duc  de  Nor- 
mandie. 

Cet  abandon  déchira  le  cœur  de  Robert  ;  il  avait  comblé  de  biens  les  trois  seigneurs 
qui  s'en  allaient  ulcérés  ,  en  proie  à  une  vive  douleur  ,  et  cette  défection  avait  été  sou- 
levée par  des  préjugés  absurdes,  en  faveur  d'un  fanatique  qui  ne  respirailque  vengeance 
et  carnage. 

«  D'IIarcourt  !  s'écria  le  duc  d'une  voix  adoucie,  ne  t'éloigne  pas  encore  ;  et  vous 
tous,  barons  rebelles,  écoutez-moi  :  invoquez  ce  que  Dieu  a  mis  de  jugement  dans  vos 
cœurs ,  et  répondez  à  mes  paroles.  Si  dans  la  nuit  terrible  où  ce  misérable  incendia 
nos  tentes  et  massacra  sans  pitié  nos  frères  endormis  ;  si  dans  cette  nuit  ma  tente  se 
fût  trouvée  sur  son  passage,  et  que  pour  gagner  2,000  oboles  d'or,  il  eût  emporté  la 
tête  de  voire  prince,  en  signe  de  triomphe  ,  lui  auriez-vous  donc  fait  grâce  s'il  n'avait 
pu  regagner  la  ville  d'Alençon  avec  son  trophée  ,  et  qu'il  se  fut  rendu  à  rançon  entre 
vos  mains  ?  » 

Ce  discours  adroit  de  Robert  ébranla  bien  des  résolutions.  Les  grands  barons  ,  tout 
en  redoutant  la  violence  de  son  caractère,  l'aimaient  à  cause  de  sa  droiture  et  de  ses  li- 
béralités ;  plusieurs  revinrent  à  lui,  tandis  que  d  autres  semblaient  douter,  et  regardaient 
comme  impossible  la  question  qu'il  leur  avait  posée. 

a  Vous  ne^  croyez  pas  tous  à  mes  paroles  ?   poursuivit  le  prince  ;  eh  bien  !  vous  allci 
être  convaincus.  Ueaufou,  faites  avertir  Guillaume  Talvas,  il  doit  être  dans  la  petite  salle 
du  donjon. 
»  —  Nobles  barons,  dit  Kahelca  s'adressant  à  ceux  qui  s'étaient  montrés  mécontens,  d«^ 


134 

puis  que  j'ai  désarçonné  Talvas  au  tournoi  du  comte  du  Maine,  cet  iiommc  est  mon  plus 
cruel  ennemi  ;  vous  fieriez-vous  à  sou  lémoiguage  ?» 

Lionel  de  Bcaufou  rentrait  alors  dans  la  salle  du  prince,  suivi  de  Guillaume  et  d'un 
autre  guerrier  dont  on  ne  pouvait  apercevoir  le  visage,  parce  que  la  visière  de  son  casque 
était  coniplèlement  abaissée. 

•  Talvas,  s'écria  Robert  avec  une  joie  triomphante,  dites  s'il  est  vrai  que  le  prisonnier 
ait  voulu  allenlcr  à  ma  vie.  « 

Mais  avant  que  Guillaume  eût  pu  satisfaire  aux  désirs  du  prince,  le  guerrier  resté  dans 
rdmbre  s'avança  gravement  au  milieu  de  l'enceinte  et  releva  sa  visière. 

C'était  le  vieux  comte  d'Alençou  ! 

L'apparition  soudaine  de  l'avare  fit  pâlir  le  farouche  Arabe  ;  le  système  de  dénégation 
sur  lequel  il  avait  résolu  de  s'appujer  ,  s'évanouissait  alors  ,  et  son  trouble  plein  d'effroi 
n'échappa  point  à  la  plupart  des  seigneurs  assemblés. 

«Barons,  dit  Guillaume  de  BcUesmc  avec  humilité,  c'est  moi  qui  ai  payé  les  deux 
mille  oboles  dor  a  ce  mécréaul;  il  m'a  forcé  ,  pour  ainsi  dire  ,  î'épée  sous  la  gorge  ;  c'est 
lui  qui,  par  ses  insinuations  perfides  et  réitérées,  m'a  engagé  à  lever  contre  mou  noble 
suzerain  réleadard  de  la  révolte  ;  c'est  lui  qui  a  dévasté  nos  seigneuries ,  et  réduit  en 
cendres  les  moissons  de  nos  vavasseurs  ;  je  n'ai  plus  un  besant  à  moi,  et  c'est  lui  qui  a 
pillé  ma  maison  !  » 

Un  léger  murmure  d'indignation  s'éleva  dans  les  groupes ,  et  Robert  força  l'Arabe  à 
baisser  les  yeux.  L'avarice  guidait  alors  le  vieux  Bellesrae;  et  encouragé  par  les  regards 
du  prince,  il  continua  : 

»  Depuis  quatre  jours,  ce  coquin  n'a  pu  dépenser  une  somme  si  énorme,  et  pour 
ajouter  à  la  véracité  de  mou  récit ,  autant  que  pour  vous  convaincre  ,  sires  chevaliers,  je 
vais  visiter  sa  ceinture.  » 

Quelques  sourires  bruyans  accueillirent  celte  idée  du  guerrier;  car  son  péché  capital 
était  bien  connu  ;  Kahel  se  recula  ,  et  fit  un  geste  menaçant  ;  mais  Guillaume  Talvas  et 
ïeghn  le  saisirent  avec  force  ,  pendant  que  le  vieux  Bellesmc  sortait  de  dessous  la  robe 
du  prisonnier  la  bourse  qui  contenait  les  mille  oboles 

»  En  voici  la  moitié ,  mes  sires  ,  dit-il  avec  bonheur  ;  recevez  cet  or  ,  mon  prince  , 
en  à-complesur  les  subsides  que  vous  m'avez  imposés^ 

» — L'or  qui  a  été  donné  pour  payer  mon  sang,  reprit  Robert  en  s'emparant  de  la 
bourse  ,  ne  doit  pas  rentrer  dans  mon  épargne  ;  je  le  destine  à  faire  prier  Dieu  en  actions 
de  grâces  de  ce  qu'il  m'a  préservé  du  mal  !  Tenez,  pieux  Grégorius,  voici  cinq  cents  obo- 
les; le  reste  sera  pour  aider  mon  fidèle  Beaufou  i  construire  une  chapelle  à  sa  patronne.» 

Beaufou  s'inclina  ,  et  reçut  en  riant  le  présent  de  Robert-le-MaguiCquc. 

«  Jaccepte  ,  mon  gracieux  prince  ,  dit-il  à  haute  voix  ,  parce  que  l'or  nest  sujet  à  au» 
cune  souillure  ,  sans  cela  je  le  refuserais  ,  car  il  a  passé  par  les  mains  d'un  juif. 

•  Que  voulez-vous  dire  ?  sécrièrcnl  spontanément  Robert  el  le  moine,  qui  tournait,  déjà 
dans  ses  doigts  la  bourse  avec  une  répugnance  mêlée  de  terreur. 

•  —  Jo  dis  ,  répliqua  Beaufou  avec  uuc  aficclaliou  marquée  ,  que  ce  misérable  ,  qui  a 


135 

éfcHë  nos  querelles,  ne  valait  guère  qu'un  mauvais  bùclier,  attendu  que  c'est  un  Sarraiin 
ou  un  juif  de  Syrie, 

»  —  Un  juif!  s'écria  en  frémissant  toute  rassemblée,  un  juif  qui  a  pollué  l'habit  de 
chéValîer  î  Slalhcur  au  juif! 

Gfégoruis  fit  un  signe  de  croix  et  murmura  ces  mots  : 

c  Pardonnez-uioi,  Seigneur,  d  avoir  eu  pilié  du  mécréant.  » 

Et  les  imprécations,  et  les  menaces,  et  des  gestes  de  colère,  parlaient  do  celle  foule  qui 
tout  à  l'heure  se  révoltait  contre  son  souverain. 

»  — Double  traître  !  înfàme  chrétien  !  s'écria  Kahel  avec  fureur  en  mouti-ant  au  sire 
dé  Beaufou  son  bras  ensanglanté  ,  traiter  de  juif  ,  l'cufaiit  du  proplièle  ! 

»  —  Dieu  du  ciel  !  s'écria  Grégorius  eu  se  signant  de  nouveau  ;  c'est  un  mécréant ,  un 
infidèle  ,  un  Sarraziu  ! 

«  —  Oui ,  messcigneurs  ,  ajouta  Beaufou  en  déroulant  un  parchemin  ,  et  de  plus  , 
c'est  un  espion  de  lempereur  de  Couslanlinople  ;  voici  le  message  do  ce  prince  que  l'on 
a  trouvé  dans  ses  vêtcmens  après  le  combat.  C'est  un  de  ces  cruels  Arabes  qui  ont  assassiné 
nos  frères  dans  les  déserts  de  ]\icomédie ,  le  plus  farouche  ,  car  son  nom  est  écrit  ici  : 
Kahel-al-nga-couf ,  ouïe  terrible. 

»  —  Oui  ,  s'écria  Kahel ,  oui  !  je  suis  un  Sarrazin ,  un  Arabe  !...  Et  c'est  la  vengeance 
qui  m'a  fait  traverser  les  mers  !  et  je  vous  brave  tous  ,  lâches  chrétiens]  Malgré  mes  bles- 
sures', Je  défie  au  combat  à  outrance  le  moins  timide  cFenlre  vous  ;  montrez  au  moins  à 
l'étranger  que  tous  vous  n'avez  pas  des  cœurs  de  femme  ;  je  vous  défie,  je  vous  défie  ! 

»  —  Eh  bien  !  s'écria  Robert  avec  mépris  ,  ton  défi  est  accepté,  voilà  le  bourreau  !   » 

Un  homme  de  grande  taille  ,  maigre  ,  aux  membres  grêles  ,  mais  nerveux  ,  entra  dans 
la  salle  précédé  par  Marmion  ;  il  était  demi  nu,  et  un  large  glaive  do  forme  romaine 
pendait  à  sa  ceinture.  Sur  un  signe  de  Marmion,  il  s'empara  du  prisonnier  ,  Icmmena 
hors  de  l'enceinte,  escorté  par  Teghn  et  Horwig;  après  quoi  Robert  se  leva  et  dil  avec 
dignité  aux  seigneurs  assemblés  : 

«  Ce  païen  a  poussé  l'insolence  jusqu'à  souiller  les  écussons  de  la  chevalerie  ;  c'est 
un  crime  à  ajouter  à  ses  autres  crimes.  Il  n"y  a  pas  de  clémence  pour  un  pareil  homme  ; 
venez,  sires  chevaliers,  venez  assistera  sa  dégradation. t> 

Au  moyen  âge,  la  dégradation  des  chevaliers  était  le  plus  terrible  des  supplices  ,  et  ce 
ne  fut  pas  sans  frémir  que  les  barons  virent  sur  la  place  publique  les  apprêts  qui  avaient 
été  faits  si  rapidement  par  ordre  du  prince  ,  bien  avant  que  le  sort  du  cavalier  arabe  eût 
été  décidé.  Chacun  d"eux  put  mieux  se  convaincre  du  caractère  audacieux  de  son  suzerain 
en  voyant  combien  il  avait  méprisé  leurs  paroles  de  révolte. 

Tout  le  cortège  était  arrivé  sur  la  place  d'armes;  deux  échafauds  d'inégale  hauteur  y 
avaient  été  dressés,  et  sur  le  plus  élevé,  recouvert  d'une  étoffe  rouge,  Robert  de  Norman- 
die et  ses  barous  vinrent  s'asseoir. 

Une  foule  immense  affluait  de  toutes  parts  vers  la  place  ;  c'étaient  des  cris  ,  des  huées, 
des  hurleraens  effrénés.  Le  peuple,  dans  tous  les  temps,  éprouve  do  la  joie  en  face  d'un 
échafaud.  Kahel ,  armé  de  toutes  pièces  ,  comme  au  jour  de  la  bataille  J'Aleuçon ,  tra- 


136 

Versa  cette  mullîtodc  bruyante  ;  et,  sur  le  point  de  monter  les  degrés  de  la  seconde  es- 
trade, une  voix  brève  fit  retentir  ces  mois  à  sou  oreille  eu  langue  arabe  : 

«  Prends  courage  ,  Kahel  !  et  ne  détourne  pas  les  yeux.  » 

Le  cavalier  obéit,  et  il  arriva  d'un  pas  ferme  sur  l'ccliafaud.  Un  long  pal  avait  clé  fiché 
en  terre,  soutenant  à  son  extrémité  l'écusson  de  Kahel,  renversé  la  pointe  en  haut. 
Douze  prêtres  ,  revêtus  de  leur  surplis  flollans  ,  enlourèrcnl  le  cavalier,  tandis  que  Mar- 
mion  et  deux  ofEciers  d'armes  vinrent  se  placer  en  face  de  lui. 

Les  prêtres  se  mirent  alors  à  chanter  d'une  voix  sonore  les  vigiles  des  morts  ,  depuis  le 
dilexi  jusqu'au  miserere;  et  quand ,  à  la  fin  de  chacun  de  ces  hymnes  de  douleur,  les  prê- 
tres s'arrêtaient ,  les  ofliciers  dépouillaient  Kahel  en  commençant  par  le  heaume  ,  taudis 
que  les  hérauts  d'armes  faisaient  retentir  l'air  de  ces  paroles  : 

«  Ceci  est  le  casque  du  traître  et  déloyal  Kahel. 

» —  Ceci  est  l'épée  du  Iraitre  et  déloyal  chevalier.  » 

Ils  continuèrent  ainsi  jusqu'à  ce  que  l'Arabe  fût  entièrement  dépouillé  ;  alors  on  des- 
cendit son  écussondu  pal  qui  le  soutenait,  et  l'exécuteur  le  brisa  en  trois  pièces  au  pied 
de  l'estrade  avec  son  marteau. 

Puis  les  douze  prêtres  se  levèrent ,  et  d'une  commune  voix  ils  entonnèrent  le  plus  ter- 
rible des  psaumes  de  David  ; 

Deus  ,  laudem  meatn  ne  tacueris  :  quia  os  peccatoris,  et  os  dolosi  super  me  apertum  est ,  etc. 

Donnez  au  méchant  tout  pouvoir  sur  lui,  et  que  le  démon  se  tienne  le  maître  de  sa 
droite. 

Qu'il  sorte  condamné  après  son  jugement,  et  que  sa  prière  même  lui  tourne  à  péché. 

Que  ses  jours  soient  abrégés,  et  qu'un  autre  occupe  sa  place  dans  le  ministère. 

Oue  ses  enfans  deviennent  orphelins,  et  sa  femme  veuve. 

Que,  semblables  à  des  transfuges ,  ses  enfans  aillent  mendier,  et  qu'ils  soient  obligés 
de  sortir  de  leurs  maisons  désolées. 

Que  l'usurier  le  dépouille  de  toutes  choses,  et  que  les  étrangers  lui  ravissent  les  fruits 
de  son  labeur. 

Que  nul  ne  lui  prête  assistance  ,  et  n'ait  pitié  de  ses  enfans  orphelins. 

Que  sa  postérité  soit  détruite  ,  et  que  son  npm  soit  oublié  à  la  première  génération. 

Que  le  souvenir  de  liniquité  de  ses  pères  soit  rappelé  en  la  présence  du  Seigneur,  cl  que 
le  péché  de  sa  mère  ne  soit  jamais  effacé. 

Qucleurs  crimes  soient  toujours  exposés  aux  yeux  du  Tout  Puissant,  et  que  la  mémoire 
de  celte  race  maudite  soit  exterminée  et  dispersée  par  toute  la  terre  ;  car  cet  homme  n'a 
pas  songé  à  faire  miséricorde. 

Pendant  cette  lugubre  et  épouvantable  cérémonie,  le  cavalier  arabe,  oubliant  l'avis 
mystérieux  qui  lui  avait  été  donné,  luttait  avec  fureur  dans  son  âme  contre  un  farouche 
désespoir.  La  oaort  seule  pouvait  effacer  son  ignominie  ;  cl  quoique  sa  vie  dût  être  d'uuo 
courte  durée ,  uéaoffloias  il  la  rcgrcllait.  Ses  regard»  éllucclans  ne  «'arrêtaient  plus  sur 


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la  foule;  ils  étaient  constamment  Osés  sur  sa  tunique  souillée,  sur  son  heaume  rompuj 
sur  ses  armes  brisées.  La  cJigiiilé  de  l'homme  de  guerre  revenait.  —  Oh  !  que  le  cœur  de 
ce  malheureux  recelait  de  souffrances  ! 

Et  pourtant  les  tortures  n'étaient  pas  Gnies.  Les  crimes  de  Kahel  avaient  clé  grands  ;  il 
fallait  que  le  châtiment  fût  proportionné  aux  offenses.  C'est  alors  qu'un  poursuivant  d'ar- 
mes apporta  le  hassiu  pltin  d  eau  chaude  et  se  disposa  à  répondre  au  sire  de  Mailloc  l'un 
des  hérauts. 

«  Qaci  est  le  nom  de  cet  homme  ?  demanda  Mailloc  trois  fois  successivement. 

»  —  11  se  nomme  Kahcl-le-Terriblc,  repartit  le  poursuivant  d'armes;  c'est  un  chevalier 
venu  des  pays  éloignés. 

» —  Tu  te  trompes.  Foulques  ,  reprit  Mailloc ,  celui  que  tu  viens  de  nommer  est  uu 
traître  déloyal  cl  foi-menlie.  » 

Puis  ,  pour  convaincre  le  peuple  ,  il  se  tourna  vers  le  second  échafaud  cl  demanda  l'o- 
pinion des  juges. 

«  —  Par  sentence  des  barons  et  écuyers  ici  présens  ,  s'écria  Tournebu  qui  était